Frigyes Karinthy : Théâtre Hököm
L'IMAGE DE RÊVE
Histoire embrouillée en deux rebondissements
Personnages :
Boldizsár
La
femme
Le
mari
Une pièce dont les murs sont
habillés de tentures : au milieu un canapé avec
couvertures. Sur le canapé Boldizsár s'assoit, il dit à voix
basse :
BOLDIZSÁR :
Entrez.
Le rideau s'ouvre, une femme,
élégamment vêtue, parfumée, coiffée d'un
chapeau, entre.
LA FEMME (elle
accourt) : Me voici ! (elle s'assoit à
côté de Boldizsár)
BOLDIZSÁR : Anna... Annouchka... Alors, vous êtes venue... ?
LA FEMME :
Vous le voyez bien, Cela vous étonne ?
BOLDIZSÁR : Mais c'est si
inattendu... si impossible... si impossible...
LA FEMME :
Alors, vous ne m'attendiez pas ?
BOLDIZSÁR : Bien sûr que
si... Je n'ai rien fait d'autre que d'attendre... comme on attend le bonheur...
Comme on attend le miracle, mais qui n'arrive jamais : d'ailleurs, c'est
pour cela que nous l'appelons miracle... Nous l'attendons, mais nous ne croyons
pas qu'il s'accomplisse. Nous n'osons qu'en rêver !
LA FEMME :
Eh bien, maintenant, Vous le croyez quand même, Bonté
divine !
BOLDIZSÁR : Je le crois et
je n'ose pas le croire. Je crains que ce ne soit qu'une image de rêve, et
que si je la touche, elle disparaisse. Comme si je
rêvais.
LA FEMME (s'amusant) :
Oh, grand dadais, Allez, touchez-moi, osez !
BOLDIZSÁR (l'entoure
tendrement de ses bras, et puis s'assoit à ses pieds) : Annouchka... je ne sais pas quoi dire... je voudrais
arrêter le temps, rester ainsi immobile, longtemps, et savourer les plus
beaux moments de ma vie.
LA FEMME : Gros
bêta ! Ce sont de très belles paroles, mais il ne faut pas
que vous vous mépreniez sur mes intentions. Pour le moment je ne veux
que parler avec vous. J'aimerais que nous nous entretenions de certaines
choses.
BOLDIZSÁR : Annouchka, Que voulez-vous, tout ce qui est à moi,
est à vous...
LA FEMME (regarde
autour d'elle) : C'est votre chambre ?
BOLDIZSÁR (troublé) :
Plaît-il ? Oui, pour le moment...
LA FEMME : Très
coquet... seulement, il faudrait changer ce store rouge aux fenêtres...
et aussi le palmier au coin est d'un goût...
BOLDIZSÁR : Ça
ne fait rien... je les changerai...
LA FEMME (éclate
en rire) : Comme c'est étrange...
BOLDIZSÁR : Qu'est-ce qui
est étrange ?
LA FEMME :
Que je sois venue chez vous. Et maintenant je suis là. C'est comique.
BOLDIZSÁR : Comme dans un
rêve, n'est-ce pas ?
LA FEMME (se
lève d'un bond) : Vous ne voulez pas aller au
cinéma ?
BOLDIZSÁR : (étonné) Au
cinéma ?
LA FEMME :
Ou dans un slon de thé. J'ai faim.
BOLDIZSÁR : Comme
ça, brusquement... Vous venez seulement d'arriver.
LA FEMME :
Mais non mon lapin, cela fait une heure qu'on papote.
BOLDIZSÁR : Une
heure ? C’est n'exagéré ?
LA FEMME (lui
tapote la joue) : Ne prenez pas cet air idiot, je n'aime pas
cela. Pourquoi êtes-vous tous si comiques, quand on se trouve en
tête à tête avec vous ? Vous avez tous la même
bobine.
BOLDIZSÁR (un peu
maussade) : Nous tous ?
LA FEMME : Ça
va, ce n'est pas cela... je n'ai pas un passé aussi chargé. Mais
précisément, parce que cela est si inhabituel pour moi... Venir
dans l'appartement d'un homme... C'est pour cela que je suis toute chose.
BOLDIZSÁR (bêtement) :
Vous vous y ferez.
LA FEMME :
Merci bien, je ne veux pas m'y faire.
BOLDIZSÁR (chaleureusement) : Annouchka… Allez, ne sautillez pas comme un petit
canari. Asseyez-vous ici près de moi.
LA FEMME (nerveusement) : Non,
non, je ne veux pas rester assise. Je veux faire un tour en voiture.
BOLDIZSÁR (embarrassé) :
Un tour en voiture ?
LA FEMME : Ça
m'est égal, ou du patin à glace. Vous savez patiner ?
BOLDIZSÁR : Quand
j'étais étudiant, je savais... Mais je ne comprends pas...
