Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
un homme ÉnormÉment bon[1]
Personnages :
MONSIEUR
MADAME
MARIE
LE SERGENT
La
scène se passe dans la salle à manger, autour d’une table
dressée, après neuf heures du soir.
PREMIÈRE PARTIE
MONSIEUR (est assis à la table. C’est un simple
soldat. Il porte un uniforme spécial en tant qu’auxiliaire
administratif, il est aussi affublé d’un pince-nez.)
MADAME (est également assise, face aux
spectateurs.)
MARIE (est assise au début de la
scène, elle pleurniche et se frotte les yeux.)
MONSIEUR : Quoi ?
Comment ? Qu’est-ce que vous dites ? Vous êtes devenue
folle ?
MARIE (pleurniche) : Que voulez-vous
que j’y fasse, Monsieur, ce voleur ne veut pas me ficher la paix.
MADAME : Tu
entends ça, c’est inouï !
MONSIEUR : On
rentre du bureau mort de fatigue, et on est accueilli par des histoires
à dormir debout à la place du dîner.
MADAME : Ce
n’est pas de ma faute, mon chéri.
MONSIEUR (indigné) : Que je la
laisse faire ça après neuf heures du soir ! Comment
ose-t-elle imaginer une chose pareille !
MARIE : J'y
peux rien, Monsieur, je voulais pas, mais ce voleur me
court après et il dit qu’il a quelque chose d’urgent
à me parler.
MONSIEUR : Vous
débitez des balivernes. C’est quoi cette histoire de voleur ?
MARIE : C’est
ce moins que rien, ce fainéant.
MONSIEUR : C’est
qui, ce fainéant moins que rien ?
MARIE : Ben,
c’est mon promis.
MONSIEUR : Tiens
donc, votre promis. !
MARIE (pleurniche) : Il y dit que
c’est seul maintenant qu’y peut me causer passe que qu’est-ce
qu’on sait à partir de demain, qu’y dit, et il a crié
du bas de l’escalier que je descende, et qu’il m’attend
là sous le porche, et il demande bien à Monsieur de me permettre
de descendre.
MADAME : C’est
inouï !
MONSIEUR : Après
neuf heures du soir !
MADAME : Qu’est-ce
qu’il croit, cet homme ?
MARIE : Je
sais bien ce qui est bien à faire et ce qui l’est pas, et je lui
ai dit, mais il ne veut pas me lâcher, il insiste que je descende,
qu’il dit, et il me menace que sinon, il me quitte. (Elle pleure.)
MONSIEUR : Comment !
Sinon il vous quitte ? Mais c’est du chantage ! J’aurais
un mot à lui dire à cet individu ! Il ose menacer ! (Il se met debout.) Où il est, cet
olibrius ?
MARIE : Je
vous dis, il fait les cent pas sous le porche !
MADAME : Mais cher ami, ne vous mêlez pas de
ces affaires.[2]
MONSIEUR (martial) : Mais s’il te
plaît !... Je ne vais tout de même pas me laisser-faire,
qu’on me fasse chanter, moi et ma bonne, avec une espèce de
revolver sentimental ! Dire que sinon, il la quitte ! Je vais lui
montrer, moi !
MADAME (essaye de le calmer) : Ne
t’énerve pas, mon minou, avec des histoires de domestiques…
MONSIEUR : Ça
va, arrête ! Je ne vais tout de même pas me laisser
faire ! Ces fiancés deviennent bien outrecuidants de nos
jours ! Et quoi encore ? Moi, Félix Gerő,
avocat d’affaires et spécialiste en matière de billets
à ordre, je devrais permettre une sortie à ma bonne après
neuf heures du soir, parce que le fiancé de Mademoiselle Marie
souhaiterait lui dire un mot ! Eh bien, ça ne se passera pas comme
ça ! Je vais lui dire un mot à ce gaillard ! (Furieux, il enfonce son calot sur la tête et
sort.)
DEUXIÈME PARTIE
Le Sergent fait les cent pas devant le rideau en fumant un cigare. Le
genre de bon vieux soldat, moustachu, aux joues roses et rebondies. Veste ayant
vu de nombreuses batailles, mais impeccable, un pompon jaune au canon de son
fusil, médaille commémorative de 1912, fourragère, galons
jaunes sur la manche, marche au pas cadencé, suçote un court
cigare, sifflote par intermittence et regarde sa montre.
MONSIEUR (vient de gauche à pas pressés,
il aperçoit le sergent) : Dites donc, vous, pour qui vous
prenez-vous ? Quelle insolence ! Vous… vous…
LE SERGENT (se retourne,
remarque le soldat au pince-nez) : Qu’y a-t-il ?
C’est à moi que tu parles ?
MONSIEUR (interloqué) : Ben, bien
sûr…
LE SERGENT : Espèce de jean-foutre, tire-au-cul,
fils à papa, t’as oublié ton garde-à-vous ?
MONSIEUR (troublé, salue.)
LE SERGENT (hurle) : Gaarrrdavou !
MONSIEUR (frémit, rectifie la position.)
LE SERGENT (le regarde
intensément avec des yeux foudroyants, ensuite esquisse de la main un
léger salut contre son képi, comme il se doit pour un officier) : Salut ;
mon pote ! (Le regarde encore un
temps.) Repos !
MONSIEUR (refroidi) : Dites-moi, est-ce
que c’est vous qui…
LE SERGENT : Vous ?! C’est qui, vous ?
MONSIEUR : Je
voulais dire, seriez-vous, sergent, celui qui…
LE SERGENT : J’aime mieux ça ! Parce que
j’ai un énormément grand bon cœur, mais je sais aussi
être énormément méchant !
MONSIEUR (humblement) : À vos
ordres !
