Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
La Photo
Personnages :
MONSIEUR CRUCHE
MADAME CRUCHE
FÉLIX
Ils sont
assis autour d’une table.
MADAME CRUCHE : Vous feriez mieux de tenir votre langue,
Félix, si vous vous y mettez, alors je vois ce qui se passera…
FÉLIX : Mais
Madame…
MONSIEUR CRUCHE : Mais ma douceur…
MADAME CRUCHE : C’est vous qui l’entraînez
chaque fois, vous, le baveux, c’est vous qui l’entraînez dans
toutes les cochonneries, bien sûr, ici chez nous, vous faites la chiffe
molle, et dès que vous mettez les pieds dehors ensemble, c’est
parti, le mal est fait.
FÉLIX : Mais
Madame, vraiment…
MONSIEUR CRUCHE : Mais, mon doux bonheur, cette fois…
MADAME CRUCHE : Cette fois, une bonne fois, j’en ai
par-dessus la tête de vos balivernes. Vous n’êtes
qu’une paire de cochons tous les deux, je sais que vous étiez
encore ensemble, toute votre histoire n’est que boniments, je sais
qu’une fois de plus c’est lui qui t’a entraîné,
ce baveux, parce que tout seul il ne sait rien faire, il a besoin de toi pour
ses cochonneries, j’en ai plus qu’assez de vous deux, c’est
lui ou moi, je ne parle plus avec vous.
FÉLIX (se lève, vexé) : Madame,
je peux m’en aller…
MADAME CRUCHE : C’est comme vous voudrez, mon petit,
vous pouvez moisir ici si ça vous chante, goinfrez-vous, moi je ne reste
plus une seconde dans cette maison, j’en ai ma claque.
MONSIEUR CRUCHE : Mais mon unique refuge, permets-moi au moins
t’expliquer.
MADAME CRUCHE : Je ne suis pas curieuse de tes explications,
elles ne m’intéressent pas, cela ne me regarde pas, ce sont vos
affaires. Je sais ce que je sais, j’en ai fini avec toi et ton camarade. (Elle saute de sa chaise, lance sa serviette
sur la table et sort en courant.)
(Silence,
Félix se rassoit. Long silence morne.)
FÉLIX (murmure) : Il fallait que tu
l’épouses !
MONSIEUR CRUCHE (nerveux) : Il
ne s’agit pas maintenant d’épousailles, il s’agit de
ce que tu m’as encore embarqué dans la mélasse, pendant
trois jours je peux déjeuner au restaurant, telle que je connais ma
femme.
FÉLIX (avec une joie maligne) : Pourquoi
tu l’as épousée ? Je t’avais dit de ne pas
l’épouser.
MONSIEUR CRUCHE : Mais maintenant, toi aussi tu peux
déjeuner au restaurant pendant trois jours.
FÉLIX (le nez long) : C’est
sûr.
MONSIEUR CRUCHE : Nous avons bonne mine ! Je n’ai pas
un radis et comment veux-tu que je lui avoue après ce qui s’est
passé que nous avons perdu aussi les deux mille. Maintenant, pendant
trois jours nous pourrons déjeuner à tes frais.
FÉLIX (nerveux) : À mes
frais ? Pas plus tard que ce matin tu m’as emprunté mon
dernier kopeck au bureau.
MONSIEUR CRUCHE : Eh bien voilà ! On a l’air
malin ! Nous pourrons jeûner pendant trois jours comme je connais ma
femme.
FÉLIX (nerveux) : Cesse ces
balivernes. Nous déjeunerons ici, à la maison.
MONSIEUR CRUCHE : Tu es drôle, tu m’étonnes
de parler comme ça, nous connaissons ma femme… Tu n’as pas
vu comme elle était en rogne ?
FÉLIX : Ben,
vous vous rabibocherez.
MONSIEUR CRUCHE : Nous rabibocher ? Tu en as de bonnes.
FÉLIX (fermement) : Oui, vous ferez
la paix.
MONSIEUR CRUCHE : Je n’y arriverai pas. Je n’oserais
même pas l’approcher, ça la mettra encore plus en fureur.
FÉLIX (fermement) : Pourtant tu te
réconcilieras, non d’une pipe. Je n’ai pas envie de
jeûner pendant trois jours, simplement parce que tu es un maladroit,
incapable de cuisiner une femme.
MONSIEUR CRUCHE : Une femme, oui, mais pas la mienne.
