Frigyes Karinthy :  Théâtre Hököm

 

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J’ignore son nom[1]

 

Personnages :

MONSIEUR LE RÉDACTEUR

L’ANONYME

 

 

LE RÉDACTEUR (assis, il parle au téléphone) : Allô ! Bonjour, salut… Ce… Oui, ce gars plutôt grand, brun… Allô… Évidemment je le connais, ce grand brun avec un pince-nez… Je le rencontre tous les jours, on se tutoie… Zut, comment il s’appelle déjà ? Comment ? Son nom t’échappe aussi ? À moi aussi, il ne me revient pas, pourtant je te dis que c’est un bon copain, depuis longtemps, seulement je ne sais pas qui il est, de quoi il s’occupe, ni comment il s’appelle et d’où je le connais. Comment ? Tu dis que tu me l’as envoyé ? Qu’il va venir tout de suite… Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse, je ne sais même pas de quoi parler avec lui… Il vient tout le temps me voir, il n’a rien à dire, il s’assoit et il cause, ça m’est très pénible. Le plus souvent je finis par l’envoyer chez toi. Je n’ai pas la moindre idée… Allô… Comment veux-tu que je lui demande comment il s’appelle ? Ah non, ce n’est pas possible, ça risquerait de le vexer, alors que ça fait dix ans que je le connais. Comment veux-tu que je le demande ? Il croirait que je le fais marcher. Bon, si tu veux, je vais essayer de trouver le moyen de lui arracher son nom, sans qu’il s’en aperçoive, je trouverai bien un moyen… (On sonne.) Allô, apparemment il arrive… (Il repose le téléphone.)

L’ANONYME (entre) : Salut, mon cher Dönci. Comment vas-tu ce matin ? Devines-tu d’où je viens ? Tu le devines ?

LE RÉDACTEUR : De chez Pista Palugyay.

L’ANONYME (étonné) : En plein dans le mille, comment tu sais ça ?

LE RÉDACTEUR (morne) : Comme ça, je l’ai pensé. Que fait ce pauvre Pista ?

L’ANONYME : Pourquoi pauvre ? Il va très bien.

LE RÉDACTEUR : Comment irait-il bien ? C’est un homme malheureux, euh… Il a des… Tu sais… C’est un homme qui touche à tout, tout l’intéresse un temps, puis il laisse tomber… Il n’a aucune persévérance pour s’intéresser durablement à quelque chose.

L’ANONYME : Ah, laisse tomber, il a raison.

LE RÉDACTEUR (s’énerve) : Il n’a pas raison du tout ! On doit être conséquent. Quand on sait quelque chose, on doit en être sûr. Et si on ne sait pas quelque chose, alors on ne le sait pas, et c’est tout. Moi, si quelque chose m’intéresse, si je veux apprendre quelque chose, alors je m’y active consciencieusement, je vais jusqu’au bout, je ne suis pas tranquille avant de connaître la personne à fond… Je veux dire… Tu comprends ?

L’ANONYME : Bien sûr que je comprends. Et, de quoi tu t’occupes ces temps-ci par exemple ?

LE RÉDACTEUR : Ces temps-ci ? De toutes sortes de choses… Des choses statistiques… Eh bien, mon vieux, si tu savais comme c’est intéressant !

L’ANONYME : Vraiment ? Je dois t’avouer que moi je ne m’y suis jamais intéressé.

LE RÉDACTEUR : Alors là, ce sont des études fort intéressantes. En réalité, ce ne sont pas vraiment des statistiques, mais plutôt des… comment s’appelle, tiens, le nom m’échappe… ce machin qui s’occupe des noms, des noms anciens par exemple…

L’ANONYME (étonné) : Qu’est-ce que ça a à voir avec les statistiques ? C’est de l’archéologie.

LE RÉDACTEUR : Qui parle de statistiques ? Je m’en fiche des statistiques. Je ne m’intéresse qu’à ce machin avec les noms. Tu n’imagines même pas toutes les drôles de choses qui se présentent, tiens, les particules par exemple. Comme toi, (légèrement) si je me rappelle bien, tu as bien un nom à particule, n’est-ce pas ? (Il attend en croisant les doigts que son interlocuteur prononce son nom.)

L’ANONYME : Moi ? Sûrement pas. (Il se tait.)

