Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
Scène
La chambre de l'écrivain avec un placard en
arrière-plan. Devant, un canapé. La femme est assise sur le
canapé. Elle s'impatiente.
Elle regarde sa
montre. Elle trépigne. L'écrivain debout, en manteau de fourrure, fatigué.
L'Écrivain amoureusement. Ma chérie ! Baiser.
la femme pleine de reproches. Ça fait une heure que je t'attends.
l'Écrivain ôte son manteau.
J'avais un article à terminer. Il doit sortir dans le numéro de
dimanche, que faire ? Geste
d’impuissance.
la femme amoureusement. Mon chéri ! Un bel article ?
l'Écrivain légèrement.
Bof, ce que je t'ai dit. Mais tu sais, le titre est devenu "La
supériorité de la vie spirituelle". Tu sais, je t'en ai
parlé. J'y développe que seule la supériorité
spirituelle compte pour moi. Tu le sais. La supériorité
spirituelle.
la femme amoureusement. La supériorité spirituelle.
l'Écrivain l'embrasse
légèrement. Oui, ma chérie. Il la pince au menton. Alors, comment se porte ma petite petite ? Ma chère petite chérie ?
la femme minaude. Je me suis dépêchée. Mon mari
n'était pas encore rentré.
l'Écrivain nerveusement. Oui,
oui.
la femme comme en aparté. Après la bagarre d'hier il est
encore allé boire… un homme monstrueux…
l'Écrivain nerveusement.
Oui… je sais… tu me l'as déjà dit…
la femme. Un homme monstrueux… On devrait l'enfermer… ça pourra peut-être se
faire d’ailleurs. Il paraît qu'à ce jockey il a donné
une gifle monumentale…
l'Écrivain l'interrompt
nerveusement. Bon, bon, d'accord, je sais.
la femme baiser. Oh non ! Mon
chéri, tu es encore nerveux ?
l'Écrivain. Mais non, pas du tout. Pourquoi tu reviens
là-dessus ! Il s'assoit.
Après une pause, nerveusement. De quelle gifle tu parles ? De
quel jockey ?
la femme. Tu m'as dit que tu savais.
l'Écrivain nerveusement. Je
sais !!! Je sais !!! Bien sûr que je sais si tu me le mets
chaque fois sous le nez. Comme si ça m'intéressait. Tu crois que
ça m'intéresse de quelle gifle il s'agit ou qui était ce
jockey ? Est-ce que je suis un jockey, moi ? Tu es tout de même
bizarre avec cette gifle.
la femme pour le calmer. Allons, mon chéri…
l'Écrivain nerveusement.
Allons quoi, allons ?… Pourquoi tu remets tout le temps cette gifle
sur le tapis ? Tu t'imagines que ton mari sera grandi à mes yeux
par cette gifle ? Il a un tic chaque
fois que le mot gifle revient. Tu crois qu'une gifle peut faire grandir
quelqu'un à mes yeux ? Est-ce que ça m'intéresse, une
gifle ? Il crie. Vas-tu encore
longtemps parler de cette gifle ?!
la femme apaisante. Mais Amédée… S'il te plaît,
Amédée…
l'Écrivain amèrement.
C'est vrai. Tu ne me comprends toujours pas. Vous, les femmes, n'arrivez pas
à comprendre que la force crue, brutale, ne peut pas plaire à un
homme spirituellement supérieur, à un intellectuel… La
gifle et la brutalité ne me plaisent guère à moi… Ce
qui me plaît, c'est la supériorité spirituelle… une
gifle crue, brutale… ça me déplaît… la
supériorité spirituelle en revanche… Il claque des doigts. Ça oui ! La
supériorité spirituelle ! Il claque des doigts. Ça, c'est quelque chose !…
pas la gifle brutale spirituelle… je veux dire la
supériorité spirituelle brutale… ou plutôt la
supériorité giflée…
la femme. Amédée, mon
chéri… Mais je sais bien…
l'Écrivain fait un geste dédaigneux. Fiche-moi
la paix… Tu crois que j'ai peur de ton mari ? Encore si ton mari
venait ici avec une supériorité spirituelle… je ne dis pas.
Avec une élégance spirituelle… je ne dis pas. Mais il ne
peut venir qu'avec ses gifles. Qu'est-ce que tu veux que ça me
fasse ? ça ne va pas
m'impressionner. Une âme forte ne peut pas se laisser impressionner par
ça. Qu'il vienne et me montre une excellence spirituelle… ton
fameux mari…
la femme apaisante. Mais, Amédée !….
l'Écrivain. Génial !… Qu'il vienne avec une excellence
spirituelle… ton fameux mari !… C'est avec une gifle
que… qu'il veut m'impressionner ?!!… De plus en plus fort, on ne peut plus l'arrêter, il gesticule.
