Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
Psychiatres[1]
Personnages :
LE DOCTEUR TARTE
LE DOCTEUR BRETZEL
LE PORTIER
LE DOCTEUR BRETZEL (est assis et fait de la gymnastique avec ses
bras, tout en répétant) : Ca-hin !
Ca-ha ! Ca-hin ! Ca-ha !...
LE PORTIER (entre) : Monsieur
le Professeur !
BRETZEL : Qu’est-ce
qu’il y a ?
LE PORTIER : Le Professeur Tarte souhaite
s’entretenir avec vous, Monsieur le Professeur.
BRETZEL (continue comme précédemment) : Qu’il
entre. Ca-hin ! Ca-ha !
LE DOCTEUR TARTE (entre) : Mon cher
confrère… (Le portier sort.)
BRETZEL (se lève) : Qu’est-ce
qui me vaut, mon cher confrère ?
TARTE : C’est
à propos d’un cas intéressant que je viens vous consulter,
mon cher confrère. Pour tenir conseil. Avec vous, mon cher
confrère, parce que je suis persuadé de la remarquable justesse
de vos diagnostics dans le domaine des maladies mentales, qui vaut, sinon
dépasse la mienne.
BRETZEL : Parfait,
mon cher confrère. Je suis moi aussi d’avis que dans
l’histoire européenne du traitement des maladies mentales nous
sommes de nos jours les deux meilleurs, à égalité.
TARTE (se prosterne) : Cher
confrère !
BRETZEL (même geste) : Cher
confrère !
TARTE : Je
ne vous dérange pas, mon cher confrère ?
BRETZEL : En
aucune façon, mon cher confrère. Justement, j’étais
en train d’étudier une pathologie mentale particulière.
TARTE : Je
vous trouve donc en plein travail. Tant mieux. De quoi s’agit-il ?
BRETZEL : Mon
patient reste en permanence en position assise, il fait de la gymnastique avec
les bras tout en répétant : Ca-hin !
Ca-ha !, à peu près comme ceci. (Il montre.)
TARTE : Très
intéressant. Pourrais-je voir le patient en question ?
BRETZEL : Le
moment venu, oui. Parlons d’abord de la consultation qui vous
amène, cher confrère. Au demeurant, je devine déjà
que sur les points principaux nous serons entièrement d’accord.
TARTE : J’ai
aussi ce pressentiment. Je porte au crédit de la gloire de la science,
le fait que dans les questions du traitement des maladies mentales, nos avis
convergent en général.
BRETZEL (se prosterne) : Cher confrère !
TARTE (même geste) : Cher
confrère ! Je vous en prie !
BRETZEL : Je
vous écoute, mon cher confrère.
TARTE : Le
cas paraît extrêmement intéressant, mon cher
confrère. J’aurais sans doute du mal à en venir à
bout à moi seul. J’ai tout de suite eu l’idée de
venir vous consulter en tête à tête, parce que,
n’est-ce pas, deux avis valent mieux qu’un.
BRETZEL : Vous
avez conduit le patient ici ?
TARTE : Oui,
mon cher confrère.
BRETZEL (cherche des yeux.)
TARTE : Il
s’agit de constater, mon cher confrère, si moi qui vous parle en
ce moment, je suis, oui ou non, un malade mental.
BRETZEL : Un
cas du plus haut intérêt. Je me suis déjà
posé cette question. Donc l’objet de notre présente
réunion serait précisément de discuter de ce cas ?
TARTE : Tout
à fait juste. En un premier temps j’étais d’avis
qu’en tant que numéro un des psychiatres de ce pays, je serais le
mieux placé pour répondre à cette question. Mais ensuite
je me suis rendu compte que s’agissant de moi-même il vaudrait tout
de même mieux réunir en conseil au minimum deux autorités
médicales de premier rang. En plus de moi-même en tant
qu’autorité de premier rang, je vous ai donc convié, mon
cher confrère, à une consultation plurale.
BRETZEL (se prosterne) : Mon cher
confrère !
TARTE (même geste) : Je vous en
prie, mon cher confrère !
BRETZEL : Alors
nous pouvons tout de suite commencer, si vous êtes d’accord.
TARTE : À
votre disposition, mon cher confrère.
BRETZEL : Bien
entendu, je ne serai pas en mesure d’émettre un diagnostic
précis sans avoir étudié le cas à fond. Vous qui
avez planché sur le cas, avez sans doute trouvé davantage le
moyen de réunir les données. Il est donc indispensable
d’exposer votre avis, mon cher confrère.
TARTE : Mon
avis intime est que je suis un malade mental. Qu’est-ce qu’un malade
mental ? Je suis un fou à lier, un cinglé, un plemplem.
BRETZEL : En
tout cas il convient de tenir compte de cet avis, émis par un
confrère qui fait autorité en matière de maladies
mentales, comme vous mon cher confrère.
TARTE : Vous
me flattez, cher confrère.
BRETZEL : Nullement,
cher confrère, mais revenons au sujet. Nous sommes, n’est-ce pas,
tous les deux d’accord pour dire que les malades mentaux dénotent
un critère qui prouve sans ambiguïté la présence
d’une maladie mentale.
TARTE : Oui,
naturellement. Vous parlez des délires, des idées fixes,
n’est-ce pas, cher confrère ?
BRETZEL : Nous
sommes également d’accord sur la définition à donner
aux idées fixes.
TARTE : Absolument,
cher confrère. Nous entendons par idée fixe ou délire, des
obsessions, soulevées automatiquement, par ailleurs correctes ou
logiques dans un sens, une idée erronée sur nous-même,
quand, mettons, quelqu’un se prend pour un empereur, or il ne l’est
pas ou pour un hareng et il se suce les doigts parce qu’ils sont
salés, or ils ne le sont pas, etc.
