Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
l’oncle[1]
-
scÈne -
Personnages :
boutonneux
benzine
TÊTENVIE
(Boutonneux et Benzine sont assis
à une table de café. Boutonneux essaye de convaincre Benzine.)
Boutonneux : C’est terrible, écoute, c’est terrible !
Benzine :
Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
Boutonneux : Il va
venir ici, il va m’étrangler.
Benzine : Fiche-moi la paix.
Boutonneux : J’ai prétendu que je lui
réglerais tout, ici, sur place.
Benzine : C’est pas mes oignons !
Boutonneux : Je lui ai aussi dit que l’oncle
de province qui a signé les traites sera là également.
Benzine : Ton oncle
de province ? J’aimerais bien le voir. Il est exclu que tu aies un
oncle en province. À mon avis tu n’as même pas de
père.
Boutonneux : Tu vas pourtant le voir. Ou
plutôt tu ne vas pas le voir. Parce que soi-même, on ne se voit
jamais.
Benzine :
Soi-même ?
Boutonneux : Oui. Ce sera toi mon oncle de province.
Benzine : M…
m… moi ? Tu es cinglé !
Boutonneux : Mais, mon cher Leó,
rien n’est plus simple. Je vais chercher une pipe pour toi, tu
l’allumes. Tu parles, la pipe à la bouche. Et tu parles comme un
provincial, avec l’accent.
Benzine :
Mais… mais, mais, mais… je ne peux pas…
Boutonneux : Mon Leó,
mon cher, crois-moi, ce n’est rien. Au lieu de dire "ê",
tu diras chaque fois "eu", par exemple, ne dis pas
"bergère", mais plutôt "beurgeure".
Benzine :
C’est tout ?
Boutonneux : Et emploie toutes sortes de mots
régionaux, et ajoute quelques proverbes dans le genre de : Bon
vinaigre s’aigrit vite, ainsi de suite – et parle de la
récolte et répète un certain nombre de fois : déchaumeuse
et tourteau de soja
Benzine : (nerveux) : Bon, bon, ce
n’est pas nécessaire de me faire un dessin, je ne suis pas idiot.
Fais-moi confiance. (Brusquement :)
Comment t’as dit ? démaucheuse ?
Boutonneux : Aïe, non, déchaumeuse. Bon,
dépêchons, il va arriver.
Benzine : Ça
va, ça va, saute pas trop vite ! Suggère-moi vite encore des
trucs de province comme ça…
TÊTENVIE (apparaît) : Je vous souhaite
le bonjour, Monsieur Boutonneux.
Boutonneux (il chuchote
encore vite à Benzine) : Déchaumeuse, timon, fugumier, biduleur, planton,
membre, bion-bion…
Benzine (allume une
pipe).
TÊTENVIE :
Je peux m’asseoir ?
Boutonneux (d’un
geste large) : Bien sûr, cher Monsieur Têtenvie,
prenez donc place… (Vers
Benzine) : Mon cher oncle, permettez-moi de vous présenter
Monsieur Têtenvie… Mon oncle de Paptamás.
Benzine
(gêné) : Eh oui, bion-bion… c’eu bien vreu… par cheu nous
c’eu comme ceu… ça…
TÊTENVIE (poliment) : Très aimable
à vous… heeu… d’être
monté jusqu’à nous de votre exploitation. Comment va votre
santé ?
Benzine (trouve son
style petit à petit) : Ben… comme nous disons, nous
autres… aveuc des hauts et aveuc
des bas.
Boutonneux : Mon oncle est un homme très métic… méticuleux… qui
n’aime vraiment que sa pipe…
TÊTENVIE (poliment) : C’est bien bon,
la pipe, surtout par mauvais temps… (Il
se force, mais rien d’autre ne lui vient.) Alors, comment
était la récolte, cette année ?
Benzine : Comme ci, comme ça… beun…
ça récoltait, ça récoltait à peu preus… comme le bon vineugre…
c’est juste la déchaumeuse qui était un peu trop…
heu… embragacée.