…ton fameux… avec une gifle ?!… à
moi ?!… Sans supériorité ?!… Sans
spiritualité ?!… nom de Dieu… avec une
gifle ?!… c'est bizarre… Seul le raffinement spirituel
m'impressionne… tu comprends ?!… Qu'il
vienne donc ici tout de suite ?… pas avec une
gifle !… Il crie. Avec du
raffinement s’il peut !!!
l'Écrivain hésitant.
…sacré nom…
la femme effrayée. Qui est-ce ?
l'Écrivain. …sacr… sacré
nom… Voix d'homme à
l'extérieur : "Est-ce que Monsieur Amédée
Sanguin est à la maison ?"
la femme. Juste ciel, c'est mon
mari !!!
l'Écrivain. …sacr …sacr
…sacr…
la femme. Ciel… n'ouvre surtout
pas !
l'Écrivain hésitant.
Je ne dois pas ouvrir ?
la femme court en tous sens. Mon Dieu… attends… n'ouvre
pas… je me cache… mon Dieu… où je pourrais me
cacher… ?
l'Écrivain. S'il te plaît… Mais je t'en prie… ce n'est pas
nécessaire.
la femme. Alors qu'est-ce que je
fais ?
l'Écrivain. S'il te plaît… Si tu veux absolument te cacher…
la femme. Où ?…
Où ?!
l'Écrivain court en tous sens,
ils se cognent. Je t'en prie… Si tu souhaites… Peut-être
sous la table si ça te convient… Ou si tu veux bien te placer par
ici… (Par-dessus le trou du
souffleur) …ou daigneras-tu
peut-être par ici, ma chérie… Il retourne le crachoir. …si tu veux bien rentrer
là-dedans… Il jette les
allumettes de leur boîte. …ou ce sera peut-être plus
confortable par ici… je t'en prie…
la femme remarque le placard. Ça y est, là ! Elle saute dedans, elle crie encore en
haletant. Après qu'il t'aura tiré dessus,
étrangle-le…
l'Écrivain au milieu de la
pièce. Oui… oui, ma chérie… comme tu
voudras… On frappe violemment
à la porte. L’écrivain rentre la tête dans les épaules, ferme les yeux, puis les rouvre. Hé, hé, entrez.
le mari entre. Une forte carrure athlétique.
Il s'incline longuement. Je vous souhaite le bonjour.
l'Écrivain debout devant le
placard, les yeux fermés. Bonjour. Posez ça là.
le mari courtoisement. C'est à Monsieur
Amédée Sanguin que j'ai l'honneur ?
l'Écrivain ouvre les yeux,
aperçoit le mari, il referme les yeux de frayeur, il se fait tout petit.
Il tremble de tout son être. Hé, hé, oui, oui.
le mari s'approche. Posément, avec importance. Je suis enchanté de faire
votre connaissance. Je m'appelle Louis Bestial.
l'Écrivain ouvre les yeux,
terrorisé, il le regarde, il se secoue, il referme les yeux.
Hé, hé. Très aimable. Hé, hé. Louis Bestial.
Un nom charmant. Un nom raffiné, éthéré. Un nom
simple… Parlons-en, de ce nom. Toujours
effrayé, il tâtonne derrière lui.
le mari étonné. Pourquoi
fermez-vous les yeux ?
l'Écrivain. Ah, ce n'est rien, la lumière… Je suis un peu
fatigué… En réalité je dormais quand vous êtes
entré… je ne suis pas encore tout à fait
réveillé, mais bientôt je les ouvrirai… patientez un
peu…
le mari. Si je suis venu c'est
que… Il fouille dans sa poche
revolver.
l'Écrivain ouvre les yeux, voit
le geste. Il les referme, il se secoue, se laisse tomber à genoux.
Aïe, aïe !
le mari ne le voit pas parce qu'il fouille les
poches intérieures de sa veste. …je suis venu pour vous
montrer… à vous qui à mon sens êtes l'unique personne
en Hongrie que je respecte… pour vous montrer… pour vous
montrer… mais où je l'ai donc mis ?!… ça y est, je l'ai !… Il sort un manuscrit de sa poche.
…Pour vous montrer une nouvelle… que… Il baisse les yeux. …que j'ai écrite… Il lève un sourire gêné,
cherche, puis remarque l'écrivain, toujours à genoux. Il a un
haut-le-corps. P… pardon…
l'Écrivain ouvre les yeux.