FÉLIX : Cesse
de déconner, Cruche. C’est moi qui dois te donner une
leçon ? Caresse-la dans le sens du poil.
MONSIEUR CRUCHE : Elle ? C’est comme si un tournedos
flattait le tigre qui n’a pas mangé depuis trois jours.
FÉLIX : Pourtant
tu feras la paix avec elle, tu le sais bien ! Sinon je vous plaque et je
dis tout.
MONSIEUR CRUCHE (indécis) : Qu’est-ce
que je dois faire ?
FÉLIX : Quoi ?
Tu te mets à la hauteur. Tu la cuisines.
MONSIEUR CRUCHE : En faisant quoi ?
FÉLIX : Qu’est-ce
qu’on promet à une femme ? De l’amour. À sa
maîtresse on promet un avenir en rose, qu’on sera heureux ensemble,
qu’on s’aimera. À sa femme on raconte le passé, comme
on a été heureux ensemble, comme on s’est aimé. Ça
marche à tous les coups. Le passé et l’avenir.
MONSIEUR CRUCHE : Arrête, laisse tomber ces blagues
juives !
FÉLIX : On
tire le double-rideau, on prend un regard songeur dans
l’obscurité, on sourit, puis on chuchote d’une voix
tremblante : (il joue)
« tu te rappelles ?... »
MONSIEUR CRUCHE (intéressé) : Et
après ?
FÉLIX : Après
on évoque un souvenir du passé… Un après-midi quand
on était très heureux ensemble. (Il joue.) « Tu pourrais oublier ces moments ? Moi
je ne pourrai jamais les oublier… » Tu n’as jamais
essayé ?
MONSIEUR CRUCHE (bravement) : Non,
mais tu me donnes des idées. Elle adore évoquer nos souvenirs
communs.
FÉLIX (hautain) : Tu vois, vieil
abruti !
MONSIEUR CRUCHE (excité) : Mais
quel souvenir je pourrais évoquer ? Rien ne me vient.
FÉLIX : C’est
à moi de t’en trouver ?
MONSIEUR CRUCHE : Oui, s’il te plaît, mon cher
Félix… (Il le presse.)
Mais vite, parce qu’elle risque de revenir. Tu te souviens mieux de notre
amour que moi… Puisque tu étais toujours avec nous en ce
temps-là…
FÉLIX (se fait prier) : Quand
même…
MONSIEUR CRUCHE (suppliant) : Réfléchis,
mon cher Félix… Tu sais que je n’ai aucune
mémoire… Quel souvenir commun puis-je évoquer avec ma femme
du temps où nous nous aimions ? Toi, tu as une tête solide,
une si bonne mémoire…
FÉLIX (se laisse convaincre) : Bon,
attends un peu. (Il réfléchit
un moment, puis tape sur la table.) Ça y est ! C’est
génial ! Une idée grandiose ! Il y aura même une
preuve matérielle, un atout, qui t’aidera à faire un effet
énorme en cas de résistance.
MONSIEUR CRUCHE (impatient) : Vas-y,
dis vite !
FÉLIX (débite) : Alors
écoute-moi. Te souviens-tu de ce dimanche après-midi dans la
vallée des Fraîches, quand vous vous êtes
égarés entre les arbres et elle a déchiré sa
jupe ? Et vous n’osiez pas sortir du bois, et alors tu lui as
déclaré ton amour, et vous étiez tous les deux très
heureux, et vous en êtes sortis enlacés.
MONSIEUR CRUCHE (incertain) : Ben…
FÉLIX (plus vivement) : Si, il faut
que tu t’en souviennes… Tu me l’as raconté le
lendemain matin.
MONSIEUR CRUCHE (incertain) : Peut-être
bien… Il y avait peut-être quelque chose comme ça…
FÉLIX : Évidemment,
tête de mule ! Tu es vraiment idiot ! Le soir…
Hein ? Tu ne te rappelles pas ce qui s’est passé le
soir ?
MONSIEUR CRUCHE (réfléchit) : Ben…
Attends un peu…
FÉLIX : Fais
un effort !
MONSIEUR CRUCHE : Ça m’est revenu, mais
aussitôt reparti. Dis, tu en es sûr ?
FÉLIX (renonce) : Imbécile,
c’est sans espoir. Vous êtes passés chez un photographe, il
vous a photographiés ensemble, elle penche sa tête sur ton
épaule…
MONSIEUR CRUCHE (murmure) : Ah
oui… peut-être… il me semble bien.