TÊTENVIE (poliment) : Êtes-vous
monté pour une longue période ?
Benzine (veut cracher
derrière sa pipe, mais il n’y arrive pas) : Ben…
Car… je me dis, faut quand meume que
j’aille voir ce que feut ce neveu ici dans ce
grand Budapeust, à l’univeursiteu.
S’il eutudie ou quoi, sacrebleu. Parbleu ceutte sacreu reucolte.
Car je me dis, pace que par cheu moi, faut ce qui
faut, on dit comme on dit.
TÊTENVIE (poliment) : C’est
très juste, c’est la pure vérité.
Benzine
(obstinément) : Ben, j’espère bien. (Il fume doucement sa pipe.)
Boutonneux : Mon cher oncle, excuse-moi un instant,
je dois faire un saut à l’université… mais vous avez
sûrement plein de choses à vous dire… Adieu…
Benzine :
Holà, holà… quelle canaille, ce neveu, sacreu
nom d’une pipeu !… (Il pince Boutonneux, très en
colère, aparté) : Salaud, tu ne vas pas partir,
maintenant, j’ai épuisé tous mon vocabulaire rural…
Boutonneux (en
chuchotant) : Tu dis n’importe quoi. (À haute voix :) Que Dieu vous garde. (Il file.)
Benzine : Bonjour
de ma part à Monsieur le Juge… Heu…
(Il fume sa pipe.)
TÊTENVIE (se racle la gorge) : Ben…
Mon cher Monsieur… La récolte n’était pas fameuse
à Budapest non plus…
Benzine : Vous
m’en direu tant. La fortune sourit, comme on dit, bion-bion, aux leuve-tôt
TÊTENVIE (complaisant) : Il faut dire que
vous, dans l’agriculture, vous avez une merveilleuse prononciation, bien
plaisante à nos oreilles.
Benzine
(complaisant) : N’est-ce pas, bessepas.
Attrape tout. Trape tout. Dia, hue, Blanchette, Hennidonc.
(Pause)
TÊTENVIE : Ha, ha, ha ! Très
drôle. C’est le nom de votre vache, n’est-ce pas ? Car
je suis allé en province, moi aussi, faut pas croire. Je comprends fort
bien votre parler.
Benzine (sort la pipe
de sa bouche) : Alors comme ça… vous… vous dites
que vous comprenez tous les bobards que je dégoise les uns
derrière les autres ?
TÊTENVIE :
Et comment, vous pouvez me croire. Surtout ne vous gênez pas, vous pouvez
vous laisser aller avec moi.
(Pause)
Benzine : Parce que
j’espère bien
TÊTENVIE :
Pour sûr, pour sûr. (Il
attend.)
(Pause)
Benzine : Eh oui,
eh oui, bion.
TÊTENVIE :
Ha, ha, ha ! Vous raisonnez fort bien, Monsieur, vous les agriculteurs.
(Pause)
Benzine : Pace que
par ces temps, par chez nous, on peut dire que… que… le freupotin s’est bien affaissé.
TÊTENVIE :
Ah bon, le freupotin. Eh oui, c’est comme
ça quand le temps est à l’automne. (Il attend.)
(Pause)
Benzine :
Ben… je me dis, vous m’en voudreuz pas,
Monsieur, que je pose la queustion… je pense
savoir que vous eutes dans le commeurce…
TÊTENVIE (acquiesce).
Benzine : Parce que
si je vous pose la question, n’est-ce pas, vous ne m’en voudrez
pas, c’est parce que par ici aussi quiserra méra bavatague, à
l’aller comme au retour, hein ?
TÊTENVIE :
Par ici aussi… excusez-moi, je n’ai pas très bien
entendu… (Il se penche plus
près, il porte la main à son oreille).
Benzine (enlève
sa pipe) : Je demande simplement si ici aussi, dans cette
région, l’estragol quiserra
méra baviatoge, sans
vouloir vous offenser.