LA FEMME :
Vous ne dansez pas le shimmy non plus ?
BOLDIZSÁR : Je n'ai pas
encore essayé. J’y arriverai peut-être, Annouchka...
Alors vous ne voulez pas...
LA FEMME : Je
veux, je veux tout, mais d'abord, je veux m'arranger les cheveux. Et si on
allait au cirque ?
BOLDIZSÁR (ahuri) :
Au cirque ? Quel cirque ?
LA FEMME : N'avez-vous
pas dit à l’instant qu'on irait au cirque voir danser les
otaries ?
BOLDIZSÁR : Moi, j'ai dit
cela ?
LA FEMME :
Peut-être, l'avez-vous seulement pensé.
BOLDIZSÁR : Je l'ai
pensé ? D’où tenez-vous que j’ai pensé
cela ?
LA FEMME : Parce
que vous, les hommes, vous vous cassez tout le temps la tête :
où nous sortir.
BOLDIZSÁR (maugrée) :
Nous les hommes ! Ol y en a combien
d’autres ?
LA FEMME (ne
comprend pas) : Pourquoi ?
BOLDIZSÁR : Chère
Annouchka, Vous sentez-vous incapable de parler d'un
homme au singulier ?
LA FEMME : Ah
oui, j’ai compris ! C'est ce qu’on appelle la
sensibilité masculine, que vous êtes différent des autres.
Je connais cela. Vous vous croyez tous uniques.
BOLDIZSÁR (contrarié) : Je
ne sais pas pourquoi vous me dites cela. Je ne crois pas vous avoir
donné des raisons de me considérer comme immodeste. Je n'ai pas
encore eu l'occasion de parler de moi.
LA FEMME : D'accord.
Je vous crois. Vous êtes modeste. Vous êtes l'homme le plus modeste
du monde. Celui qui est plus modeste que vous, il triche. Justement votre
singularité par rapport aux autres, c'est qu'eux, ils sont
infatués de leur personne, tandis que vous, vous êtes le seul
homme qui sait qu'il n'est pas différent des autres. Vous êtes le
tout dernier homme, si vous n'êtes pas le tout premier, alors au moins le
tout dernier. Il faut que vous soyez le plus de quelque chose. Vous êtes
l'unique homme ordinaire, l'unique homme insignifiant, l'unique qui n'a qu'un
million de semblables, personne d'autre. Je connais cela.
BOLDIZSÁR (ironique) : Apparemment
vous savez tout. Vous avez beaucoup d'expérience. Je n'aime pas ce
savoir excessif chez les femmes.
LA FEMME : Bien
sûr, vous préférez la femmelette naïve, qui gobe tout.
Elle voit en vous la septième merveille de monde. Pour elle
l’homme est unique. Dans ce cas, mon petit, je ne sais pas ce que vous
attendiez de moi. Je ne suis pas une oie blanche, mon cher.
BOLDIZSÁR (en colère) : Le
contraire de l'oie blanche, selon moi, c'est une femme intelligente,
cultivée, compréhensive et non une...
LA FEMME (agressive) :
Non une... ? Non une quoi ?
BOLDIZSÁR (toujours
furieux) : Et non une femme cynique et impudente.
LA FEMME (d'un
ton acéré) : Ah, ainsi ? Moi, selon vous, je suis
une femme cynique et impudente ?
BOLDIZSÁR : Je ne dis pas
cela.
LA FEMME :
Alors quoi ?
BOLDIZSÁR : Que vous
êtes un peu...
LA FEMME :
Un peu ?
BOLDIZSÁR : Un peu
insupportable.
LA FEMME (ironiquement) : Que
dites-vous là. Alors je suis insupportable. Et qu'est-ce qui se passe
avec l'image de rêve.
BOLDIZSÁR : Quelle image
de rêve ?
LA FEMME : Mais
alors, il y a deux minutes vous m'avez qualifiée d’image de
rêve devenue réalité !
BOLDIZSÁR (ironiquement) : Il
y a deux minutes ? Si j'ai bien compris nous bavardons déjà
depuis une heure.
LA
FEMME : Et on ne
s’ennuie pas. Sachez-le, j'imaginais tout à fait autrement un
rendez-vous galant. J'ai lu qu'il commençait par des baisers ardents, et
des étreintes passionnées. Ce n'était pas la peine de
venir pour cela Pour m’entendre dire des brutalités, mon mari me
suffit.
BOLDIZSÁR : Pourquoi
n'êtes-vous pas restée, chez vous ?
LA FEMME : Vous
osez me dire cela ? Et vos promesses ? Vous chuchotiez d’une
voix trémolo dans mon oreille, que vous alliez mourir si vous ne pouviez
pas être seul avec moi ?