FÉLIX : Le
matin tu m’as montré la photo. Et le clou de l’histoire
vient maintenant… Il n’y a eu qu’un seul tirage, et moi je te
l’ai volé.
MONSIEUR CRUCHE : Et ?
FÉLIX : Et,
et ! Je l’ai ici sur moi, gros bêta ! Au moment crucial,
tu n’auras qu’à sortir la photo qu’elle a dû
oublier. Effet garanti, elle tombera dans les pommes.
MONSIEUR CRUCHE : C’est génial ! Tu es
vraiment une grosse tête !
FÉLIX (content de lui) : Mais pas une
citrouille comme la tienne ! (Il
cherche dans son portefeuille.) Elle doit être là quelque
part ! La date était notée au dos.
MONSIEUR CRUCHE (tend
l’oreille) : Vite ! Je l’entends qui revient.
Passe-la-moi.
FÉLIX (sort la photo, regarde le dos.)
MONSIEUR CRUCHE (la lui arrache
des mains, sans la regarder) : Elle arrive. Donne-la-moi,
vite ! (Il la glisse dans sa poche.)
FÉLIX (se lève) : Il vaut
mieux que je ne la rencontre pas maintenant, elle m’en veut vraiment,
mais je reviendrai plus tard, je compte sur toi pour vous rabibocher
d’ici-là.
MADAME CRUCHE (entre
brusquement) : Eh, dites, Cruche… (Elle aperçoit Félix.) Vous êtes encore ici,
vous ?
FÉLIX (dignement) : Je pars,
Madame ! (À Cruche, complice.)
Salut ! (En chuchotant.) Et
surtout, n’embrouille pas tout, crétin : Vallée des Fraïches, forêt, jupe déchirée…
Photographe… (Il part vite. Un
silence.)
MADAME CRUCHE (Va à
l’armoire, l’ouvre.)
MONSIEUR CRUCHE (d’une
voix douce) : Que fais-tu, mon ange ?
MADAME CRUCHE (ne
répond rien.)
MONSIEUR CRUCHE : Tu te prépares à aller quelque
part, mon ange ?
MADAME CRUCHE (sèchement) : Je
vais au théâtre.
MONSIEUR CRUCHE : Comme ça, toute seule ?
MADAME CRUCHE (tranchante) : Toute
seule. Vous pouvez aller dîner au restaurant.
MONSIEUR CRUCHE (prudemment) : Ce
n’est pas pour ça que je l’ai demandé… Je suis
heureux si tu t’amuses bien. J’ai seulement pensé à
quelque chose…
MADAME CRUCHE : Ça ne m’intéresse pas.
MONSIEUR CRUCHE (rêveusement) : Oui,
je sais. C’est une petite chose, une toute petite bêtise. Je
voulais te demander quelle robe tu vas mettre.
MADAME CRUCHE (se retourne) : Qu’est-ce
que ça peut vous faire, laquelle.
MONSIEUR CRUCHE (rêveusement,
comme pour lui-même) : Je ne sais pas, je me sens si
bizarre… J’ignore ce qui m’arrive, aujourd’hui
j’ai des idées étranges. Dis-moi, tu as toujours ta robe
verte ?
MADAME CRUCHE : Pourquoi ?
MONSIEUR CRUCHE (comme pour
lui-même) : Celle qui un jour s’est
déchirée…
MADAME CRUCHE : Déchirée ? Quelle robe
verte ?
MONSIEUR CRUCHE (la regarde,
silence, puis d’une voix tremblante) : Tu ne te rappelles
pas ?
MADAME CRUCHE (s’approche) : Quoi ?
MONSIEUR CRUCHE (comme pour
lui-même, un reproche dans la voix) : Si tu peux oublier
cela… (Il soupire.) Moi,
même si je vivais cent ans…
MADAME CRUCHE (vient plus
près) : Fichtre, de quoi tu parles ?
MONSIEUR CRUCHE (doucement) : Pourquoi
tu ne t’assois pas, Aranka ? (Le
soir tombe.)
MADAME CRUCHE (s’assoit.)
MONSIEUR CRUCHE (récite) : Des
moments comme cela, quand le soir tombe, et le feu rougeoie dans la
cheminée… je suis souvent saisi par mes souvenirs… (Sa voix se brise.) Par nos souvenirs…
Un, en particulier…
MADAME CRUCHE (boudeuse, mais
déjà plus accommodante) : Oh, tu n’as pas
honte ? Va-t’en… (Un
silence.) Quel souvenir ?
