Frigyes Karinthy :  Théâtre Hököm

 

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le fantÔme malchanceux[1]

- scÈne -

 

Personnages :     L’aubergiste

                           Berger, un voyageur

                           Muki

 

(La scène se passe dans une chambre d’hôtel, la nuit du 30 septembre 1916.)

Laubergiste (une bougie à la main, il introduit Berger) : Voici votre chambre.

Berger : Cette chambre me paraît familière. On dirait que j’ai déjà dormi ici, un jour. (Il pose sa valise.)

L’aubergiste: C’est bien possible. C’est une très belle chambre, et ne vous souciez pas de Muki.

Berger : Quel Muki ?

L’aubergiste: Notre Muki. Nous l’appelons simplement Muki, voyez-vous. Muki est une âme en peine, un revenant, qui depuis un an, chaque nuit, fait irruption dans cette chambre. Il ne fait de mal à personne, il fait son tour, il regarde partout, il hoche la tête, puis s’en va. Messieurs les voyageurs qui ont coutume de dormir ici le connaissent déjà, ils sont habitués à lui et ne se laissent pas déranger, ils l’appellent simplement Muki, parce qu’ils ont oublié son véritable nom.

Berger : Une âme en peine ?

L’aubergiste: Mais comme je vous disais, il est discret, silencieux, ne fait de mal à personne.

Berger : Bon, moi, ça m’est égal, si vous garantissez qu’il ne me fera pas de mal, je m’en fiche, il peut toujours venir. Il ne fait pas de bruit ?

L’aubergiste: Je vous dis que Muki est un brave homme silencieux. Il frappe un peu, il râle un peu…

Berger : Il râle ?…

L’aubergiste: Pas très fort. Écoutez, pour l’argent que vous paierez pour cette chambre, je ne peux pas vous procurer plus de confort.

Berger : Bon, entendu. Je posais la question parce que j’ai sommeil.

L’aubergiste: Vous pouvez tranquillement vous coucher. Monsieur n’a pas à faire le difficile.

Berger : Oui, pour sûr, je vais me coucher. Quand Berger a sommeil, Berger va se coucher.

L’aubergiste: Bonne nuit, Monsieur Berger.

Berger : Dieu vous garde, Monsieur Stein. S’il vous plaît, réveillez-moi de bonne heure.

 

(L’aubergiste s’en va.)

 

Berger (seul, il bâille, il s’étire) : Ahouahh… Que j’ai sommeil. Pourtant il faudrait encore noter les idées pour demain. (Il prend son calepin.) Avec les polisseurs d’ongles j’irai chez Weisz… Ah oui, il y a aussi ce Kuncsák… il ne faudra pas l’oublier non plus… ah, c’est demain ?… c’est vrai… (En même temps il se déshabille et se couche.) On est le combien ? (Il consulte son agenda.) Le trente septembre… oh, oh !… mais c’est une date charnière, demain nous passerons à l’heure ancienne… quelle heure est-il ?… (Entre temps il s’est glissé dans le lit, il prend sa montre sur la table de nuit.) Il va être minuit, le grand moment, il faudra régler les montres d’une heure en arrière… (Il règle sa montre.) Voilà… c’est très bien, il n’est donc que onze heures… une bonne chose de faite. (Il bâille.) Ahouahh !… oh, que j’ai sommeil… (Il souffle la bougie.) ahouahh(On frappe.) Eh bien ! Qui est là ?… Bien sûr, ça va être Muki. (On frappe.) Il fallait bien qu’il s’en mêle, celui-là. (Il reste tranquillement couché. On frappe.) Bon, bon, entrez. À quoi bon tant frapper ?

La voix de Muki (du dehors, d’une voix sépulcrale) : Soyez loué, Monsieur, par toutes les âmes bonnes.

Berger : Bon, ça va. Entrez ! Comment faut-il parler à ces fantômes ? (On frappe, on râle.) Ça y est, maintenant il râle. Eh bien, entrez donc, Muki.

Muki (entre, une démarche fantomatique, en drap blanc, il s’arrête au milieu de la chambre, il râle).

Berger (depuis son lit, l’édredon remonté) : Bonsoir, Monsieur Muki.

Muki (râle d’une voix d’outre-tombe).

Berger (ensommeillé) : Ne vous dérangez pas, Monsieur Muki. Vous ne m’en voudrez pas, n’est-ce pas, de ne pas me lever, mais j’ai très sommeil. Râlez tranquillement, sans vous gêner, faites comme chez vous.

Muki (râle et grince des dents).

Berger : Hum. Dites-moi, Monsieur Muki, si je peux me permettre, jusqu’à quand comptez-vous rester ?

Muki (râle, grince des dents).

Berger : Je suis ravi de vous voir, seulement j’ai terriblement sommeil. Combien de temps avez-vous l’habitude de rester, vous, fantômes ?

Muki (râle).

Berger : Hum. Dites-moi, Monsieur Muki, êtes-vous obligé de râler ? Ce n’est pas que vous ne râliez pas bien, seulement, j’ai un peu sommeil. On ne peut pas bien faire le fantôme sans râler ?

Muki (râle).

Berger : Apparemment, vous êtes un fantôme pédant. Ce n’est pas facile de dormir comme ça. Mais dites-moi au moins pourquoi vous faites le fantôme précisément dans cette chambre ?

Muki (d’une voix d’outre-tombe) : Sache, stupide mortel, dans ma vie terrestre, on m’appelait Blumfeld, le malchanceux.

Berger : Enchanté. Moi, c’est Berger.

Muki (d’une voix d’outre-tombe) : De quelle corporation ?