BOLDIZSÁR : Alors,
je ne connaissais pas encore votre… conception du monde.
LA FEMME : Non,
j'étais assez stupide pour vous prendre en pitié. Vous
n'êtes pas seulement un individu insignifiant, je m'en suis
aperçue tout de suite mais aussi une personne désagréable.
BOLDIZSÁR : Vous
n’êtes qu’une femme vulgaire, frivole, superficielle et
ennuyeuse.
LA FEMME : Bref,
vous n'allez pas mourir si je ne suis pas à vous ? Et bien
sûr, vous n'avez pas envie de baiser les traces de mes pas, comme vous
l'avez souhaité ?
BOLDIZSÁR : Vous pouvez
bien courir !
LA FEMME : Et
je ne suis pas une image de rêve ? Et le fait que je sois là
ce n'est pas un rêve ?
BOLDIZSÁR :
Bien sûr que si ! Sauf que c’est plutôt un cauchemar.
Ça existe aussi.
LA FEMME :
Bien sûr . Par exemple, vous pour moi.
BOLDIZSÁR : Ou vous pour
moi.
LA FEMME : Alors,
pourquoi vous donnez-vous toutes les peines du monde pour nous plaire, pour
nous avoir ?
BOLDIZSÁR : Voilà,
encore une fois, vous me traitez au pluriel.
LA FEMME : Naturellement.
Vous les hommes, vous êtes tous pareils. Ça vous démange,
vous souffrez à cause des femmes. Vous bavassez jour et nuit sur nous,
même quand vous restez entre vous.
BOLDIZSÁR (ironiquement) :
Pourquoi ''sur nous''. Sur vous uniquement.
LA FEMME : Soit,
sur moi. J'attire votre attention, sur le fait le que déjà un homme
s'est suicidé pour moi !
BOLDIZSÁR : Grand bien lui
fasse !
LA FEMME :
Je n'ai pas besoin de m'en vanter, je ne le raconte à personne.
BOLDIZSÁR : Même pas
à moi, n'est-ce pas ?
LA FEMME : A
vous ? Je m'en balance, mon petit. J'ai obtenu avec vous ce que je
voulais, le reste m'indiffère.
BOLDIZSÁR : Tiens
donc ! Vous avez obtenu quoi de moi ?
LA FEMME : Que
vous êtes devenu fou amoureux de moi, et vous m'avez supplié de
venir à votre appartement, et vous m'avez demandé en mariage, et
vous étiez même prêt à tuer mon mari en duel. Oui ou
non, vous l'avez dit ?
BOLDIZSÁR : J'ai
menti. Tout ce que je voulais obtenir, c'est de vous faire venir chez moi. Je
savais comment il faut cuisiner une foldingue comme vous. Et je suis
arrivé à mes fins, vous êtes venue chez moi, le reste ne
m'intéresse pas.
LA FEMME :
Vous n'êtes pas un homme.
BOLDIZSÁR : Et vous
n'êtes pas une femme. Si vous étiez une femme J'aurais
été un homme. Je suis un homme, seulement avec des femmes, avec
des poupées de chiffon, je ne suis qu'un être humain.
LA FEMME : Mais
vous n'êtes même pas un être humain non plus. Vous
n'êtes rien, rien de tout. Vous n'existez pas pour moi. Vous n'êtes
qu'un caprice passager, une pensée vagabonde que je chasse quand je
veux ; d'ailleurs cela ne subsistait que parce que pour un instant je
voulais m'amuser avec vous et puis vous avez éclaté comme une
bulle de savon, comme une idée futile qui m'est passée par la
tête.
BOLDIZSÁR (ironiquement) :
En somme, comme une image de rêve.
LA FEMME : C'est
cela. C'est ce que j'ai rêvé, et qui n'existe même pas, si
je ne le veux pas.
BOLDIZSÁR : Seulement
voilà, pour moi la chose se présente autrement, mon petit.
Restons-en au point de départ. D'accord ; c'est vous l'image de
rêve. Celui qui rêve c'est moi, pas vous.
LA FEMME (ironiquement) :
Vraiment ? Vous croyez ça ?
