Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
ma propre mÈre ne me reconnaÎt pas[1] [2]
-
ScÈne -
(Deux poètes
modernes, vers le matin, au Café New York.)
Atala
(assis, morne, à sa table, les poings profondément enfouis dans
ses longs cheveux, devant lui une carafe d’eau, portant une
étiquette, sur l’étiquette, en lettres grosses comme le
poing : "Absinthe").
RenÉ
(s’approche, un cahier sale sous le bras, et lance vers
l’arrière) : Un
verre de jaune pâle sous le ciel crépusculaire, dans une carafe
émeraude.
Atala (ne bouge pas, il boit).
RenÉ (s’assoit
près de lui).
Atala (ne dit rien, il boit).
RenÉ : Opalise.
Atala (fatigué) : C’est
qui ? C’est qui, Opalise ?
RenÉ : Personne. C’est un verbe. Opaliser.
Déjà l’aube opalise. Je mettrai cela dans un poème.
Déjà opalise l’aube aux jambes torses. Et la lune,
quadrangle penché, creva. (Il note
dans son carnet.)
Atala :
La lune quadrangle ? C’est assez bon. (Il est toujours morne, il boit.)
(Pause)
RenÉ : Le
mamelon de mon père.
Atala (fatigué) : Le mamelon de ton père ? (Il boit.)
RenÉ : Oui.
Le mamelon de mon père. Ce sera mon prochain poème. Ô,
mamelon de mon père, ostensoir, ô, mon col, oiseau noir. Mes pauvres
mains, pauvres, pauvres mains, comme vous êtes toutes
d’étranges pieds. (Il note
dans son carnet.)
Atala (fatigué) : Comme tes mains
sont d’étranges pieds ? C’est assez bon. (Il reste morne.)
RenÉ : Ô, mon beau visage, ô, ma belle et
douce tête, ô, mon corps chétif, ô, mes bras poussifs,
ô, mes jambes. (Il note dans son
carnet.)
Atala : Tes jambes en
« O » ? Ça te va assez bien. C’est vrai
que tu as des jambes en O. (Il reste
morne.)
RenÉ : S’il te plaît, écoute juste
celui-ci.
Atala (fait un geste désabusé).
RenÉ (lit sur un ton
emphatique) :
contre
l’accusation de paralysie
À mon bon docteur j’ai
demandé :
Le premier signe de paralysie,
c’est ?
Et dit : Le premier signe, élégie,
Paraît quand on commence à
sauter des syllabes.
Dans des mots sauter
des syllabes
C’est le premier signe d’une
paralysie.
Et je n’ai pas cette pratique
Donc je ne suis pas ralytique.
(Il
range fièrement, son poème et lève un regard attentif sur
Atala.)
Atala (reste morne. Il ne dit mot, il boit.)
RenÉ (range son carnet) :
En fait, qu’est-ce que tu as qui ne va pas ?
Atala (désespéré, fait un
geste désabusé).
RenÉ : Allez, dis-le. Si c’est une bonne,
authentique tristesse de l’âme, il se pourrait que je
l’écrive. Ou nous l’écrirons tous les deux.
Atala (désabusé) : Laisse tomber, mon ami. Je n’ai
pas envie d’écrire, moi. Je n’écrirai plus jamais. La
vie, cette grande vie noire, m’a donné une de ces leçons,
une de ces baffes… (sa voix s’étrangle).
RenÉ : Ciel, Atala… tu me fais
peur !!… Parle !… ! Que s’est-il passé,
pour l’amour du ciel !… Parle !
Atala (secoue la tête en refoulant ses
sanglots).
RenÉ (secoue
Atala) : Mon cher ami… raconte tout… à moi, ton
ami… mais c’est terrible…
Atala (éclate en sanglots) : Ma
pauvre mère ne m’a pas reconnu !… !… (Il s’écroule sur la table en
sanglotant.)
RenÉ (le regarde,
figé, durant une minute. Puis lui dit en chuchotant) : Ta
propre mère ne t’a pas reconnu ? Je ne comprends pas.
Atala (sanglote
désespérément) : Évidemment tu ne comprends pas !…
Qu’est-ce que tu comprends ?… Tu ne comprends que les stupides
poèmes… toi, avec tes jambes en O !… Sais-tu, sphinx
insensible au cœur de pierre, ce que c’est quand un fils, un
malheureux fils, n’est pas reconnu par sa propre mammaan…
ahhh… (Il
pleure en gémissant.)
RenÉ (le console, effrayé) : Mais mon cher Atala…
raconte-moi… ce qui s’est passé… tu me
désespères vraiment…
Atala (fait un geste désabusé, se
frotte les yeux) : Ce qui
s’est passé ? Ça s’est passé. Il suffit
que cela se soit passé. J’en suis là. Je suis tombé
jusque-là. C’est jusque-là que mon pauvre corps et ma
pauvre âme ont macéré, ont été salis,
ébouillantés, lessivés par la sale atmosphère
débauchée de Pest, par la nuit débauchée de Pest,
et voilà maintenant où j’en suis… elle ne
reconnaît pas son propre… (éclate en sanglots).
Son propre fils ! Son propre fils unique, elle ne le reconnaît
pas ! Ma propre mère ne reconnaît pas son propre fils,
moi-même. (Il boit
désespérément.)
RenÉ (boit aussi. Ses
yeux se couvrent de larmes. Dans un élan du cœur) : Mon pauvre… pauvre ami… (Il le caresse avec émotion.)
