Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
eau de vie d’abricot
Tableau dans la nuit
Joué par deux personnages :
L’HOMME HONNÊTE
et
UNE COLONNE D’AFFICHAGE,
à côté de laquelle se trouve un
lampadaire. Sur la colonne d’affichage on distingue encore nettement Miss
América et la Jaguar Burlington.
L’HOMME HONNÊTE (en queue-de-pie et haut de forme, arrive de
droite en titubant. Avant son entrée en scène on l’entend
chanter étrangement) :
Quand au ciel ton âme monte,
Tes
oreilles se démontent.
Tu
pourras aller trompetant,
Il
n’y aura plus de printemps…
(Il
entre, explique en gesticulant.) Mais non, je vous supplie… ce
n’est pas comme ça, je vous supplie… (Il s’arrête, fouille dans ses poches.) Elles sont
là les attestations qui témoignent que je suis un homme
honnête… (Il se frappe la
poitrine.) Un homme honnête, vous entendez ? Car il existe
toutes sortes de gens, des moins que rien, qui se soûlent, puis qui
parlent tout seul dans la rue. Je vous supplie, voyez-vous, un homme
honnête ne fait pas cela, un gentleman, jamais… parce que
c’est… parce que c’est… (Il cherche ses mots, il les trouve, il crie.) C’est du tapage
nocturne ! Rien que du tapage nocturne ! (Il prend peur, baisse le ton.) Du tapage nocturne, un point
c’est tout. Ne me dites pas ça, je vous supplie, car je vais vous
arracher le cœur. Non, non, ne partez pas, restez, je vous supplie,
j’ai des attestations… (Il
fouille dans sa poche, il en sort victorieusement une serviette
froissée, en papier.) Tenez, voilà ! (Il l’agite.) Les
voilà ! (Il regarde autour de
lui.) Et voilà, vous partez… (Il refourre la serviette dans sa poche, il chante, il se met à
marcher.)
« Quand au ciel ton âme monte… »
(Il
heurte la colonne d’affichage.) Oh pardon,
excusez-moi… (Il soulève son
chapeau, fait un pas, se remet à marcher, se cogne de nouveau à
la même colonne.) Oh pardon…
Excusez-moi, je vous supplie, je suis un peu distrait… (Le ballet recommence. Il
s’arrête, réfléchit.) Dites donc, on dirait que
toute une centurie défile ici… J’attends qu’ils
passent… (Il s’assoit par
terre.) Marchez, ne vous gênez pas… (Il se remet debout.) Bon, allons au bureau, je vous supplie…
(Il s’ébranle, il
aperçoit la Jaguar Burlington, il ôte son chapeau.)
Serviteur… Oh pardon ! Je vous supplie… (Il se cogne.) Eh ben !... J’ai bien dit serviteur…
Excusez-moi… (Troublé, il
fait un pas, s’arrête, réfléchit.) Je l’ai
peut-être confondue avec quelqu’un, ou elle ne me reconnaît
pas ?... (Il fouille dans ses
poches.) Les attestations… (Il
retourne à la Jaguar.) Oh pardon, je ne me
suis pas présenté… du Bas-bourg, de Bourg-le-haut…
Gentleman… À qui ai-je l’honneur ? Pardon ? (Il se penche plus près.) Oh pardon, je n’ai pas remarqué votre carte de
visite… (Il lit.) Bur-lingue-toine…
Jaguar… Salut, Toine… euh… je vous
supplie… serviteur. (Il part, il
revient.) Parce que, je vous supplie, ce n’est pas comme ça
que l’on fait… Parce que j’ai aussi été
gentleman, et je le suis aussi, moi… (Il
fouille dans ses poches.) Attendez un peu, parce que si le
sous-préfet de Szeged a pu m’appeler mon cher Jojo, vous pouvez le
dire aussi… C’est pour ça, je vous supplie, ne faisons pas
de la réclame, je vous supplie, pourvu qu’il n’y ait aucun
désagrément… Serviteur… (Il part, réfléchit, revient.) Non mais, il refuse de
saluer, celui-là ? (Menaçant.) Pourquoi ne me dites-vous pas bonjour,
nom d’un p’tit bonhomme ? (Il
crie amèrement.) Pourquoi ne me dites-vous pas bonjour, mille
millions de mille putains d’étoiles de ce monde de
consolidation ! Suis-je un bœuf, ou quoi, qu’on ne me dise pas
bonjour ? (Il s’étonne,
baisse le ton.) Pourquoi vous criez que je suis un bœuf ? Ce
n’est pas une raison pour crier. (Il
crie.) Pourquoi serais-je un bœuf ? (Suppliant.) Putain de suif à l’œil-de-bœuf
de ce putain… Est-ce qu’on a le droit de
me dire des choses comme ça ? Si on a le culot de parler ainsi (suppliant) à un homme
honnête qui rentre chez lui, qu’on tienne parole, qu’on dise
au moins bonjour… (Il remarque Miss
América.) Oh
pardon, excusez-moi, je vous en supplie, Madame, je ne vous ai pas
remarquée… Pourquoi il se permet de me dire chaque fois que je
suis Juif, je vous supplie… Pas pour cela, parce que moi je respecte
aussi le juif, vous savez, si c’est un homme honnête, s’il a
été créé par Dieu, je vous supplie, je ne serais
pas devenu une loque comme ça… parce que je suis un homme
qui… Je suis un homme très bon, mais vous, Madame, je vais vous
dire ce que je n’ai jamais dit à personne, qu’il y avait une
femme à Szeged, si elle l’avait bien voulu (sa voix se brise) je ne serais jamais devenu une loque comme
ça, mais je ne veux pas en parler, Madame, parce que je n’ai pas
l’habitude de parler, je suis un homme taciturne, c’est seulement
le cœur qui me fait mal, mais je ne le dis à personne, ça
non plus. (À haute voix.) et il me dit, à moi, je vous supplie, il me dit
c’est de la graisse à godasses, peut-on me dire ça à
moi ? Allez, hue ! Allez, hue ! (Comme s’il encourageait un cheval.) Allez, hue, donc !