TÊTENVIE (le fixe une minute, puis) : Mon
cher Monsieur l’exploitant… Pardonnez-moi… Il y a trop de
vacarme dans ce café… Je vous prie de ne pas m’en
vouloir… je ne comprends pas bien… (il se penche tout près).
Benzine (hoche la
tête) : Non meus, vous aveuz l’eur de pleusanteu aveuc moi. Je veux bien répéter une
troisième fois : je me permets donc de vous demander (décomposant les syllabes) si
ici, dans cette région, on peut trouver pour lover de quiserra méra bavatoque à ce
prix-là ?
TÊTENVIE (rougit, regarde bêtement devant
lui) : Ah… vous vouliez… ah, bien sûr…
hum… (Soudainement :)
Mille excuses, comment disiez-vous ?
Benzine
(vexé) : Ne seriez-vous pas en train de me feure
marcheu ?
TÊTENVIE (pris de panique) : Mais non,
voyons, il n’en est pas question…
Détrompez-vous !… Mais je n’ai vraiment pas
compris…
Benzine (se
lève) : Je regreutte, il ne
m’est pas possible de m’exprimer plus cleurement,
que vous le vouliez ou non ! C’est pas moi
qui en serai de ma poche.
TÊTENVIE (effrayé) : Bon, bon…
très bien… comment c’était donc ? Juste une
toute dernière fois…
Benzine : Ben je le
redis une dernière fois…
TÊTENVIE (exorbite les yeux et tend les deux
oreilles comme deux voiles pour mieux écouter).
Benzine : Je redis
une dernière fois que quiserra méra hidara égami, si possible – ça vous clappe
comme ça, il peut revenir ?
TÊTENVIE (n’ose plus montrer qu’il
n’a toujours rien compris, il pense que c’est lui qui est devenu
fou, comme il le craignait depuis longtemps) : Mais bien
sûr… ça va de soi… il peut revenir…
Benzine : À
la bonne heure. Alors topez là, vite.
TÊTENVIE (tope dans sa main).
Benzine : Une bonne
chose de faite. Alors vous l’apporterez demain ?
TÊTENVIE :
Que… oui. Demain… Oui.
Benzine :
C’est ça. On le multipliera par trois, ça ira.
TÊTENVIE :
Heu… heu… oui, ça ira.
Benzine : Enfin,
nous avons pu nous mettre d’accord.
TÊTENVIE :
Enfin… heu… oui…
Benzine : Bien.
Alors, lâchez-les.
TÊTENVIE :
Que… quoi ?
Benzine (le fixe comme
on regarde un crétin) : Quoi ? Mais les vingt peungueus. On vient pas de se
mettre d’accord ? Vous êtes un peu bizarre, je vous jure.
TÊTENVIE :
Ah, pardon… j’allais l’oublier… (Les mains tremblantes, il sort vingt pengœs de sa poche et les
tend.)
Benzine (les empoche
méticuleusement) : Hein. Alors demain… demain vous
apporterez le livre !
TÊTENVIE :
Le… le… le… (Il
sursaute :) Oui… excusez-moi… une affaire urgente…
je dois me sauver… que Dieu vous… à la revoyure… in vino veritas vous
bénisse… (il
s’enfuit).
Benzine (lui crie
après) : Vous l’apporterez demain, hein ?
TÊTENVIE (du dehors) : Oui…
oui…
(Pause)
Boutonneux (entre
d’un saut) : Je te félicite ! Tu étais
génial ! Comment tu as pu ?
Benzine : Beun comme cha !
Boutonneux :
C’est magnifique ! Nous avons vingt forints ?
Benzine (le toise) : Nous avons ? Eh bien, mon neveu, je
vais te dire ce qui se doit, tu ferais mieux de retourner dans la luniversité plutôt que te mêler de ce
qui n’est pas tes zoignons, ça
alors ! (Il se dirige vers la
sortie.)
Boutonneux : Fais pas
l’idiot, Leó… t’es
fou ? Où tu vas ?
Benzine : Je
retourne à la campagne ! (Exit.)
Boutonneux : Eh ben,
il y a pris goût.