Frigyes Karinthy :  Théâtre Hököm

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Le mari Écrit[1]

Scène

 

La chambre de l'écrivain avec un placard en arrière-plan. Devant, un canapé. La femme est assise sur le canapé. Elle s'impatiente.

Elle regarde sa montre. Elle trépigne. L'écrivain debout,  en manteau de fourrure, fatigué.

L'Écrivain amoureusement. Ma chérie ! Baiser.

la femme pleine de reproches. Ça fait une heure que je t'attends.

l'Écrivain ôte son manteau. J'avais un article à terminer. Il doit sortir dans le numéro de dimanche, que faire ? Geste d’impuissance.

la femme amoureusement. Mon chéri ! Un bel article ?

l'Écrivain légèrement. Bof, ce que je t'ai dit. Mais tu sais, le titre est devenu "La supériorité de la vie spirituelle". Tu sais, je t'en ai parlé. J'y développe que seule la supériorité spirituelle compte pour moi. Tu le sais. La supériorité spirituelle.

la femme amoureusement. La supériorité spirituelle.

l'Écrivain l'embrasse légèrement. Oui, ma chérie. Il la pince au menton. Alors, comment se porte ma petite petite ? Ma chère petite chérie ?

la femme minaude. Je me suis dépêchée. Mon mari n'était pas encore rentré.

l'Écrivain nerveusement. Oui, oui.

la femme comme en aparté. Après la bagarre d'hier il est encore allé boire… un homme monstrueux…

l'Écrivain nerveusement. Oui… je sais… tu me l'as déjà dit…

la femme. Un homme monstrueux… On devrait l'enfermer… ça pourra peut-être se faire d’ailleurs. Il paraît qu'à ce jockey il a donné une gifle monumentale…

l'Écrivain l'interrompt nerveusement. Bon, bon, d'accord, je sais.

la femme baiser. Oh non ! Mon chéri, tu es encore nerveux ?

l'Écrivain. Mais non, pas du tout. Pourquoi tu reviens là-dessus ! Il s'assoit. Après une pause, nerveusement. De quelle gifle tu parles ? De quel jockey ?

la femme. Tu m'as dit que tu savais.

l'Écrivain nerveusement. Je sais !!! Je sais !!! Bien sûr que je sais si tu me le mets chaque fois sous le nez. Comme si ça m'intéressait. Tu crois que ça m'intéresse de quelle gifle il s'agit ou qui était ce jockey ? Est-ce que je suis un jockey, moi ? Tu es tout de même bizarre avec cette gifle.

la femme pour le calmer. Allons, mon chéri…

l'Écrivain nerveusement. Allons quoi, allons ?… Pourquoi tu remets tout le temps cette gifle sur le tapis ? Tu t'imagines que ton mari sera grandi à mes yeux par cette gifle ? Il a un tic chaque fois que le mot gifle revient. Tu crois qu'une gifle peut faire grandir quelqu'un à mes yeux ? Est-ce que ça m'intéresse, une gifle ? Il crie. Vas-tu encore longtemps parler de cette gifle ?!

la femme apaisante. Mais Amédée… S'il te plaît, Amédée…

l'Écrivain amèrement. C'est vrai. Tu ne me comprends toujours pas. Vous, les femmes, n'arrivez pas à comprendre que la force crue, brutale, ne peut pas plaire à un homme spirituellement supérieur, à un intellectuel… La gifle et la brutalité ne me plaisent guère à moi… Ce qui me plaît, c'est la supériorité spirituelle… une gifle crue, brutale… ça me déplaît… la supériorité spirituelle en revanche… Il claque des doigts. Ça oui ! La supériorité spirituelle ! Il claque des doigts. Ça, c'est quelque chose !… pas la gifle brutale spirituelle… je veux dire la supériorité spirituelle brutale… ou plutôt la supériorité giflée…

la femme. Amédée, mon chéri… Mais je sais bien…

l'Écrivain fait un geste dédaigneux. Fiche-moi la paix… Tu crois que j'ai peur de ton mari ? Encore si ton mari venait ici avec une supériorité spirituelle… je ne dis pas. Avec une élégance spirituelle… je ne dis pas. Mais il ne peut venir qu'avec ses gifles. Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ? ça ne va pas m'impressionner. Une âme forte ne peut pas se laisser impressionner par ça. Qu'il vienne et me montre une excellence spirituelle… ton fameux mari…

la femme apaisante. Mais, Amédée !….

l'Écrivain. Génial !… Qu'il vienne avec une excellence spirituelle… ton fameux mari !… C'est avec une gifle que… qu'il veut m'impressionner ?!!… De plus en plus fort, on ne peut plus l'arrêter, il gesticule. …ton fameux… avec une gifle ?!… à moi ?!… Sans supériorité ?!… Sans spiritualité ?!… nom de Dieu… avec une gifle ?!… c'est bizarre… Seul le raffinement spirituel m'impressionne… tu comprends ?!… Qu'il vienne donc ici tout de suite ?… pas avec une gifle !… Il crie. Avec du raffinement s’il peut !!!