Et puis il dit, suppositoire ! Non d’un crayon !...
Qu’est-ce qu’il dit d’autre ? Il dit aussi poêle Frandor. Il dit que c’est le meilleur. Si c’est
le meilleur, alors pourquoi je n’ai pas un poêle Frandor, moi, putain de création de ce foutu
monde ! Tout est pour les autres, et rien pour moi ?!... Tout est
pour les Juifs. (Il sanglote.) Oh, ma
mère, ma bonne mère qui m’a mis au monde, tu ne m’as
jamais aimé assez pour m’acheter un poêle Frandor… J’ai grandi sans père, sans
mère… Et puis ce Pébéco,
il me dit d’acheter un Pébéco !
Comment je pourrais m’offrir cela, dites-le-moi, je vous supplie. Parole
d’honneur, je vous jure que j’achèterai du talc Diana, ma
chère Demoiselle, laissez-moi vous baiser le lobe de l’oreille
gauche… Seigneur, il y a tant de gens au grand cœur en ce monde,
seul moi je suis un païen, cruel, un cochon d’ivrogne dans ce
monde… Tenez, par exemple, ce Weiner, fils
béni des dieux, il me dit que je dois acheter un carrosse, je vous
supplie ! Il m’encourage, je dois m’en acheter un, qu’il
dit, c’est un père, un bon père pour moi, il a pensé
à moi, l’indigne mendiant que je suis. Il dit que je dois aller
à la piscine, qu’est-ce que vous en dites, Mamie, il y a quand
même des hommes au grand cœur, ils vous envoient à la piscine
(il pleure), avec quoi j’ai
mérité leur bonté, un oisif voleur de poules comme
moi… Mais je leur rembourserai leur bonté, je leur rembourserai,
nom d’un chien ! Je leur rembourserai ou que je crève ici si
je ne les rembourse pas pour avoir fait de moi un homme. (Il s’agenouille devant la colonne.) Je jure que j’irai
acheter ce tapis et aussi ce lit de cuivre, mais aussi la marmelade et la
confiture sans sucre. Mais alors, que voulez-vous de plus, je vous
supplie ? Je ne suis pas saoul, je vous supplie… Il dit qu’il
me tue. Il dit qu’il me tue, moi, avec mes punaises. (Il crie.) Mais pourquoi il veut me
tuer ? Putain de monde dégoûtant ! Est-ce un État
de droit ou quoi ? Ici on peut tuer les hommes comme les punaises ?
Qu’est-ce que je vous ai fait ? Il n’y a pas un seul agent de
police dans ce coin ? Hé, police ! Au secours ! Il dit
qu’il me tue, qu’il dit. Il dit que je lui ai volé ses
punaises, je vous supplie. Que je crève ici sur place si j’ai vu
les punaises de ce Monsieur, venez vérifier… (Il fouille dans ses poches.) Je suis un honnête homme,
c’est écrit là dans mes papiers. J’ai fait la guerre,
moi… J’étais là, à Gorlice… Eh
oui… Que voulez-vous que je fasse ? Que j’aille au cabaret
Apollon ? Putain de chien, pourquoi j’irais au cabaret
Apollon ? Pour qui vous me prenez ? Parce qu’on y voit Kálmán Rózsahegyi[1], et qu’il y a de l’eau-de-vie
d’abricot ? Et encore il dit qu’il y a un ivrogne qui fait du scandale
devant la colonne d’affichage… (Il
rigole débilement.) Sacré nom d’un chien de ce monde
d’ivrognes, j’irai voir ça moi-même… Ça,
je n’en ai jamais vu… Ils sont fous, ces écrivains, ils
trouvent toujours de ces idées… Faire du scandale avec une colonne
d’affichage. Où sont assis les spectateurs ? Il faut que je
les cherche… (Il descend dans la
salle en trébuchant, il asticote les spectateurs du premier rang.)
Allez ! Faites-moi une petite place, pour que je la voie… Oui !
Je vois la colonne d’affichage, mais où est passé
l’ivrogne ?!
Rideau
Eh ben !... Où il est
passé l’ivrogne ? C’est de la triche ! Où
il est passé l’ivrogne ? Ce n’est pas juste !
Qu’on me rembourse mon argent ! (On
le jette dehors.)
Fin