LE RÉDACTEUR : Pardon, tu as raison, ça ne se pourrait pas…

L’ANONYME : Pourquoi ça ne se pourrait pas ? Ça se pourrait, mais il n’y en a pas. (Il se tait.)

LE RÉDACTEUR (rit) : Tu as un nom bizarre… Ce matin, j’ai pensé à toi et j’ai fabriqué un jeu de mots sur ton nom… Ha, ha, ha…

L’ANONYME : C’était quoi ?

LE RÉDACTEUR (gêné) : Qu’est-ce que c’était déjà ? Oralement ça ne marche pas, ça ne marche qu’à l’écrit. Je vais te montrer. As-tu un bout de papier ? Ou une carte de visite ?

L’ANONYME (fouille dans ses poches, sort un carnet, en arrache une page vide) : Tiens, ça fera l’affaire.

LE RÉDACTEUR : Ça ? Ça n’ira pas. De toute façon ça me revient maintenant. Ce n’est pas sur ton nom que j’ai fait un jeu de mots, mais sur celui d’Árpád Ódry[2].

L’ANONYME : Alors, c’est comment ?

LE RÉDACTEUR (peine) : C’est comment ? (Il s’efforce de réfléchir.) Alors… des Carpades à l’Odriatique il n’y a pas d’autre comédien tel qu’Árpád Ódry… Ha, ha, ha…

L’ANONYME : Ce n’est pas mal du tout… Comme ça, tu dis que tu t’intéresses à l’archéologie…

LE RÉDACTEUR : Archéologie ? Sûrement pas, je ne sais même pas sur quel arbre ça pousse, cette ânerie.

L’ANONYME : Ce n’est pas ce que tu as dit ?

LE RÉDACTEUR : Moi ? Pas du tout. (Il réfléchit un moment, puis ses yeux se mettent à briller.) J’ai parlé de graphologie. Sais-tu seulement comme c’est intéressant, la graphologie ? Le manuscrit d’une personne permet d’en tirer des conclusions sur son caractère. C’est magnifique. C’est mon nouveau hobby, j’en deviens dingue, je crois que je m’y débrouille de mieux en mieux.

L’ANONYME (méprisant) : Je ne crois pas à ces trucs-là…

LE RÉDACTEUR : Ne dis pas cela. Tiens, écris ton nom ici, sur ce bout de papier.

L’ANONYME : Je suis curieux de voir ça.

LE RÉDACTEUR (se concentre) : Écris-le toujours, tu verras.

L’ANONYME (prend le crayon, le brandit en l’air comme un escrimeur.)

LE RÉDACTEUR (le regarde, surpris.)

L’ANONYME (lève soudain la tête) : Tiens, en général on a une autre écriture pour écrire son nom, que l’écriture ordinaire. Je préfère écrire autre chose que mon nom, j’écrirai par exemple : tarte aux poireaux. (Il l’écrit.) À toi de parler. Qu’est-ce que tu en déduis ? (Il tend le papier.)

LE RÉDACTEUR (amer) : Ah oui. Tu as des lettres très personnelles. On y lit ton caractère. Le « t » montre ton obstination. Le « p » révèle qu’une fois dans ton enfance… euh… tu es tombé sur la tête… non, c’est le « c » qui révèle cela.

L’ANONYME : Mais il n’y a pas de « c » dans tarte aux poireaux.

LE RÉDACTEUR (en colère, jette le papier) : Non, mais il y en a un dans ta caboche. Tiens, j’y pense, toute cette prophologie, c’est une connerie. Je ne comprends pas comment on peut s’y intéresser.

L’ANONYME (étonné) : Tu viens de dire que c’est ton nouveau passe-temps.

LE RÉDACTEUR : Moi ? Absolument pas. Même si je le voulais, je ne pourrais pas à cause de la… philatélie.

L’ANONYME : Quoi ?

LE RÉDACTEUR : La philatélie. Tu ne savais pas que je collectionne les timbres ?

L’ANONYME (poliment) : Ah bon ! Et tu en as beaucoup ?

LE RÉDACTEUR : Là, tu vois, tu pourrais me rendre un service… Puisque nous sommes de si vieux amis… Tous les timbres m’intéressent, tu sais. Tu n’en as pas sur toi ?

L’ANONYME : Lesquels par exemple ?

LE RÉDACTEUR (avidement) : Tous. Tu as bien dans tes poches une lettre que tu as reçue ? Même locale.

