Frigyes Karinthy :  Théâtre Hököm

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Le DOCTEUR[1]

le malade – la femme – le docteur

 

(Le malade est couché dans son lit et gémit. Sa femme est debout au téléphone.)

Le malade (gémit).

Sa femme (téléphone) : Oui Monsieur le professeur, si vous ne pouvez en aucune façon, alors veuillez nous envoyer le jeune docteur… Oui… Bon, alors, n’est-ce pas… oui… Donc tout de suite… oui… Merci… merci, laissez… (Elle repose le combiné.)

Le malade (pousse un gémissement) : Laissez, quoi ? Qu’il me laisse mourir ?

La femme : Voyons. Il a dit : je vous présente mes hommages. Je lui ai dit : laissez.

Le malade (gémit) 

La femme : Il parle d’un très excellent jeune homme, il dit : il vient seulement de passer son doctorat, mais à l’université on lui prédit un grand avenir.

Le malade : Tu m’en diras tant. Et à moi, quel avenir me prédit-on à l’université ? Elle est bien bonne. À l’université on enseigne aux médecins à prédire l’avenir ? Autant faire venir une diseuse de bonne aventure qui me prédirais que je mourrai au lit, dans mes oreillers, et qu’un beau jeune homme brun pense à toi, et que dans un proche avenir je recevrai une lettre, et que tu danseras sur ma tombe avec un jeune homme blond.

La femme : Ne t’énerve pas, tu te fatigues. Ton médicament amer n’a pas dû faire son effet.

Le malade (pleure) : C’est la mort amère qui fera bientôt son effet. Pourquoi veux-tu absolument danser sur ma tombe ? Qui a déjà vu une chose pareille ? Ne pourrais-tu pas danser ici dans la salle à manger ou à la rigueur au Saphir ? Faut-il absolument que tu danses spécialement sur ma tombe ?

La femme : Allons, allons.

Le malade (sanglote) : Le faut-il, le faut-il ?

La femme : Il ne le faut pas.

Le malade : Promets-moi que tu ne danseras pas sur ma tombe. Que tu danseras plutôt ici ou alors où tu voudras.

La femme : Je te le promets.

Le malade : Et de toute façon, faut-il absolument que tu danses après ma mort ? Pourquoi t’es-tu mis ça dans la tête, que tu devras danser après ma mort ? As-tu seulement un cœur ?

La femme : Mais moi, je… (on sonne).

Lmalade (frémit et claque des dents) : Harara. Hhrarararara. Braharahabrahaha. Rababrahaha. Rhubarbarabarbarabarbara. (On frappe à la porte.)

La femme : Entrez.

Le Docteur (un tout jeune homme. Il ne doit pas avoir plus de vingt-deux ans. Mais il y a dans ses mouvements de la supériorité, il sait s’imposer. Il parle lentement d’une voix nasillarde, sur le ton bienveillant qu’il a dû observer chez de célèbres professeurs, il y a à peine six mois à l’université) : Alors, où il est ce malade ?

Le malade (grelotte comme qui ne saurait plus parler).

La femme : Mon mari… Depuis ce matin…

Le Docteur: Depuis ce matin il a de la fièvre, son pouls est irrégulier, son toucher gélatineux. Allons, allons, il n’y a pas de quoi avoir peur ma petite dame. (Il tapote l’épaule de la femme.)

Le malade (cesse de grelotter).

La femme  (apporte une chaise).

Le Docteur (s’assoit auprès du malade, il lui tapote la figure) : Allons, allons, mon petit. Ce n’est pas grave. Alors, la petite poitrine fait mal ici ?

Le malade (effrayé) : La petite poitrine ?

Le Docteur: On va voir. Restez tout à fait calme. (Il prend la main du malade avec deux doigts, il regarde sa montre. Tous les deux l’observent, tendus. Long silence.)

Le Docteur (brusquement) : Tiens, déjà cinq heures et demie. (Il range sa montre.)

La femme  (étonnée) : Mais… Docteur… vous pensez à quoi ?…

Le Docteur (bâille, s’étire. Il aperçoit un tableau) : Un très beau portrait. Murillo ?

La femme  (étonnée) : Non. Rippl-Rónai. Pas un portrait, une nature morte.

Le Docteur : Ah, hé, hé. Ces écrivains modernes ; oh, là , ce Ady. Ils sont tous fous. Ils ne se comprennent pas eux-mêmes. (Il se tourne tout à coup vers le malade, il parle d’une voix traînante comme quelqu’un qui s’ennuie.) Alors mon petit, vous avez un peu de rémiscence, mincia, tripocipienciatropiguetitilius, golecoupitis, ante, apud, ad, adversum

Le malade (en frémissant) : Circum, circa, citra, cis. Est-ce qu’on en meurt ?

Le Docteur (tapote la barbe grisonnante du malade) : Allons, allons. Un certain pourcentage. Un certain petit pourcentage. Eh oui. (Brusquement.) Mais ça peut aussi se résorber. Ça se résorbe. Ça s’absorbe dans les tissus. Ça s’absorbise dans les petits tissus. Il n’y a pas de quoi avoir peur, mon petit. (Il tapote amicalement le malade.)

La femme  (encourageante) : Tu vois bien, je te le disais, ça s’absorbe dans les tissus et le mal est fini. Ensuite on n’a qu’à laver le tissu. Écoute bien le docteur, il sait, lui.

