Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
diplomate et soldat[1]
(Personnages : le diplomate, le soldat)
Le diplomate (en toque de diplomate, une lettre à la main, il fait un petit somme
et il ronfle).
Le
soldat
(saute sur une planche. Un énorme barda sur l’épaule, une
arme gigantesque en bandoulière, sac à dos, une grenade à
la main, etc. Il souffle, s’essuie le front.) : Sacré nom, que j’ai
chaud ! Sacré nom que j’ai chaud !
Le
diplomate
(bondit) : Qui est-ce ? Qui y a-t-il ? Jean, c’est
vous ? (Pleurnichant.) Vous avez
apporté l’eau de Cologne ?
Le
soldat : Ce n’est pas à Cologne
qu’on est venus, qu’il me soit permis de le signaler en passant.
Le
diplomate
(pleurnichant) : Qu’est-ce que vous voulez ? Pourquoi
hurlez-vous ? Pourquoi criez-vous ? Comment osez-vous me
déranger ? Qui êtes-vous ?
Le
soldat : Monsieur le diplomate en chef, je vous
demande de me pardonner. Je suis Jean Bidasse, et je ne viens pas de loin, je
viens tout juste de la tranchée voisine.
Le
diplomate
(pleurnichant) : Avez-vous une raison de faire tant de boucan ?
Vous ne voyez pas que j’ai mal à la tête ?
Le
soldat : Pardonnez-moi, Monsieur le diplomate en
chef, c’est tout jusque si je vous vois
Le
diplomate :
Qu’est-ce qui me fait mal ? Pour vous c’est facile. Vous
n’avez aucun souci. Elle me fait mal parce que je cherche.
Le
soldat : Qu’est-ce que vous avez donc
perdu ?
Le
diplomate :
Je n’ai rien perdu, mon ami. (Magnanime.)
Vous ne savez peut-être pas ce que doit chercher un diplomate ?
Le
soldat
(cherchant à trouver) : De
l’argent à gagner, peut-être ?
Le
diplomate :
Mais, mon ami, alors vous n’avez aucune idée de la raison pour
laquelle vous vous battez ?
Le
soldat : Bien sûr que je le sais.
C’est parce qu’il y a la guerre.
Le
diplomate
(magnanime) : Écoutez, mon ami. Un diplomate doit chercher une
issue au conflit.
Le
soldat : Ouais, je pige.
Le
diplomate :
Cela fait deux ans que je cherche une issue au conflit. C’est un travail
exténuant, je peux vous l’assurer. (Pleurnichant.) Dieu, que j’ai mal à
Le
soldat
(compatissant) : Je
n’avais que de l’eau de la flaque dans ma gourde, mais on a
déjà tout bu, mon pote et moi. Alors, cette grande
réflexion vous a vraiment donné si mal à la
tête ?
Le
diplomate :
Vous ne pouvez pas comprendre ! Pour vous c’est facile ! (Pleurnichant.) Aïe, comme
j’ai mal à la tête ! Depuis deux ans je me casse la
tête pour une issue au conflit !
Le
soldat
(compatissant) : Oh putain,
je vous plains, pauvre Monsieur le diplomate chef. Je ne pourrais pas vous
être utile, vous aider à quelque chose ?
Le
diplomate
(pleurnichant) : Merci, mon ami, mais j’en doute.
Réjouissez-vous de ne pas être diplomate. Comment pourriez-vous
m’aider ? (En hurlant.)
Oh, que j’ai mal à la tête ! Oh, que j’ai mal
à la tête !
Le
soldat : Peut-être, quand même
– même une bête brute aurait de la peine à vous voir
souffrir si fort, Monsieur le diplomate en chef. Ce n’est pas fait pour
un homme, c’est fait pour les animaux. Alors c’est quoi cette
histoire d’issue ? Expliquez-moi, s’il vous plaît. Je
connais peut-être un remède.
Le
diplomate :
Écoutez, mon ami, je veux bien vous expliquer où nous en sommes
actuellement dans la recherche d’une issue. Il y a quatre mois, nous
avons accepté qu’au cas où le gouvernement allemand serait
enclin, considérant toutefois que selon – néanmoins dans ce
cas nous tiendrions également compte de la nécessité de
mûrir la réflexion d’aujourd’hui à huit mois.
Le
soldat : Hum. Tout de suite, ce n’est pas
possible ?
Le
diplomate :
Comment serait-ce possible, mon pauvre ? Comme je vous disais, il convient
d’abord de mettre en balance les possibilités du pampampam.
Le
soldat : Pampampam ?
Le
diplomate :
Évidemment. Vous devez savoir que voilà onze mois, ce qui a
donné prétexte au malentendu était la demande de
l’amirauté américaine d’obtenir un délai afin
de pouvoir bien peser si c’est plutôt tétièrèpètièrè
ou plutôt toutiarapoutiara.
Le
soldat : Qu’est-ce que c’est tétièrèpètièrè ?
Le
diplomate :
Oh, alors, je devrais vous expliquer toutes les notions de
Le
soldat : Bon, et à quoi ça leur
servirait ?
Le
diplomate :
Ne comprenez-vous pas que
Le
soldat : Et alors – vous
n’êtes pas en mesure de le faire, Monsieur le diplomate en
chef ?