MONSIEUR CRUCHE (rêveusement) : Dans
la Vallée des Fraîches… (Il
la regarde furtivement.) Tu ne t’en souviens pas ?
MADAME CRUCHE (réfléchit) : Rappelle-le moi…
MONSIEUR CRUCHE (approche sa
chaise, il fait le joli cœur) : Tu ne te rappelles vraiment
pas ? C’est à peine croyable… Pour moi c’est
comme si c’était hier… On a passé l’après-midi
ensemble, on flânait dans la forêt…
MADAME CRUCHE (réfléchit) : Et…
Après ?
MONSIEUR CRUCHE (de plus en
plus vivement, constatant qu’elle est intéressée) : Et
la jupe de quelqu’un s’est déchirée… comme si
je le voyais… dans les broussailles… et je me suis baissé
pour la dégager… (Il la
regarde.) Ça te revient ? (Silence.)
MADAME CRUCHE (significativement
et sèchement) : Oui, ça me revient. Dis un peu la
suite, comment c’était ?
MONSIEUR CRUCHE (débite) : C’était
un après-midi tellement heureux… Tu t’es mise à
pleurer, tu as penché la tête sur mon épaule… Tu
t’es unie à moi comme une colombe qui a trouvé sa paire
dans la forêt… Nous sommes sortis de la forêt,
entrelacés, nous riions et sautions dans la joie de nous être
trouvés… (D’une voix
tremblante.) Tu te souviens ?
MADAME CRUCHE (sèchement) : Pas
vraiment. Continue.
MONSIEUR CRUCHE (victorieux) : Ça
va te revenir. Où sommes-nous allés ensuite, hein ? Dis,
où ?
MADAME CRUCHE : Dis-le, toi.
MONSIEUR CRUCHE (victorieux) : Chez
un photographe. Nous avons trouvé un photographe. Et nous avons
décidé de pérenniser le souvenir de cet après-midi
merveilleux. Et nous nous sommes fait photographier… Tu penchais ta
tête sur mon épaule. (Il
larmoie.) Je ne l’oublierai jamais. (Silence.) Tu te rappelles, maintenant ?
MADAME CRUCHE (sèchement) : Cruche,
je crois que tu as inventé cette histoire de A à Z.
MONSIEUR CRUCHE : Tu crois vraiment cela ? Par chance, je
peux te le prouver. J’ai gardé la photo, je la garde ici sur mon
cœur. Je la regarde chaque jour… Je la garderai encore quand je
serai sur mon lit de mort… (La nuit
est tombée.)
MADAME CRUCHE (se blottit
contre lui) : Montre-la-moi !
MONSIEUR CRUCHE (sort la photo
et la lui tend d’un geste théâtral.) : La
voici. (Il s’éloigne.)
MADAME CRUCHE (lève la
photo devant ses yeux.)
MONSIEUR CRUCHE (solennel) : Attends,
je fais de la lumière. (Il allume
le lustre.)
MADAME CRUCHE (pousse un cri) : Je
le savais ! Je le savais ! Je l’ai toujours su !
MONSIEUR CRUCHE (prend peur) : Quoi ?
MADAME CRUCHE (se rue sur lui,
lui administre deux gifles, lui lance la photo à la tête) : Tiens,
sale type ! Honte à toi ! Disparais de ma maison ! Je
cours chez mon avocat ! (Elle part.)
MONSIEUR CRUCHE (reste
figé, ramasse la photo.)
FÉLIX (passe la tête puis entre) : Qu’y
a-t-il ? Que s’est-il passé ? Pourquoi elle a
crié ?
MONSIEUR CRUCHE (après
un silence, calmement) : Animal !
FÉLIX : Pardon ?
MONSIEUR CRUCHE : Connard ! Toute cette histoire que tu
m’as rappelée, ne s’est pas passée avec ma femme,
mais avec Piroska Kukacz,
l’amie de ma femme. C’est avec elle que je suis sur la photo.
FÉLIX (se frappe la tête) : Jésus
Marie, qu’est-ce que je suis bête. C’est vrai, ça me
revient, c’était effectivement Piroska Kukacz ! Bon, on va dîner au restaurant…
à crédit.
Rideau