BOLDIZSÁR : Bien
plus, je commence à en être tout à fait certain. (En
extase, avec un étrange sentiment de délivrance) Ce
que j'ai dit tout à l'heure, à votre arrivée, ce
n'était qu'au figuré, comme dans un rêve, tandis que tout
ce que je raconte maintenant, je le ressens comme une réalité au
sens strict du terme. Je me rends compte qu'elle ne peut pas être
véridique cette dispute pénible, désagréable, et
stressante – ce cauchemar qui suit une ambiance douce et berçante
– ce retournement impossible et incompréhensible, qu’un
minois angélique, enivrant et délicieux, se transforme soudain en
visage haineux, hideux, bileux. Sa bouche profère des paroles
empoisonnées à la place du son ensorcelant du violon. Eh bien ce
n'est qu'un mauvais rêve, un rêve stupide. Il faut que je me
réveille ! Il m'est souvent arrivé qu'au moment le plus
angoissant de mon rêve je me sois rappelé que ce n'est qu'un
rêve, et tout s'est évanoui ; oui, et ces visages moqueurs
menaçants, qui m'ont effrayé, se sont évaporés et
ils ont disparu ainsi que les cauchemars que mon cerveau endormi,
étourdi sécrétait. C'est pareil maintenant, je vais me
réveiller, et vous ne serez plus là, à côté
de moi. (Il se cache le visage)
LA FEMME (interloquée) : Que
dites-vous ? Vous êtes devenu fou ? Vous osez prétendre
que...
BOLDIZSÁR : Que je ne
fais que rêver. Et vous n'existez pas. Ou plutôt vous existez tant
que cela me plaît. Parce que vous n'êtes pour moi qu'une chimère,
un cauchemar, une vision. Sûrement j'ai trop mangé le soir, j'ai
eu une indigestion, voilà la raison de mes mauvais rêves.
LA FEMME (furieuse) : Insolent !
Comment osez-vous tenir des propos pareils ! Que je n'existe même
pas ! Sauf dans votre rêve ?
BOLDIZSÁR : Pour mon
malheur d'ailleurs. Ce n'est pas la peine de prolonger cette discussion. Fini
le cauchemar. Vous n'êtes qu'une nébuleuse dans mon cerveau, une
punition parce que j'ai surchargé mon estomac au souper, vous obéissez
machinalement au gré de mon imagination. Si je le voulais, vous seriez
aimable et gentille, il me suffirait de le vouloir – mais je ne le veux
plus, je veux me réveiller !
LA FEMME :
A oui ? Et si je vous affirmais que c'est tout le contraire ?
BOLDIZSÁR : Comment
entendez-vous, "tout le contraire" ?
LA FEMME :
Ce n'est pas vous qui rêvez de moi, mais c'est moi qui rêve de
vous.
BOLDIZSÁR (estomaqué) :
Comment, que dites-vous ?
LA FEMME (triomphalement) : Exactement
comme vous. Pourquoi seriez-vous le rêveur, et moi l'image de
rêve ? Qui me prouve que ce n'est pas le contraire ?
BOLDIZSÁR (très
troublé) : Comment le prouver ? Mais par le fait...
que... (il s'efforce)... que je sais... je
sens... je suis... que moi... je suis moi... j'existe... (Avec
désespoir) Je rêve... aïe mon Dieu... (Il se
tâte, puis il s'écrie) Boldizsár,...
Boldizsár... Boldizsár,
réveille-toi !...
La scène s'obscurcit lentement,
on entend dehors : Boldizsár,
''réveille-toi''. Au bout de quelques instants la lumière revient
lentement sur la scène.
Sur le même canapé, au
milieu de la literie, est couché Boldizsár,
il est seul. La femme a disparu.
Boldizsárse frotte les yeux comme s'il venait de se
réveiller, il regarde autour de lui.
Une voix, de l'extérieur :
Boldizsár, réveille-toi ! Tu vas
être en retard au bureau !
BOLDIZSÁR (à
haute voix) : Oui, chérie, j'y vais !
La voix de l'extérieur :
Il te faut du temps pour émerger !
BOLDIZSÁR (fort) :
J'ai dormi profondément ma petite Sophie
La voix : De quoi as-tu
rêvé ?
BOLDIZSÁR : De toi,
ma petite Zsófi ! J'arrive ! (Il
est en pyjama, il s'assoit, cherche ses chaussettes, il regarde
devant lui pensivement) Grâce à Dieu c'était un
rêve ! Tout de même j'avais raison !... Où sont
mes chaussures ?
La scène s'obscurcit de nouveau,
on entend de nouveau de l'extérieur : « où
sont mes chaussures ». La scène s’éclaire. Sur
le même canapé est couchée la femme, elle se
réveille lentement, se frotte les yeux.
Une voix de l'extérieur :
Où sont mes chaussures ?
LA FEMME (regarde
devant elle) : Le rêve... J'ai tout rêvé... (Pensive)
J'ai quand même eu le dernier mot !
LE MARI (il
entre en chaussons) : Chérie, où sont mes
chaussures ?
LA FEMME (encore
étourdie) : Tes chaussures ?
LE MARI (s'approche
d'elle) : Excuse-moi, je t'ai réveillée ?
LA FEMME (souriante,
elle lui tend les bras) : Oui.
LE MARI (plaisantant) :
Tu as fait de beaux rêves ?
LA
FEMME (elle l'embrasse) :
J’ai rêvé de toi… de toi, mon chéri…
R I D E A U