Le
diplomate :
Comment le pourrais-je ? Pour ce faire, dans le dombozobom
signé le soixante-neuf décembre mille neuf cent
trente-vingt, je devrais modifier
l’expression "quoique qui" et la remplacer par "qui que
quoi". Et en prendre moi-même la responsabilité !
Le
soldat : Et aussi longtemps que Monsieur le
diplomate chef n’aura pas résolu ce problème, ça ne
se terminera pas ?
Le
diplomate :
Bien sûr que non. Voilà pourquoi depuis si longtemps je me casse
la tête sur l’issue. Aïe que j’ai mal, aïe que
j’ai mal !
Le
soldat : Hum, hum. Écoutez, Monsieur le
diplomate chef, j’ai une idée.
Le
diplomate :
Aïe, aïe, quoi donc, mon petit ?
Le
soldat : Je n’y connais rien à tout
ça, je ne peux donc pas vous aider, Monsieur le diplomate en chef. Je
connais par contre un truc qui fait passer un si grand mal de tête
causé par une si grande réflexion.
Le
diplomate :
Aïe, aïe, et qu’est-ce que ce serait, mon petit ?
Le
soldat : Ben, faites tout ce que je vous dis
– vous verrez, ça vous le fera passer – et je parie que
brusquement vous saurez ce que vous devez répondre à la chose.
Le
diplomate :
Je brûle d’envie de savoir cela, mon petit.
Le
soldat : Alors je vous prie de faire tout ce que
je vous dis.
Le
diplomate :
Je le ferai.
Le
soldat : Penchez-vous en avant.
Le
diplomate (se
penche en avant).
Le
soldat (dépose son
barda et le met sur le dos du diplomate).
Le
diplomate :
Aïe ! Qu’est-ce que c’est ?
Le
soldat (lui
met son arme sur l’épaule) : Patience ! C’est
encore rien… c’est que les préliminaires.
Le
diplomate :
Encore rien ? Ça m’arrache quasiment les
épaules !
Le
soldat : Ça n’arrache rien du tout
– soulevez-le bien !
Le
diplomate :
Mais je ne peux même plus bouger !
Le
soldat : Non ? J’espère bien,
interdit de bouger. (Il tire en
l’air avec un pistolet.)
Le
diplomate
(effrayé) : Jésus, Marie ! Qu’est-ce que
c’est ?
Le
soldat : Ce n’est rien, une saloperie de
shrapnell. Mais le coup est allé trop loin, ils n’en sont
qu’aux réglages. Le suivant tombera plus près. (Il tire en l’air.)
Le
diplomate
(pousse un cri) : Ouah, Jésus, Marie !
Le
soldat : Vous ne frappez pas !
C’était toujours très loin. Mais à mon avis le
prochain tombera dans le mille. (Il tire
en l’air et donne un coup de poing dans le dos du diplomate.)
Le
diplomate :
Jésus ! Au secours ! On m’a tué ! C’en
est fini de moi !
Le
soldat : Arrête de hurler !
Imbécile ! Ce n’était qu’un éclat !
Le prochain tombera déjà un peu plus près, ils commencent
à mieux ajuster leurs tirs.
Le
diplomate :
Aïe, non… aïe, non… aïe, non…
arrêtez… arrêtez…
Le
soldat : Ils ne peuvent pas arrêter !
Le
diplomate :
Pourquoi non ?
Le
soldat : Impossible ! Il n’est pas
encore décidé si c’est plutôt toutiarapoutiara
ou plutôt tétièrèpètièrè ?
(Il tire, il frappe.)
Le
diplomate :
Aïe, aïe, aïe ! Qu’est-ce que c’est ces
sottises que vous débitez ? Que signifie toutiarapoutiara ?
Aïe, mon dos ! Arrêtez !
Le
soldat : Pas avant qu’on ait
tranché si la décision du paragraphe trente-neuf de l’alinéa
quatre est conforme quoique pourtant. (Il
tire, il frappe.)
Le
diplomate :
Qu’est-ce que c’est que cette saloperie d’ânerie ?
Tout ça n’a aucun sens ! Arrêtez !
Arrêtez !
Le
soldat : Quand même – comment
faudrait-il répondre à cette lettre ? Pourrions-nous
modifier "quoique qui" en "qui que quoi" ? Qu’en
pensez-vous ? (Il tire, il frappe.)
Le
diplomate :
Bien sûr que vous pouvez, modifiez tout ce que vous voulez – on
leur accorde tout… Comment peut-on se faire des procès pour des
futilités pareilles… C’est eux qui ont raison… Tout va
pour le mieux… Sous réserve qu’ils arrêtent… Je
veux faire la paix !… Je veux faire la paix !…
Le
soldat (lui
ôte le barda du dos et le lance en arrière) : Vous
voyez !… Je vous ai dit que votre mal de tête passerait !
(Il s’en va.)
Le
diplomate
(se redresse, se tapote le dos, se frotte les yeux, regarde autour de
lui) : Aïe – j’ai fait un cauchemar. Pourtant
j’ai du pain sur la planche. (Il
regarde la lettre.) Ah oui – la dernière lettre de
l’ambassadeur américain. (Il
lit.) Comment ? Il n’est pas d’accord avec
l’expression "à l’instar" ? Dans ce cas,
aucun accord n’est possible ! Nous continuons de nous battre !
Nous tiendrons ! Ils ne nous font pas peur ! Pourvu que sous
réserve après quoi néanmoins c’est-à-dire
toutefois ! Et pourtant pourvu que !