BRETZEL : Absolument,
mon cher confrère. Puisque nous savons tous les deux très bien
que les malades mentaux, abstraction faite de leur idée fixe,
réfléchissent tout à fait logiquement. Voyons donc
où nous en sommes dans le cas qui nous occupe. Peut-on constater que
vous avez une idée fixe, cher confrère ? Car dans le cas
inverse, vous n’êtes naturellement pas un malade mental.
TARTE : Très
juste, mon cher confrère, très juste.
BRETZEL : Tout
d’abord nous allons examiner si vous avez une idée fixe sur
vous-même. Comment vous appelez-vous, mon cher confrère ?
TARTE : Moi ?
Ödön Tarte.
BRETZEL : Correct.
C’est acquis. C’est effectivement votre nom. Qui êtes-vous,
cher confrère ?
TARTE : Je
suis un des meilleurs psychiatres de ce pays, de même que vous, mon cher
confrère.
BRETZEL (se prosterne) : Cher
confrère !
TARTE (même geste) : Je vous en
prie, mon cher confrère, nous n’y sommes pour rien.
BRETZEL : Où
habitez-vous, cher confrère ?
TARTE : À
l’asile psychiatrique.
BRETZEL : Cela
se voit. Très juste. Au cas où vous auriez suivi attentivement
les réponses que vous avez données à mes questions, mon
cher confrère, vous avez pu constater que vous savez très bien
vos nom et qualité, cher confrère, puisque tout ce que vous avez
dit est vrai de A à Z. mon cher confrère, vous ne vous prenez ni
pour un crocodile, ni pour un lama, mais pour ce que vous êtes vraiment.
En l’absence d’idée fixe sur vous-même, je crois
pourvoir fermement affirmer mon avis selon lequel vous n’êtes pas
un malade mental.
TARTE : Bien
sûr que si, je suis un malade mental. Détrompez-vous, mon cher
confrère. Je suis un malade mental, et quel malade mental !
BRETZEL : Sur
quoi fondez-vous vos affirmations, cher confrère ? Vous
m’étonnez beaucoup, cher confrère, nous sommes très
généralement d’accord. Vous voyez vous-même que vous
n’avez pas d’idée fixe, comment seriez-vous un malade
mental ?
TARTE : Je
vous interdis de dire, mon cher confrère que je ne suis pas un malade
mental.
BRETZEL : C’est
vraiment étonnant… Puisqu’à l’instant vous avez
très bien dit de vous-même qui vous êtes.
TARTE : Oui.
Je suis un malade mental.
BRETZEL : Comment
le seriez-vous, alors que nous avons vu ensemble que vous ne l’êtes
pas ?
TARTE : Que
je ne suis pas un malade mental ?
BRETZEL : Bien
sûr que non ! Ceci est prouvé, cela découle de ce qui
précède.
TARTE : Arrêtons-nous
là un Instant. Si je ne suis pas malade mental, alors pourquoi suis-je
persuadé d’être un malade mental ?
BRETZEL : Mon
cher confrère, vous prétendez être un malade mental ?
TARTE : Oui,
c’est cela.
BRETZEL : C’est
une idée fixe, mon cher confrère parce que, comme nous avons vu,
vous n’êtes pas un malade mental.
TARTE (victorieusement) : Nous y
voilà : une idée fixe ! Mais, si j’ai une
idée fixe, alors je suis un malade mental.
BRETZEL : C’est
exact. Si vous avez une idée fixe, alors vous êtes un malade
mental.
TARTE : Alors,
suis-je un malade mental, cher confrère ?
BRETZEL : Vous
êtes effectivement un malade mental, puisque vous avez une idée
fixe.
TARTE (en colère) : Une
idée fixe, moi ? Moi j’aurais une idée fixe ?
BRETZEL : Mais
nous venons de le constater. Votre idée fixe est que vous êtes un
malade mental.
TARTE : C’est
une idée fixe ? Comment ce pourrait être une idée
fixe ? Puisque vous venez de conclure, mon cher confrère, que je
suis effectivement un malade mental.
BRETZEL : C’est
exact.
TARTE : Dans
ce cas, ce n’est pas une idée, c’est une constatation
logique et correcte, loin d’être une idée fixe. Or, si je
n’ai pas une idée fixe, alors naturellement je ne suis pas un
malade mental.
BRETZEL : Si
vous n’en avez pas, alors vous ne l’êtes pas.
TARTE (lui serre la main) : Merci,
mon cher confrère. Quelle belle chose que la science ! Mais il
convient de s’y connaître au moins aussi bien que nous, vous et
moi.
BRETZEL (se prosterne) : Mon cher
confrère !
TARTE (même geste) : Mon cher
confrère ! (Il poursuit avec
vivacité.) Puisque, si ce n’est pas une idée fixe que
je suis un malade mental, alors je ne suis pas un malade mental. Par conséquent
je ne peux pas avoir une idée fixe. Donc je ne suis pas un malade
mental. Par conséquent le fait de penser que je suis un malade mental,
n’est qu’une idée fixe. Donc ce n’est pas une
idée fixe d’avoir l’idée fixe que je ne suis pas un
malade mental. Autrement dit ce n’est qu’une idée fixe de
penser que je suis un malade mental, donc j’ai une idée fixe, donc
je suis un malade mental, donc ce n’est pas une idée fixe que je
suis un malade mental… Oh, la science ! (Il est pris de fureur.)
BRETZEL (se rassoit sur sa chaise et continue sa
gymnastique) : Ca-hin ! Ca-ha ! Ca-hin ! Ca-ha !...
Rideau
[1] Le même sujet est abordé de façon presque identique dans le recueil Ne nous fâchons pas, sous le titre Science.