Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
hamlet
ou
dÉpÊchons, dÉpÊchons, monsieur le directeur a À
faire ![1]
Personnages : Monsieur le directeur,
le metteur en scène, Hamlet, Ophélie.
(Répétition
de Hamlet au théâtre.
Hamlet
est joué par un comédien, Horatio par le metteur en
scène.)
Le metteur en scÈne : On va
reprendre à partir d’ici.
Hamlet :
« Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, que
n’en rêve ta philosophie[2] »
Le
directeur (portant
monocle, parlant d’une voix nasale) : Bonjour.
Hamlet :
« Apte à comprendre. » (Il se prosterne.). Mes respects, Monsieur le Directeur.
Le
metteur en scÈne (se prosterne) : Mes respects, Monsieur le
Directeur.
Le
directeur : Bon, laissez, ça va. Que
travaillez-vous ? Je passais par là.
Le
metteur en scÈne : Voilà, Monsieur le Directeur. Nous
répétons Hamlet.
Le
directeur : Ah oui. Hamlet. Je sais, j’avais
l’idée de le reprendre. Une belle vieille pièce. Une
pièce – comment dirai-je… heu… une pièce
vraiment longue.
Le metteur
en scÈne (gêné) : Eh bien…
Le
directeur : Ça ne nous empêchera pas
de la monter. On fera des coupes.
Le
metteur en scÈne : À vos ordres, Monsieur le Directeur…
Le
directeur : Alors, reprenons, je reste pour vous
écouter.
Le
metteur en scÈne (dans le rôle de Horatio) :
« Monseigneur, j’ai vu
votre père hier soir !… »
Hamlet :
« Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, que
n’en rêve ta philosophie »
Le
directeur : Heu… attendez une minute.
C’est dans quelle scène ? Je ne me souviens pas très
clairement… ça fait si longtemps que cette pièce a
été écrite.
Le
metteur en scÈne : Hamlet est prévenu que l’esprit de son
père est venu pendant la nuit.
Le
directeur : Oui, bien sûr. C’est une
très bonne scène, avec l’esprit. Une scène spirituelle.
Celle-ci, il faudra la garder, mais pourquoi est-elle si longue ? Ce que
Monsieur Hamlet dit ici, ça devra être supprimé. Horatio
dira brièvement que l’esprit est venu, sur quoi Hamlet hochera
brièvement la tête – pas vrai ?
S’il est venu, il est venu. Pas vrai ?
Le
metteur en scÈne (poliment) : C’est très vrai,
Monsieur le Directeur. (Vers
Hamlet) : Vous avez entendu ?
Hamlet : Oui, il
est venu.
Le
directeur : Même pas ça. Hochez la
tête, c’est tout.
Hamlet (hoche la
tête).
Le
directeur : Voilà. Ça ira.
Là-dessus l’esprit peut entrer tout de suite. Là, ne
négligez aucun effet, l’argent ne compte pas ! Heu… dites-moi, à quoi ressemble ce bonhomme,
ce Hamlet ? Je ne me rappelle plus clairement la pièce…
j’étais justement malade…
Le
metteur en scÈne : Il est… il est… d’une nature
pensive…
Le
directeur : Pensive ?… C’est bon.
Mais raccourcissez au maximum, si je peux me permettre.
Le
metteur en scÈne : Comment cela, raccourcissons ?
Le
directeur : Raccourcissez ses pensées.
À quoi sert de trop penser ? Je n’aime pas quand ces jeunes
se morfondent trop longuement. La réflexion est la mort de
l’action… Et vous pensez ? Dans le monde actuel !…
« Ne vous cassez pas la tête avec cette rondelette, choisissez
Dordelette » - pas vrai ? Ha, ha, ha.
Le metteur en scÈne (poliment) : Ha, ha, ha. C’est très drôle, Monsieur le
Directeur.
Le
directeur : Pour sûr. Bref, il faut couper
dans les pensées.
Le
metteur en scÈne (vers Hamlet) : Vous avez entendu ?
Hamlet : À
vos ordres.
Le
directeur : Je vous en prie, poursuivez. Mais je
vous le répète, brièvement.
Le
metteur en scÈne (dans le rôle de
Horatio) : « Que lisez-vous,
Monseigneur ? »
Hamlet (sort un
livre) : « Des mots, des mots, des mots. »
Le
directeur : Comment ? Comment
dites-vous ?
Hamlet :
« Des mots, des mots, des mots. »
Le
directeur : Des mots, des mots ? Ça ne
marche pas comme ça. Nous allons couper ça.
Hamlet (interloqué) :
Mais, Monsieur le Directeur, il n’y a pas de longueur…
Le
directeur : Ne répondez pas. Ça
n’a pas de sens. Ce n’est pas une réponse à la
question « que lisez-vous ? ». Vous avez
compris ? On va couper. Ça n’en sera que plus concis.
Poursuivez.
Hamlet (humblement) :
À vos ordres, Monsieur le Directeur.
Le
metteur en scÈne (dans le rôle de Horatio) :
« Votre seigneurie est
bien triste ce soir, pourquoi ?
Quel doute ronge votre
âme ? »
Hamlet :
« Il y a quelque chose de pourri au royaume du
Danemark.. »
Le
directeur : Attendez. Comment dites-vous ?
Hamlet (étonné) :
« Il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark.. »
Le
directeur : Dites, c’est
dégoûtant. Pas question de dire des choses pareilles. Ça me
coûte une fortune, ce théâtre, je veux que mon public
s’amuse. Et si par hasard le consul du Danemark se trouve dans la salle,
hein ? Et s’il entend dire des choses pareilles ? Et s’il
rentre chez lui et rapporte notre façon de parler des Danois ? Pour
que les Danois nous déclarent la guerre ? Pour sûr, il
n’en est pas question, là, il faut couper. On va sucrer ce
passage. Je vous en prie, poursuivez, mais brièvement.