(Ils boivent silencieusement, tristement.)
Atala (douloureusement) : Voilà
où j’en suis. (Il sanglote.)
RenÉ : Allons, allons… (il le console).
Atala : Ma pauvre, pauvre enfance… (Il boit.)
RenÉ : Mon
pauvre, pauvre Ignace… Raconte tout à ton ami… Tu sais que
j’ai toujours partagé tes joies et tes peines… Ta maman est
aussi ma maman… Comme il est écrit dans ce magnifique poème
de Imre Farkas[3]
(en chantant) :
« Ma maman est son
papa.
Mon papa est sa maman.
Après-demain… »
Atala (douloureusement) : Comment peux-tu chanter, voyons, quand
je suis en deuil…
RenÉ
(gêné) : Pardonne-moi…
Elle n’est pas morte, ta chère maman, que je sache…
Atala (sombrement) : Pour moi elle est
morte, tout comme je suis mort pour elle. Attends, je vais noter cette phrase. (Il note dans son carnet.)
(Pause)
RenÉ : Allez, raconte…
Atala : Je te le raconte… Mais ne note rien s’il
m’arrive de dire un bon mot.
RenÉ : Mon
ami…
Atala : Je te dis tout, mais promets-moi de n’en rien dire à personne…
De ne dire à personne ma honte épouvantable qui selon toute
vraisemblance me conduira un jour à la tombe, que Dieu veuille que cela
se produise à l’extrême limite de la vie humaine.
RenÉ : Je t’écoute. (Il boit.)
Atala (boit) : Voilà comment ça s’est passé. (La voix brisée.) J’ai
décidé de me rendre à Budakeszi,
mon village natal, pour rendre visite à ma propre mère.
RenÉ (acquiesce
intelligemment, boit).
Atala : Pour la revoir, après
quinze ans, à l’aube de ma jeunesse évanescente.
RenÉ (acquiesce et
note tout de même en secret).
Atala (boit).
RenÉ
(bafouillant) : Parle, parle, mon pauvre ami…
Atala : Je suis arrivé dans mon
village natal à trois heures de l’après-midi.
RenÉ (acquiesce).
Atala : De la gare, je me suis
dirigé directement vers la maison… Et maintenant… (sa voix se brise).
RenÉ (sa voix se brise
aussi) : Et maintenant…
Atala : À peine ai-je fait trois
pas, tout à coup c’est ma propre mère (en tremblant) qui est venue en face de moi…
RenÉ (en
tremblant) : Ta propre
mère…
Atala (se lève, joue la scène) :
« Ma mère ! » ai-je crié.
« Ma mère, je suis Ignace… ne me reconnais-tu
pas ? »
RenÉ (se lève
aussi, un verre à la main) : Ne le reconnais-tu pas, ma
mère ? Ignace… C’est Ignace…
Atala (s’écroule sur sa
chaise) : Et ma propre
mère ne m’a pas reconnu… (il sanglote).
RenÉ
(s’écroule sur sa chaise) : Et sa propre mère ne l’a pas reconnu (il sanglote aussi).
(Ils pleurent tous les deux.)
RenÉ (en pleurant) :
Et ensuite… ?
Atala (en pleurant) : Quoi, ensuite ?!… J’ai
tourné le dos et je suis reparti…
(Ils pleurent tous les deux.)
RenÉ (en pleurant) :
Console-toi, mon pauvre ami.
Atala (résigné) : Que je me console ! Tu es
drôle… On n’a qu’une seule mère à
soi… On a beaucoup de mères collectives, mais une mère
propre, privée, pour son usage personnel, on n’en a
qu’une… Une unique… (Il
pleure.)
(Ils boivent tristement et acquiescent.)
RenÉ (pose brusquent
son verre) : Écoute !…
Atala (fatigué) : Qu’est-ce qu’il y a ?
RenÉ :
Écoute !!… Ne m’en veuille pas… Mais vraiment, ne
m’en veuille pas…
Atala (nerveusement) : Que veux-tu ?
RenÉ :
J’ai eu une idée.
Atala : Écris-la.
RenÉ (le regarde
fixement) : Dis-moi, s’il te plaît – était-ce sûrement ta
mère ?
Atala (bouche bée, laisse tomber son
verre) : …Tu… dis peut-être vrai… (il fixe le bout de
ses chaussures).
RenÉ :
Réfléchis… Comment était ta mère ?
Atala (fixe l’espace devant lui) :
Ma mère était une femme blonde, petite, grosse.
RenÉ : Et
celle que tu as rencontrée ?
Atala : Elle était grande, brune
et maigre.
RenÉ : Alors
peut-être que ce n’était pas ta mère.
Atala (se frappe le front,
s’écrie) : Ça
y est !!… Je parierais que ce n’était pas ma
mère… Mais alors…
RenÉ : Mais
alors il n’y a rien de grave… Si cela avait été ta
propre mère, elle t’aurait reconnu ! C’est toi qui n’as pas reconnu ta mère…
Atala (se jette à son cou) : Mon unique ami !… Tu viens
de me rendre ma mère !… Mon unique ami !
RenÉ (l’étreint) : Mon ami écervelé !
Atala (avec enthousiasme) : Rentrons à la
maison !… (Tape la bouteille
avec sa cuiller). Garçon !! Jetez-nous dehors !!…
(Deux garçons arrivent et
les jettent dehors.)
Rideau.