 

On sonne. Ils se regardent avec effarement.

 

l'Écrivain hésitant. …sacré nom…

la femme effrayée. Qui est-ce ?

l'Écrivain.sacr… sacré nom… Voix d'homme à l'extérieur : "Est-ce que Monsieur Amédée Sanguin est à la maison ?"

la femme. Juste ciel, c'est mon mari !!!

l'Écrivain.sacrsacrsacr

la femme. Ciel… n'ouvre surtout pas !

l'Écrivain hésitant. Je ne dois pas ouvrir ?

la femme court en tous sens. Mon Dieu… attends… n'ouvre pas… je me cache… mon Dieu… où je pourrais me cacher…  ?

l'Écrivain. S'il te plaît… Mais je t'en prie… ce n'est pas nécessaire.

la femme. Alors qu'est-ce que je fais ?

l'Écrivain. S'il te plaît… Si tu veux absolument te cacher…

la femme. Où ?… Où ?!

l'Écrivain court en tous sens, ils se cognent. Je t'en prie… Si tu souhaites… Peut-être sous la table si ça te convient… Ou si tu veux bien te placer par ici… (Par-dessus le trou du souffleur)ou daigneras-tu peut-être par ici, ma chérie… Il retourne le crachoir. …si tu veux bien rentrer là-dedans… Il jette les allumettes de leur boîte. …ou ce sera peut-être plus confortable par ici… je t'en prie…

la femme remarque le placard. Ça y est, là ! Elle saute dedans, elle crie encore en haletant. Après qu'il t'aura tiré dessus, étrangle-le…

l'Écrivain au milieu de la pièce. Oui… oui, ma chérie… comme tu voudras… On frappe violemment à la porte. L’écrivain rentre la tête dans les épaules, ferme les yeux, puis les rouvre. Hé, hé, entrez.

le mari entre. Une forte carrure athlétique. Il s'incline longuement. Je vous souhaite le bonjour.

l'Écrivain debout devant le placard, les yeux fermés. Bonjour. Posez ça là.

le mari courtoisement. C'est à Monsieur Amédée Sanguin que j'ai l'honneur ?

l'Écrivain ouvre les yeux, aperçoit le mari, il referme les yeux de frayeur, il se fait tout petit. Il tremble de tout son être. Hé, hé, oui, oui.

le mari s'approche. Posément, avec importance. Je suis enchanté de faire votre connaissance. Je m'appelle Louis Bestial.

l'Écrivain ouvre les yeux, terrorisé, il le regarde, il se secoue, il referme les yeux. Hé, hé. Très aimable. Hé, hé. Louis Bestial. Un nom charmant. Un nom raffiné, éthéré. Un nom simple… Parlons-en, de ce nom. Toujours effrayé, il tâtonne derrière lui.

le mari étonné. Pourquoi fermez-vous les yeux ?

l'Écrivain. Ah, ce n'est rien, la lumière… Je suis un peu fatigué… En réalité je dormais quand vous êtes entré… je ne suis pas encore tout à fait réveillé, mais bientôt je les ouvrirai… patientez un peu…

le mari. Si je suis venu c'est que… Il fouille dans sa poche revolver.

l'Écrivain ouvre les yeux, voit le geste. Il les referme, il se secoue, se laisse tomber à genoux. Aïe, aïe !

le mari ne le voit pas parce qu'il fouille les poches intérieures de sa veste. …je suis venu pour vous montrer… à vous qui à mon sens êtes l'unique personne en Hongrie que je respecte… pour vous montrer… pour vous montrer… mais où je l'ai donc mis ?!… ça y est, je l'ai !… Il sort un manuscrit de sa poche. …Pour vous montrer une nouvelle… que… Il baisse les yeux. …que j'ai écrite… Il lève un sourire gêné, cherche, puis remarque l'écrivain, toujours à genoux. Il a un haut-le-corps. P… pardon…

l'Écrivain ouvre les yeux. Comment dites-vous ?