Comment dites-vous ?
le mari. Une nouvelle… mais pourquoi…
l'Écrivain se relève.
Non, rien… rien… poursuivez… je me suis par hasard assis sur
les genoux au lieu de mon dos… je suis un peu distrait… ça ne fait rien… Comment
avez-vous dit ? Une nouvelle ?
le mari avec un sourire gêné et pudique.
C'est-à-dire… c'est qu'en secret… il m'arrive
d'écrire…
l'Écrivain le fixe, se redresse
légèrement. Vous écrivez ?
le mari reprend un peu courage. Depuis longtemps
j'écris en secret… mais je ne l'ai jamais montré encore
à aucun journal… je ne connais pas le monde des
rédacteurs…
l'Écrivain respire
profondément, s'étire, prend une pose négligée.
Donc vous êtes venu me voir… pour m'apporter une nouvelle ?
le mari. Oui… Votre opinion
m'intéresserait énormément… J'ai beaucoup d'estime
pour votre personnalité littéraire… Si vous me permettez,
les gens me voient comme une grande gueule, car j'aime parfois faire les quatre
cents coups… j'aime me quereller… Mais à vous pour qui j'ai
tant d'estime… à vous seul je confesse qu'au plus profond de moi
c'est la sainte image de l'amour de nobles idéaux et des arts qui brille
à l'instar de la pure flamme d'une torche constamment nourrie.
l'Écrivain le regarde, toujours
aussi soupçonneux. À l'instar ?
le mari. Vous êtes donc l'unique homme à qui j'apporte cette
nouvelle pour que vous jugiez mon modeste talent. Vous me permettez de vous lire
ma nouvelle ? Il s'assoit, ouvre le
manuscrit.
l'Écrivain toujours un peu
effrayé. …Heu, heu, heu… je vous en prie… ou
plutôt il faudrait…
le mari lit. "La supériorité
spirituelle." Il lève le
regard. C'est le titre.
l'Écrivain étonné.
Supériorité spirituelle ? Il s'assoit. Légèrement. Je vous en prie, allez-y,
lisez.
le mari lit. "J'ai rencontré Magda
à la lumière pourpre de l'ambiance douloureuse d'un moite
crépuscule de novembre." Il
lève les yeux.
l'Écrivain s'assoit, regarde
alentour. Allume une cigarette, il roule les "r". Pourrsuivez, je vous en prrie…
le mari lit. "Magda était une jeune
fille brune, pâlotte et blême, elle concentrait en
frémissant les traits fatigués de son visage."
l'Écrivain sursaute. Heu,
heu… très intéressant… mais vous feriez mieux de
l'apporter à la rédaction… je m'y trouve normalement tous
les après-midi…
le mari lit. "Je sentis planer sur moi le
regard triste et douloureux de Magda, tel celui d'une biche blessée par
le méchant humanisme."
l'Écrivain. Méchant humanisme ?
le mari. Méchant humanisme…
méchante humanité… peu importe. Il lit. "Dans mon âme automnale, jaillirent ce
jour-là des volontés douloureuses, et de grands attendrissements
générèrent des frissons délicats de la profondeur
de mon âme hypersensible."
l'Écrivain se lève, fait
les cent pas.
le mari lit. "Qui es-tu ?! - ai-je
demandé à Magda, et je dus m'arrêter. Le lampadaire de la
rue baignait de jaune nos nobles traits."
l'Écrivain passe derrière
son dos, pose sa main sur son épaule. Cher Monsieur Bestial…
le mari lit. "Elle me regardait avec ses
lèvres tristes, deux perles de ses yeux dégoulinèrent sur
son front."
l'Écrivain. S'il vous plaît, Monsieur le Professeur…
le mari lit. "Et moi je lus
littéralement dans tes yeux les paroles suivantes : Pourquoi me
demandes-tu cela ? Tu sais pertinemment que je suis une fille des
rues… oui… une misérable et dépravée fille des
rues… "
l'Écrivain. Pardon, Monsieur le Rédacteur en Chef… juste une
minute…
le mari lit. "Que veux-tu de moi ?
