Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
PÈre Gyula[1]
PÈre Gyula s'installe
auprès de moi : Bien le bonjour à toi, mon petit.
Ma modeste personne : Bien le bonjour, Père Gyula.
PÈre Gyula : Père ! Manquerait plus que ça,
Père ! Je sais bien que je suis un vieillard, je n’ai pas
besoin de toi pour le savoir, mais ce n’est pas une raison pour me le
rappeler à chaque instant.
Ma modeste personne : Mais non, Père Gyula, vous n'êtes pas
du tout vieux. Vous êtes beaucoup plus jeune, Père Gyula, que bien
des jeunes gens, Père Gyula.
PÈre Gyula : Ben, pour sûr. Je me conserve, comme ci comme
ça.
Ma modeste personne : Bien sûr. Et, écrivez-vous toujours,
Père Gyula ?
PÈre Gyula : Halte là ! Parce que tu as l'idée
évidemment qu'un vieux croulant comme moi a peut-être du mal
à tenir sa plume. Hein ?
Ma modeste personne : Mais non, Père Gyula, vous n'avez rien d'un vieux
croulant, Père Gyula, vous avez le teint d'une jeune fille de vingt ans,
Père Gyula.
PÈre Gyula : Ben, quant au teint et à la santé, je ne
me plains pas, ça irait encore, mieux en tout cas que les jeunes
d'aujourd'hui.
Ma modeste personne : Pour sûr. Heu, que dites-vous de ce bel automne,
Père Gyula ?
PÈre Gyula : Il est beau, il est beau… beau pour les jeunes.
Mais que doit faire une vieille rosse poussive comme moi… Je me
traîne tant que ma vieille carcasse veut bien me porter.
Ma modeste personne : Mais non, Père Gyula, vous n'avez rien d'une
vieille rosse poussive, Père Gyula. Vous êtes un fringant jeune
homme de belle prestance, Père Gyula.
PÈre Gyula : C'est ce que tu crois, mon petit ?…
Ma modeste personne : Absolument, Père Gyula. Que pensez-vous,
Père Gyula, de ces aviateurs ?
PÈre Gyula : Je n'en crois pas un mot, mon petit. Je sais bien ce que
tu penses maintenant dans ta tête, mon petit, tu penses :
"Évidemment tu n'en crois pas un mot, vieux paralytique, vieux
crétin, toi qui es vieux comme Mathusalem." C'est ce que tu crois
dans ta tête, je le vois bien dans tes yeux, même si tu n'avoues
pas que tu le penses.
Ma modeste personne
désespérée : Père Gyula, Père
Gyula, Père Gyula, comment vous pouvez dire une chose pareille,
Père Gyula, que je penserais ça de vous, alors que vous
êtes aussi jeune qu'un poulain fougueux, Père Gyula, vos yeux
brillent comme ceux d'une jeune danseuse nubienne ; vos muscles,
Père Gyula, gambadent de force vitale ; vous devez être
enchanté de vous-même, Père Gyula.
PÈre Gyula : Hé, hé… Et cette longue barbe
blanche… ?
Ma modeste personne : Oh, vous avez dû la teindre en blanc, Père
Gyula, en réalité elle doit être bien noire, Père
Gyula… Que pensez-vous de ces partis de l'opposition qui ont envie de se
fédérer ?
PÈre Gyula : Opposition… opposition… à quoi
ça sert ? À rien, personne n'en a besoin. Un vieil âne
comme moi a besoin de café et d'une brique chaude sur le ventre. Tu as
beau prétendre, mon petit, que ma barbe est simplement teinte en blanc,
si j'étais jeune comme tu le prétends, ma barbe ne serait pas
aussi longue, même en noir.
Ma modeste personne
attristée : Je ne crois pas du tout que c'est une vraie barbe,
Père Gyula. – Au demeurant, que pensez-vous, Père Gyula,
de…
PÈre Gyula : Comment dis-tu, mon petit, tu crois que ce n'est pas ma
barbe ?
Ma modeste personne : Bien sûr. Rêveusement.
Elle doit être collée…
PÈre Gyula : Holà !… Tu dois
pas penser ça sérieusement…
Ma modeste personne : Mais, ma foi, je le pense très
sérieusement.
PÈre Gyula : Mais je n'ai pas l'air si jeune que ça… Je
suis vieux, un vieux bouc, je ne suis qu'une vieille carne…
Ma modeste personne : Mais, Père Gyula…
PÈre Gyula : Tu ne m'appellerais pas Père Gyula si je
n'étais pas un vieux birbe…
Ma modeste personne fatiguée :
C'est pour rire que je vous appelais Père Gyula… Moi, appeler
Père Gyula un jeune homme comme vous…
PÈre Gyula grommelle :
Ouais, ouais…
Ma modeste personne : Un gamin comme vous… Fâché. Un jeunot… un… un petit
morveux… comme toi… Je donne
une chiquenaude à sa barbe. Une gamine… Je lui tiraille l'oreille. Un baveux comme toi… une
môme… une petite pipelette comme toi… Je lui tapote
PÈre Gyula heureux, il s'en va,
rassuré.