L’ANONYME (cherche) : J’en ai une, mais elle n’est pas bonne.

LE RÉDACTEUR (se penche plus près, tente de lire l’enveloppe.)

L’ANONYME (change d’avis, fourre la lettre dans sa poche) : La chance ! Je viens de penser qu’un de mes amis a reçu une lettre du Paraguay, je l’ai sur moi, le timbre est encore dessus. (Il cherche dans une autre poche.)

LE RÉDACTEUR (fâché) : Merci, des timbres du Paraguay, j’en ai par-dessus la tête, ne te fatigue pas. (Il s’essuie le front. Il murmure.) Quel animal !

L’ANONYME : Je regrette. (Il se tait. Silence pénible.)

LE RÉDACTEUR (en colère) : Dis-moi, euh, n’as-tu pas un homonyme ici à Budapest ? Il me semble que j’ai lu quelque chose d’intéressant l’autre jour.

L’ANONYME (lève la tête) : C’est quoi ?

LE RÉDACTEUR : Tu as ou tu n’as pas d’homonyme ?

L’ANONYME : J’en ai plusieurs.

LE RÉDACTEUR (avide) : Et comment ils s’appellent ?

L’ANONYME (rigole) : Qui ? Mes homonymes ? Tout comme moi.

LE RÉDACTEUR (se force à rire) : Bien sûr, je suis bête.

L’ANONYME : Elle est bien bonne. Alors, qu’est-ce que tu as lu de mon homonyme ?

LE RÉDACTEUR : Non, rien. Ce n’est pas vraiment ton homonyme. Lointain seulement. Comme Bródy et Bódy. Ou Pékár et Descartes. Ou Karinthy et Kazinczy.

L’ANONYME : Ah oui. (Silence pénible.)

LE RÉDACTEUR (perd espoir, se lève) : Tu viens ? Je dois partir.

L’ANONYME : Où tu vas ?

LE RÉDACTEUR : Moi ? (Une dernière tentative.) Tu ne sais pas ? Je vais hypnotiser. J’apprends à hypnotiser depuis peu.

L’ANONYME : Vraiment ? Dis donc !

LE RÉDACTEUR (s’élance) : Je sais déjà certaines choses. Tiens. Je vais essayer sur toi.

L’ANONYME : Moi ? Ça ne marchera pas.

LE RÉDACTEUR (en aparté) : Tant pis pour moi. (À haute voix.) Ne crains rien, on essaye seulement.

L’ANONYME : Si tu veux.

LE RÉDACTEUR : Regarde-moi dans les yeux !

L’ANONYME (le regarde.)

LE RÉDACTEUR (l’hypnotise) : Maintenant… il te semble que ta vue baisse.

L’ANONYME (secoue la tête.)

LE RÉDACTEUR : Mais si, mais si.

L’ANONYME (le fixe.)

LE RÉDACTEUR (ordonne) : Maintenant… tu es incapable de prononcer ton nom. (En aparté.) Là, je l’ai eu !

L’ANONYME (inquiet) : Arrête ces blagues.

LE RÉDACTEUR (l’hypnotise) : Même si tu voulais… Même si tu t’y efforces… Tu ne peux pas… Essaye…

L’ANONYME (inquiet) : En voilà une drôle de blague !... (Effrayé.) Mais c’est vrai ! Jésus Marie… Je suis sous hypnose… C’est vrai que je ne peux pas dire mon nom… Ciel, c’est affreux !

LE RÉDACTEUR (interloqué) : C’est vrai que tu ne peux pas ?

L’ANONYME (secoue la tête signalant qu’il ne peut plus parler.)

LE RÉDACTEUR (se frappe la tête) : Mais alors, je suis un hypnotiseur ! Pauvre malheureux ! Dis-moi, ça fait combien d’années qu’on se connaît, tous les deux ?

L’ANONYME (montre ses dix doigts.)

LE RÉDACTEUR : Ça fait dix ans ?... Bon, merci, j’en ai assez. Salut, je vais m’associer à Pethes[3].

 

Rideau

 

Suite du recueil

 



[1] Cette idée est traitée de façon proche dans la presse, en 1920, sous le titre Il me faut savoir comment il s’appelle.

[2] Árpád Ódry (1876-1937). Comédien.

[3] Sándor Pethes (1899-1981). Comédien.