Le
metteur en scÈne (dans le rôle de Horatio) :
« Pourquoi êtes-vous si taciturne ? »
Hamlet :
« Être ou ne pas être, telle est la
question […].
C’est là le
hic ! Car échappé des liens charnels,.
si dans le sommeil il nous vient des songes… »
Le directeur (toussote,
gigote, intervient enfin) : Là,
s’il vous plaît… Arrêtez là…
Arrêtez !…
Hamlet (surpris) :
Qu’y a-t-il… ?!
Le
directeur : Qu’est-ce que c’est que
cette longueur ?
Hamlet :
C’est le monologue, Monsieur le Directeur.
Le
directeur : Monologue ? Hum. C’est
bizarre. Pourquoi surgissent dedans des citations anciennes ?
« Être ou ne pas être ? » On a vu
ça déjà dans Shakespeare…
Le
metteur en scÈne : Mais, Monsieur le Directeur…
Le
directeur : Ne répondez pas. Ce passage, on le
supprime. Poursuivez… Ou plutôt, pardon !… Cette
scène, quand finit-elle ? Moi, je la trouve trop longue, cette
scène. Heu… Dites-moi, n’y a-t-il
pas dans cette pièce un numéro… une sorte de numéro,
pour femme… Je ne me rappelle plus bien la pièce… J’ai
dû m’absenter ce jour-là…
Le
metteur en scÈne (servilement) : Mais si, Monsieur le Directeur,
Ophélie, quand elle perd la tête, chante des chants populaires, un
fichu sur la tête…
Le
directeur : Elle perd la tête ? Et elle
chante des chants populaires ? Ah oui, oui, ça me revient
maintenant, c’est une excellente idée, ça peut faire de
l’effet. On va d’ailleurs l’avancer ici. Ici, dans cette
scène. Faites vite entrer Ophélie, je vous prie.
Le
metteur en scÈne (crie vers les coulisses) : Mademoiselle Török !…
Le
directeur (marmonne
dans sa barbe) : « Être
ou ne pas être ! » En voilà une alternative !
C’est bien le moment de poser de telles questions ! Voilà
encore une question ! On a besoin ici de réformes radicales, j’ai
bien fait de passer, il était temps.
Hamlet : Mais,
Monsieur le Directeur !…
Le
directeur : Taisez-vous ! Ça aussi, on
le coupe !
OphÉlie (entre) :
Vous m’avez appelée ?
Le
metteur en scÈne : Mademoiselle, s’il vous plaît, Monsieur
le Directeur souhaite placer ici la scène de la folie. Je vous prie de
prendre à partir de
« Quand
de la chambre elle sortit
Plus n’était
pucelle. »
OphÉlie (chante) :
« Quand
de la chambre elle sortit
Plus n’était
pucelle. … » (etc etc).
Le
directeur (applaudit) : Bravo ! Ha, ha, ha !
C’est très bien, tout à fait charmant. Je vous prie donc de
placer cette scène ici, avec un feu de Bengale. Et pendant ce temps,
mademoiselle danse. Ou éventuellement je la fais jouer par la Napierkowska… Il ne faut pas mégoter pour des
choses comme ça… Vous… heu… veuillez écrire
à Napierkowska… Continuons. Reprenez,
Mademoiselle, c’était très bien… (Il acquiesce avec bienveillance.)
OphÉlie (encouragée,
imite la voix d’Irma Török[3]) :
« Bonsoir Mesdames. Bonsoir charmantes Dames. Bonsoir.
Bonsoir !… »
Hamlet :
« Rentre au couvent, Ophélie ! »
Le
directeur (sursaute) : Quoi ? Qu’est-ce que vous
dites encore ? Comment osez-vous intervenir pendant que Mademoiselle
joue ?
Hamlet (interloqué) :
Mais, Monsieur le Directeur, c’est ce qui vient dans mon
rôle…
Le
directeur : Monrôle-monrôle-monrôle !
Vous souffrez d’une véritable logorrhée, vous,
phonographe ! Vous prétendez être un penseur ? Vous
n’êtes qu’un moulin à paroles ! Disparaissez
là où je pense ! Vous ! (Vers le metteur en scène.)
Le
metteur en scÈne (suppliant) : Mais, Monsieur le Directeur,
c’est vrai que Hamlet dit ici…
Le
directeur : Arrêtez, j’en ai
assez ! Ce Hamlet est un rôle impossible ! Enfin, nous avions
là quelque chose de bien, la demoiselle qui chante. –
Là-dessus il recommence sa tirade. Bon, écoutez, on supprime ce
rôle… Vous avez compris ?… Le rôle de Hamlet est
supprimé !
Le
metteur en scÈne : Mais voyons… Monsieur le Directeur…
C’est le rôle-titre !…
Le
directeur : Rôle-titre !
Génial !… Mais il n’a aucun sens… Il est
supprimé, point final.
Le
metteur en scÈne : Mais, Monsieur le Directeur… que dira le
public ?…
Le
directeur : Rien. C’est moi qui
décide.
Le
metteur en scÈne : Mais, Monsieur le Directeur… Shakespeare va se
retourner dans sa tombe !…
Le
directeur : S’il se retourne, il s’adaptera
– une petite leçon du plus grand adaptateur de Shakespeare que je
suis ne lui fera pas de mal !