Le Docteur (regarde la femme. Il se lève.) : Allons, allons. Alors ma petite dame, il n’y pas de quoi avoir peur, en revanche c’est le moment d’apporter une cuvette d’eau tiède. (Il tapote amicalement le dos de la femme.) Il y a vraiment pas de quoi avoir peur, le petit vieux ira mieux, il pourra encore faire crac crac.

Le malade (s’inquiète, s’assoit)

La femme : Crac crac ?

Le Docteur (pince la figure de la femme.) : Allez, ouste, courez, petite madame, et apportez-moi un bon petit cataplasme bien chaud et sortez la table d’ici.

Le malade (en pleurnichant) : S’il vous plaît, Docteur…

Le Docteur (tapote le ventre de la femme.) : Il sera nécessaire de procéder à une petite intervention dermatique, ce qui ne diminuera en rien les capacités du petit vieux, ma petite dame…

Le malade (plus fort) : S’il vous plaît, Docteur… Veuillez approcher…

Le Docteur : Eh bien, que voulez-vous ? (Il y va.)

Le malade (en pleurnichant) : S’il vous plaît, Docteur… Ne dites pas à ma femme des choses comme crac crac, parce que ma femme a été éduquée chez les sœurs.

Le Docteur (furieux) : Allons, allons. Qu’est-ce qui ne va pas ? Vous me laissez faire. Vous devez rester couché, immobile, compris ? (il retourne à la femme qui entre-temps a apporté une cuvette d’eau. Il se lave longuement les mains tout en parlant.) On va administrer une petite piqûre avec une petite seringue, c’est une intervention insignifiante, il y aura un petit saignement, mais il faudra garder son calme. (À la femme.) Bon, n’ayez aucune crainte. (Il lui tripote les hanches.) Alors, petite dame, de quoi avez-vous peur ?

Le malade (gémit bruyamment) : S’il vous plaît, Docteur…

Le Docteur (s’approche de lui) : Que voulez-vous encore ?

Le malade (en pleurnichant) : S’il vous plaît, Docteur, contentez-vous de me palper moi plutôt que ma femme. C’est moi le malade.

Le Docteur (furieux) : Bon, bon, nous verrons si vous serez aussi vaillant pendant l’intervention.(Il lui prend la tête, il la pousse vers le bas.) Vous ne sentez rien ?

Le malade : Non, rien.

Le Docteur (lui pousse la tête plus fort vers le bas) : Toujours pas ?

Le malade : Si. La tête me fait mal.

Le Docteur : Ah bon ? Hum. Ma petite dame, veuillez vous approcher.

Le malade : Amália, tu restes là où tu es. Le docteur finira son travail tout seul. Docteur, vous pouvez me faire cette piqûre.

Le Docteur (interloqué) : Dites donc, vous avez l’air bien affranchi tout d’un coup, mon vieux. Veuillez ne pas me déranger.

Le malade : Je voulais dire par là que….

Le Docteur (hésite. Il pose enfin ses mains sur ses propres hanches.) : Vous ne sentez aucune douleur ici ?

Le malade : Non.

Le Docteur : Ce n’est pas possible. Ici, regardez.

Le malade : Je regarde.

Le Docteur: Vous ne sentez rien ?

Le malade : Non, là où vous posez les mains, sur vos hanches à vous, je ne sens aucune douleur.

Le Docteur (furieux) : Écoutez, ce n’est pas le moment de plaisanter. (Il sort une seringue de sa poche.) On va bien voir…

Le malade : Allez-y, mais vite…

Le Docteur (interloqué) : Tiens, vous êtes bien pressé tout d’un coup.

Le malade : J’aimerais déjà être après… Et je n’aimerais pas abuser de votre temps…

Le Docteur (approche la seringue de sa main. Incertain) : Alors n’ayez pas peur…

Le malade : Je n’ai pas peur…

Le Docteur (les mains tremblantes) : Si, si, vous avez peur… (Il hurle) N’ayez pas peur, compris ?

Le malade (hurle aussi) : Entendu, d’accord, je n’ai pas peur.

Le Docteur: Ne criez pas… (Les mains tremblantes, il saisit les mains du malade.) Comment on peut avoir peur à ce point…

Le malade : Putain de merde, je n’ai pas peur, mais allez-y, piquez enfin…

Le Docteur (en frissonnant) : C’est inouï, à cause d’une petite piqûre… en avoir peur à ce point… (Suppliant) S’il vous plaît, n’ayez pas peur.

Le malade (rétorque) : Voulez-vous enfin piquer, sacré nom, et puis déguerpissez… !

Le Docteur: …Ne… heu… heu…

La femme : Mais, Adolf, comment tu peux crier comme ça, tu ne vois pas qu’il est tout blême ?

Le malade (saute de son lit) : Hé, Docteur ! Revenez à vous ! Je vous apporte un verre d’eau ?…

Le Docteur (en tremblant) : Mais ça alors… avoir peur… à ce point… d’une petite piqûre…

Le malade : Bon, bon. Pour l’amour du ciel, allongez-vous. Je vais chercher un verre d’eau… (Il couche le docteur tout habillé, il le couvre. Il court chercher de l’eau.)

Le Docteur (dans le lit. En gémissant) : Téléphonez vite à Maman… Qu’elle envoie chercher un docteur… Dites-lui que son Loulou est malade…

 

 Suite du recueil

 



[1] Cette scène apparaît également dans le recueil "Aimable lecteur"