LE SERGENT (bienveillant) : Bon,
dis-moi ce que tu veux !
MONSIEUR : Je
voulais seulement demander si, sergent, vous… si vous ne…
LE SERGENT (l’encourage) : Vas-y,
accouche ! Faut pas avoir peur de moi !
J’ai un énormément grand bon cœur si on ne
m’énerve pas.
MONSIEUR (troublé) : Je voulais
seulement vous demander si par hasard vous n’attendiez pas
quelqu’un ici.
LE SERGENT : Et puis après ? Qu’est-ce
que ça peut te foutre ?
MONSIEUR (intimidé) : Moi, rien
du tout.
LE SERGENT : Holà ! On dit
pas moi, rien du tout ! Tu
dis : « Sergent, je vous annonce humblement que moi, rien du
tout ».
MONSIEUR : Sergent,
je vous annonce humblement que moi, rien du tout.
LE SERGENT : C’est mieux comme ça ! Je
ne dis pas ça parce que je serais fâché, parce que
j’ai un énormément grand bon cœur – mais tu as
compris, le troufion doit respecter le règlement, parce que (Il crie.) cinq jours… !
MONSIEUR (effrayé) : Je le sais
bien !
LE SERGENT : Pas je le sais bien, mais :
« À vos ordres, sergent, j’en tiendrai
compte. » C’est comme ça que tu dois dire. (Bienveillant.) Je vois bien, fiston, que
dans ton patelin à l’ombre de ton clocher en bois, tu n’as
pas eu l’occasion d’apprendre les bonnes manières, par
conséquent il vaut mieux que tu la fermes quand tu es en face d’un
de la haute. Parce que moi j’ai un énormément grand bon
cœur, mais je sais aussi être énormément
méchant !
MONSIEUR : À
vos ordres, sergent !
LE SERGENT : J’espère bien ! (Bienveillant.) Tu allais par où,
comme ça ?
MONSIEUR : Je
ne faisais qu’une petite promenade, hé, hé,
hé…
LE SERGENT (fronce les
sourcils) : Après neuf heures du soir ? Tu as une
permission ?
MONSIEUR : Pas
vraiment, aujourd’hui.
LE SERGENT : Tiens donc ! Et tu allais flâner
dehors après neuf heures du soir sans permission. Et si moi, je te fichais…
MONSIEUR : Ben…
LE SERGENT : Bon, il faut pas
tout de suite faire dans sa culotte, l’épaulette est bleue. Je
sais aussi avoir un énormément grand bon cœur. Eh bien,
ouvre tes esgourdes !
MONSIEUR (humblement) : À vos
ordres !
LE SERGENT : Tu vas maintenant monter dans cet immeuble,
jusqu’au deuxième étage, et là tu demandes
Mademoiselle Marie Darab. Tu es capable de retenir
son nom ?
MONSIEUR : À
vos ordres !
LE SERGENT : Alors répète bien, qui tu vas
demander ?
MONSIEUR : Marie
Darab.
LE SERGENT (hurle) : Mademoiselle,
putain de biffin incapable !
MONSIEUR (paniqué) : Mademoiselle.
LE SERGENT (rassuré) : Ta
tête est un peu duraille, fiston. Bref : Mademoiselle Marie Darab, qui est en place chez une espèce
d’avocaillon. Tu montes, et tu dis de la part de Monsieur le sergent
qu’elle doit descendre car je ne l’attends plus !
Qu’est-ce que tu diras ?
MONSIEUR : Que
Monsieur le sergent fait dire qu’elle descende par ce que vous ne
l’attendrez plus.
LE SERGENT : À la bonne heure ! Ensuite, si
t’as envie de filer en douce, je fermerai les yeux. Mais gare à la
patrouille !
MONSIEUR : À
vos ordres !
LE SERGENT : Car je sais avoir un énormément
grand bon cœur.
MONSIEUR : À
vos ordres !
LE SERGENT : Repos, disposez ! (Il salue.)
MONSIEUR (se met au garde-à-vous, puis part
vers la gauche.)
LE SERGENT : Hé !
MONSIEUR (se retourne.)
LE SERGENT : Tiens, prends ça. (Il lui tend un petit cigare.)
Accepte-ça, et que je ne te voie plus.
MONSIEUR (prend le cigare) : Merci
beaucoup… très honoré… Sergent… (Anéanti, il part à gauche.)
LE SERGENT (avec une
compassion bienveillante) : Il a la tête un peu dure, ce
pauvre biffin ! (Il fait les cent
pas.)
Le rideau
s’ouvre
Lieu de la première partie
MARIE (pleurniche toujours autant.)
MONSIEUR (arrive de gauche, pensif. Court silence.)
MADAME (soucieuse) : Que
s’est-il passé, mon minou ?
MONSIEUR (regagne ses esprits) : Non…
Rien… (À Marie.)
Mademoiselle Marie !
MADAME (surprise) : Qu’est-ce
que tu racontes ?
MONSIEUR : Je
veux dire, chère Marie… Euh… euh… euh…
Qu’est-ce que je voulais dire ? Bref, je ne vois nulle part votre
aimable fiancé… Néanmoins, vous pouvez descendre un peu, je
n’ai rien contre… Je lui expliquerai une autre fois que
l’heure est un peu tardive… Mais cette fois je passe encore
l’éponge…
MARIE (saute de joie et part en courant.)
MADAME (étonnée) : Je ne
te comprends pas, Félix. Qu’avez-vous ?
Pourquoi ?[3]
MONSIEUR : Tu
sais, ma petite, j’ai réfléchi dans l’escalier et je
me suis dit que dans des choses comme ça, il ne faut pas être trop
rigide… (Pensif.) Il convient
d’être bon et généreux… On peut avoir, si
l’on veut, un énormément grand bon cœur…
Rideau