– a alors demandé Magda. – Il n'y a plus rien qui pourrait
sauver mon âme corrompue… plus rien… plus rien…"
l'Écrivain lui tape
l'épaule. Hé, vous… Professeur, Maître… mon
maître, mon frère…
le mari lit. "Alors je lui ai
répondu comme suit : Pourquoi t'imagines-tu que tout être a un cœur aussi farouche et glacial que la
vie-même ?"
l'Écrivain. Mon père… mon petit père… mon petit
pépère…
le mari lit. "Tu vois, ai-je dit à
Magda, puisque mon âme te comprend, c'est moi, moi, moi, ai-je
répété, c'est moi qui te sortirai de cette fange."
l'Écrivain donne une chiquenaude
à l'oreille de l'autre. Mon petit tonton… Tantinet…
Toto… Mon bébé… Belle petite caboche
blondinette… je vous prie… de vous arrêter juste une
minute…
le mari lit. "Car, retiens bien ceci, ai-je
dit à Magda en ce beau crépuscule d'automne, retiens bien que
c'est la supériorité de l'âme qui peut seule
prétendre nous relever du cloaque répugnant de la cruauté
humaine."
l'Écrivain s'assoit sur ses
genoux. Mon cher petit… sois gentil… Il le caresse. …allons, mon
petit… tu devrais tout de même arrêter… bon, je ne
t'embêterai plus… je t'achèterai un joujou à la
kermesse… Il lui attrape les
oreilles.
le mari lit. "…la
supériorité de l'âme, vois-tu, la supériorité
de l'âme et Magda. Et alors nous poursuivîmes la conversation
durant environ trois heures au coin de cette rue dégoulinante,
littéralement en ces termes…"
l'Écrivain sursaute, court
à la table, empoigne la bouilloire. Fais gaffe, Aladár, je te
supplie… je te supplie, mon Loulou… il pourrait m'arriver de te
lancer cette bouilloire à la tête…
le mari lit. "Car, Magda, ton âme ne
pourra être sauvée de l'ignominie de l'existence que par une
âme raffinée ! – lui ai-je dit muettement et toute la
douleur de l'univers a tremblé dans ma voix."
l'Écrivain lui lance la
bouilloire. Vlan ! Attrape ça !
le mari lit. "Car mon âme
hypersensible, oh, Magda, mon âme hypersensible que même le toucher
extérieur le plus tendre fait frémir et sortir de son
indifférence, mon âme hypersensible, oh Magda…"
l'Écrivain court en tous sens,
complètement désespéré, puis lui lance la table
tout entière. Voilà !… Tiens, toute la
table !
le mari lit. "… mon âme
hypersensible, oh Magda, ne supporterait pas un unique rayon infidèle de
ta trahison à travers la brume de l'astre à la brillance si
particulière de tes yeux."
l'Écrivain court, attrape le
placard pour le lui lancer aussi à la tête, mais quelque chose lui
revient brusquement. Tiens ! Celle-là, je l'ai
complètement oubliée ! Il
ouvre le placard, il en extrait la
femme qui s'était endormie
entre-temps dans le placard. Seigneur ! Aranka !
Réveille-toi !
le mari lit. "Car crois-moi, Magda,
même le plus minuscule des gestes ne peut rester secret à mes yeux
de lynx, vois-tu, tu ne peux rien me dissimuler, Magda."
la femme se frotte les yeux. Où suis-je ?
l'Écrivain. Aranka ! Seigneur ! Aide-moi ! Fais-lui quelque
chose !
le mari lit. "Car, vois-tu, la
supériorité spirituelle et la délicatesse sont les uniques
pensées qui permettent de comprendre l'exaspération jaillie de la
triste profondeur de l'âme de la pauvre jeune fille
dépravée et souffrante."
la femme. S'il te plaît,
Louis !…
le mari lit. "Car il suffit que tu me dises
un mot, Magda, il suffit que tu me dises simplement : tais-toi ! et je me tairai… car il est bon de se taire et
d'écouter, se taire et écouter… Oh, je n'aime que cela, me
taire et écouter."
l'Écrivain sous le coup d'une
brusque résolution. Moi, je ne reste pas ici. Il enfile son manteau.
le mari lit. "Et moi, Magda, je suis une
âme en peine que personne ne veut comprendre car tous ont tendance
à me juger sur la brutalité de mon aspect extérieur et pas
sur la beauté pure de mes inclinations les plus nobles !"
l'Écrivain lui hurle dans
l'oreille. Hé, Monsieur le rédacteur ! Épargnez
au moins Madame ! Raccompagnez Madame chez elle ! Moi, je vais
à l'hôtel. Il s'enfuit en
courant.
la femme crie. Amédée ! Amédée ! Tu
m'abandonnes ? Misérable, attends-moi ! Elle lui court après.
le mari lit. "Car, Magda, vois-tu, seules
sur cette terre la beauté et la supériorité de l'âme
préservent la brillance indéfectible de la pureté
compréhensive de mon imagination épurée…"