le mari. Une nouvelle… mais pourquoi…

l'Écrivain se relève. Non, rien… rien… poursuivez… je me suis par hasard assis sur les genoux au lieu de mon dos… je suis un peu distrait… ça ne fait rien… Comment avez-vous dit ? Une nouvelle ?

le mari avec un sourire gêné et pudique. C'est-à-dire… c'est qu'en secret… il m'arrive d'écrire…

l'Écrivain le fixe, se redresse légèrement. Vous écrivez ?

le mari reprend un peu courage. Depuis longtemps j'écris en secret… mais je ne l'ai jamais montré encore à aucun journal… je ne connais pas le monde des rédacteurs…

l'Écrivain respire profondément, s'étire, prend une pose négligée. Donc vous êtes venu me voir… pour m'apporter une nouvelle ?

le mari. Oui… Votre opinion m'intéresserait énormément… J'ai beaucoup d'estime pour votre personnalité littéraire… Si vous me permettez, les gens me voient comme une grande gueule, car j'aime parfois faire les quatre cents coups… j'aime me quereller… Mais à vous pour qui j'ai tant d'estime… à vous seul je confesse qu'au plus profond de moi c'est la sainte image de l'amour de nobles idéaux et des arts qui brille à l'instar de la pure flamme d'une torche constamment nourrie.

l'Écrivain le regarde, toujours aussi soupçonneux. À l'instar ?

le mari. Vous êtes donc l'unique homme à qui j'apporte cette nouvelle pour que vous jugiez mon modeste talent. Vous me permettez de vous lire ma nouvelle ? Il s'assoit, ouvre le manuscrit.

l'Écrivain toujours un peu effrayé. …Heu, heu, heu… je vous en prie… ou plutôt il faudrait…

le mari lit. "La supériorité spirituelle." Il lève le regard. C'est le titre.

l'Écrivain étonné. Supériorité spirituelle ? Il s'assoit. Légèrement. Je vous en prie, allez-y, lisez.

le mari lit. "J'ai rencontré Magda à la lumière pourpre de l'ambiance douloureuse d'un moite crépuscule de novembre." Il lève les yeux.

l'Écrivain s'assoit, regarde alentour. Allume une cigarette, il roule les "r". Pourrsuivez, je vous en prrie

le mari lit. "Magda était une jeune fille brune, pâlotte et blême, elle concentrait en frémissant les traits fatigués de son visage."

l'Écrivain sursaute. Heu, heu… très intéressant… mais vous feriez mieux de l'apporter à la rédaction… je m'y trouve normalement tous les après-midi…

le mari lit. "Je sentis planer sur moi le regard triste et douloureux de Magda, tel celui d'une biche blessée par le méchant humanisme."

l'Écrivain. Méchant humanisme ?

le mari. Méchant humanisme… méchante humanité… peu importe. Il lit. "Dans mon âme automnale, jaillirent ce jour-là des volontés douloureuses, et de grands attendrissements générèrent des frissons délicats de la profondeur de mon âme hypersensible."

l'Écrivain se lève, fait les cent pas.

le mari lit. "Qui es-tu ?! - ai-je demandé à Magda, et je dus m'arrêter. Le lampadaire de la rue baignait de jaune nos nobles traits."

l'Écrivain passe derrière son dos, pose sa main sur son épaule. Cher Monsieur Bestial…

le mari lit. "Elle me regardait avec ses lèvres tristes, deux perles de ses yeux dégoulinèrent sur son front."

l'Écrivain. S'il vous plaît, Monsieur le Professeur…

le mari lit. "Et moi je lus littéralement dans tes yeux les paroles suivantes : Pourquoi me demandes-tu cela ? Tu sais pertinemment que je suis une fille des rues… oui… une misérable et dépravée fille des rues… "

l'Écrivain. Pardon, Monsieur le Rédacteur en Chef… juste une minute…

le mari lit. "Que veux-tu de moi ? – a alors demandé Magda. – Il n'y a plus rien qui pourrait sauver mon âme corrompue… plus rien… plus rien…"

l'Écrivain lui tape l'épaule. Hé, vous… Professeur, Maître… mon maître, mon frère…

le mari lit. "Alors je lui ai répondu comme suit : Pourquoi t'imagines-tu que tout être a un cœur aussi farouche et glacial que la vie-même ?"