Berger : Dessous féminins. Vous aussi ?

Muki (d’une voix naturelle) : Alors je vous raconte mon histoire.

Berger : Ne sera-t-elle pas trop longue, cher Monsieur Blumfeld ?

Muki : Écoutez-moi. Dans ma vie terrestre, on m’appelait Blumfeld, le malchanceux parce qu’il n’existait pas de jeu de cartes auquel je n’aurais pas perdu. Si au macao j’avais huit, mon adversaire disposait sûrement d’un neuf sec. Si à la belote j’avais un cent, alors on s’apercevait qu’il y avait fausse donne. Si au loroum j’avais du rouge au roi, alors vous pouvez être sûr qu’un autre avait les quatre dames et il fallait redonner.

Berger : Pauvre homme.

Muki : Il y a deux ans, jour pour jour, je me suis assis dans cette chambre pour jouer une partie de casino avec un voyageur ; nous avons misé gros. Au dernier maître nous avons misé tous les deux tout ce que nous avions sur nous. Quitte ou double ! Au deuxième tour, j’ai l’avantage – savez-vous ce qu’il y avait au talon ?

Berger (intéressé) : Dites !

Muki (d’une voix d’outre-tombe) : Le grand casino et trois as.

Berger : Et dans votre main ?

Muki : J’avais un dix, le petit casino et le quatrième as.

Berger : C’est pas mal. Ça peut aller jusqu’à neuf plis.

Muki : À qui le dites-vous ? La partie était gagnée. J’ai hurlé, j’ai tapé sur les cartes et au même instant je suis tombé de ma chaise, raide mort. Victime d’une attaque. (Il râle.)

Berger : Pas de pot.

Muki : À qui le dites-vous ? Pour une fois que j’ai eu de la chance dans la vie, ce salaud a emporté mon argent ! Peut-on reposer tranquillement dans sa tombe dans ces conditions ? Non, mon cher Monsieur, cela dépasse mes forces. Depuis ce jour-là, chaque nuit, à minuit tapant, je sors de ma tombe et je reviens dans cette chambre. Je n’ai pas encore revu ce salaud, mais je ne perds pas espoir de lui tomber dessus un jour, et pour mon âme ce sera un jour de gloire ! On rejouera la partie et il me rendra mon argent. Il reviendra ici…

Berger : Ben… ce n’est pas si sûr.

Muki : Bien sûr que si… Attendez… (Il s’approche du lit, il ôte l’édredon. Il hurle.) Mais c’est vous !

Berger : Eh… puisque vous m’avez découvert, je ne nie plus, cher Monsieur Blumfeld, c’est bien moi. J’ai pas de veine. Comment allez-vous, depuis qu’on s’est vu la dernière fois ? Vous m’aviez fait très peur.

Muki : Assez de politesses. Je vous ai enfin retrouvé ! Je n’ai pas perdu mon temps à faire le fantôme pendant deux ans. (Il fouille fiévreusement dans le drap, il récupère les cartes, s’assoit à côté de la table de nuit.) C’est à vous… à vous de jouer… (Il range fiévreusement ses cartes.) J’avais le dix de pique… le deux de pique… vous aviez le huit de trèfle…

Berger : Pas le huit, mais le sept…

Muki : Dites donc, Berger… ne cherchez pas la petite bête !… Je n’ai pas le temps, moi… Au premier chant du coq je devrai partir… Maintenant il est minuit, j’ai encore dix minutes pour rester.

Berger (s’assoit brusquement dans le lit) : Qu’est-ce que vous dites ? Quelle heure il est ?

Muki : Minuit ! Quelle heure voulez-vous qu’il soit ? Je ne peux être ici qu’à minuit tapant.

Berger : Oh, oh, oh ! Ha, ha, ha !

Muki : Qu’avez-vous à ricaner comme ça, imbécile ?

Berger : Oh, oh, oh… ha, ha, ha… évidemment je ricane. Vous n’avez vraiment pas de pot, Blumfeld !

Muki : Qu’est-ce que vous racontez là ?

Berger : Savez-vous quelle est la date d’aujourd’hui ?

Muki : Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Je m’en fous !

Berger : Vous vous en foutez ? Eh bien, je vais vous dire : nous sommes le trente septembre.

Muki : Et puis après ?

Berger : Cette nuit, on repasse à l’heure ancienne. On a dû reculer, ce soir, toutes les montres d’une heure. Ce qui fait qu’il n’est pas minuit, mais seulement onze heures. Regardez vous-même. (Il lui montre l’heure.)

Muki (bafouille) : Que… que dites-vous ?

Berger : C’est comme ça, cher Blumfeld.

Muki (sursaute) : C’est vrai ça ?

Berger : Lisez vous-même dans les journaux.

Muki : Jésus, Marie… mais dans ce cas… je n’ai pas le droit d’être ici… je n’ai pas l’autorisation… je risque une très forte amende… je n’ai le droit d’apparaître qu’au douzième coup…

Berger : Pour sûr, vous n’avez pas de veine !

Muki (saisit le drap) : Cré nom d’un tonnerre… celui qui a inventé ça… je dois courir… dites, Berger… soyez sympa, attendez une heure… je reviendrai.

Berger (saute du lit) : Je regrette, je suis pressé… j’ai un train tout à l’heure, à onze heures trente.

Muki : Mais, vous reviendrez ?

Berger : C’est peu probable… je pars à l’étranger.

Muki (se frappe la tête) : Blumfeld, le malchanceux ! Blumfeld, le malchanceux !

 

Suite du recueil

 



[1] Cette scène apparaît aussi dans le recueil "Aimable lecteur".