l'Écrivain. Mon père… mon petit père… mon petit pépère…

le mari lit. "Tu vois, ai-je dit à Magda, puisque mon âme te comprend, c'est moi, moi, moi, ai-je répété, c'est moi qui te sortirai de cette fange."

l'Écrivain donne une chiquenaude à l'oreille de l'autre. Mon petit tonton… Tantinet… Toto… Mon bébé… Belle petite caboche blondinette… je vous prie… de vous arrêter juste une minute…

le mari lit. "Car, retiens bien ceci, ai-je dit à Magda en ce beau crépuscule d'automne, retiens bien que c'est la supériorité de l'âme qui peut seule prétendre nous relever du cloaque répugnant de la cruauté humaine."

l'Écrivain s'assoit sur ses genoux. Mon cher petit… sois gentil… Il le caresse. allons, mon petit… tu devrais tout de même arrêter… bon, je ne t'embêterai plus… je t'achèterai un joujou à la kermesse… Il lui attrape les oreilles.

le mari lit. "…la supériorité de l'âme, vois-tu, la supériorité de l'âme et Magda. Et alors nous poursuivîmes la conversation durant environ trois heures au coin de cette rue dégoulinante, littéralement en ces termes…"

l'Écrivain sursaute, court à la table, empoigne la bouilloire. Fais gaffe, Aladár, je te supplie… je te supplie, mon Loulou… il pourrait m'arriver de te lancer cette bouilloire à la tête…

le mari lit. "Car, Magda, ton âme ne pourra être sauvée de l'ignominie de l'existence que par une âme raffinée ! – lui ai-je dit muettement et toute la douleur de l'univers a tremblé dans ma voix."

l'Écrivain lui lance la bouilloire. Vlan ! Attrape ça !

le mari lit. "Car mon âme hypersensible, oh, Magda, mon âme hypersensible que même le toucher extérieur le plus tendre fait frémir et sortir de son indifférence, mon âme hypersensible, oh Magda…"

l'Écrivain court en tous sens, complètement désespéré, puis lui lance la table tout entière. Voilà !… Tiens, toute la table !

le mari lit. "… mon âme hypersensible, oh Magda, ne supporterait pas un unique rayon infidèle de ta trahison à travers la brume de l'astre à la brillance si particulière de tes yeux."

l'Écrivain court, attrape le placard pour le lui lancer aussi à la tête, mais quelque chose lui revient brusquement. Tiens ! Celle-là, je l'ai complètement oubliée ! Il ouvre le placard, il en extrait la femme qui s'était endormie entre-temps dans le placard. Seigneur ! Aranka ! Réveille-toi !

le mari lit. "Car crois-moi, Magda, même le plus minuscule des gestes ne peut rester secret à mes yeux de lynx, vois-tu, tu ne peux rien me dissimuler, Magda."

la femme se frotte les yeux. Où suis-je ?

l'Écrivain. Aranka ! Seigneur ! Aide-moi ! Fais-lui quelque chose !

le mari lit. "Car, vois-tu, la supériorité spirituelle et la délicatesse sont les uniques pensées qui permettent de comprendre l'exaspération jaillie de la triste profondeur de l'âme de la pauvre jeune fille dépravée et souffrante."

la femme. S'il te plaît, Louis !…

le mari lit. "Car il suffit que tu me dises un mot, Magda, il suffit que tu me dises simplement : tais-toi ! et je me tairai… car il est bon de se taire et d'écouter, se taire et écouter… Oh, je n'aime que cela, me taire et écouter."

l'Écrivain sous le coup d'une brusque résolution. Moi, je ne reste pas ici. Il enfile son manteau.

le mari lit. "Et moi, Magda, je suis une âme en peine que personne ne veut comprendre car tous ont tendance à me juger sur la brutalité de mon aspect extérieur et pas sur la beauté pure de mes inclinations les plus nobles !"

l'Écrivain lui hurle dans l'oreille. Hé, Monsieur le rédacteur ! Épargnez au moins Madame ! Raccompagnez Madame chez elle ! Moi, je vais à l'hôtel. Il s'enfuit en courant.

la femme crie. Amédée ! Amédée ! Tu m'abandonnes ? Misérable, attends-moi ! Elle lui court après.

le mari lit. "Car, Magda, vois-tu, seules sur cette terre la beauté et la supériorité de l'âme préservent la brillance indéfectible de la pureté compréhensive de mon imagination épurée…"

Rideau

 

Suite du recueil

 



[1] Cette scène apparaît également dans le recueil « Miroir déformant"