Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
On vous dessine[1]
Personnages :
L’ARTISTE
LA VICTIME
LE GARÇON DE CAFÉ
La
scène se joue dans un café, avec deux tables. Un Monsieur, la
victime, est assis à l’une des tables, il lit innocemment,
plongé dans son journal.
L’ARTISTE (entre de gauche. Il porte un
énorme chapeau, une ample cape et une cravate qui vole. Il serre un
carnet d’esquisses sous l’aisselle. Il entre, il aperçoit la
victime, il la fixe, la menace de son poing et frappe sur l’autre table
de façon inaperçue.)
LE GARÇON DE CAFÉ (s’approche. Il aperçoit l’artiste. Il
s’étonne, voudrait dire quelque chose. L’artiste lui fait
signe de ne rien dire. Puis le garçon à haute voix) : Une
absinthe, chef ! (L’artiste s’assoit à la table.)
LA VICTIME (lève
les yeux, s’étonne.)
LE GARÇON : Oui,
Maître ! (Il rigole dans sa barbe et s’éloigne.)
L’ARTISTE (s’installe
commodément à sa table. Il y dépose son carnet, il sort
des crayons qu’il taille avec soin.)
LA VICTIME (l’observe
avec curiosité.)
LE GARÇON (apporte
l’absinthe, la pose.)
LA VICTIME : Hé,
dites… (Il hèle le garçon.)
LE GARÇON : Vous
désirez ? (Il s’approche.)
LA VICTIME (doucement) : Dites-moi,
qui est-ce ?
LE GARÇON : Lui ?...
(Il se sent gêné. L’artiste lui fait signe.)
C’est un… un dessinateur célèbre.
LA VICTIME (avec
respect) : Ah oui ? Comment s’appelle-t-il ?
LE GARÇON : J’essaierai
de le savoir, je l’ai oublié. (Il passe à la table de
l’artiste. À voix basse.) Que dois-je répondre ?
L’ARTISTE : Dites-lui que je suis Lajos Crachotis, collaborateur du journal satirique Gueules
Impossibles.
LE GARÇON (revient
à l’autre table) : Oh, il est célèbre,
c’est Lajos Crachotis, collaborateur du journal
satirique Gueules Impossibles, en personne. Un très vieil
habitué chez nous, il ne vient qu’ici.
LA VICTIME (avec
respect) : Ah oui ? Et pourquoi est-ce qu’il
m’observe ?
LE GARÇON : Il
regarde toutes les personnes qui ont une tête intéressante.
LA VICTIME (flattée) : Vraiment ?
Bon, s’il vous demande qui je suis, dites-lui que je suis Ödön Vandrák,
maître d’escrime.
LE GARÇON (passe
à l’autre table) : Il dit qu’il
s’appelle Vandrák…
L’ARTISTE : Ödön
Vandrák, maître d’escrime,
j’ai entendu. (Il se remet à dessiner, observe son voisin
à la dérobée.)
LA VICTIME (très
flattée, mais fait celui qui ne remarque rien, se plonge dans la lecture
du journal des sports.)
L’ARTISTE (au garçon) : Dites-lui
de ne pas bouger la tête.
LE GARÇON (passe
à l’autre table) : S’il vous plaît,
Monsieur Crachotis vous fait dire de ne pas bouger la
tête.
LA VICTIME : Aurait-il
l’intention de me dessiner ?
LE GARÇON : Il
a très certainement l’intention de vous dessiner.
LA VICTIME : C’est
un grand honneur. (Il se fige.)
L’ARTISTE (fait signe au garçon, le
garçon s’éloigne. L’artiste lève son dessin en
l’air et fait un mouvement condescendant mais ferme vers la droite.)
LA VICTIME (pudiquement) : Vous
désirez ?
L’ARTISTE (les yeux plissés) : Un
peu plus à droite, s’il vous plaît. Et vers le haut.
LA VICTIME (se tord
le cou.)
L’ARTISTE (voluptueusement) : Encore
plus à droite…
LA VICTIME (devient
bleue, statufiée.)
L’ARTISTE (examine, les yeux plissés,
la tête tournée de profil, tantôt le papier, tantôt la
victime. Après un silence) : Intéressant.
LA VICTIME (du bout
des lèvres) : Pardon ?
L’ARTISTE : Sujet intéressant.
LA VICTIME (très
honorée) : Vous trouvez, Maître ?
L’ARTISTE (dessine) : Tête
intéressante.
LA VICTIME (modeste) : Oh,
vous savez… je ne suis qu’un simple…
L’ARTISTE (fermement) : Veuillez
ne pas bouger les lèvres. Tête très intéressante.
Rare, particulière. Vous avez des yeux spécialement
exorbités.
LA VICTIME (regarde.)
L’ARTISTE (après un silence) : Tête
intéressante.
LA VICTIME (voudrait
parler.)
L’ARTISTE : Silence ! Je ne peux pas
travailler comme ça. (Après une pause.) Tête
difficile.
LA VICTIME (interloquée) : Pardon ?
L’ARTISTE : Vous avez une tête
très difficile.
LA VICTIME (gênée) : Excusez-moi,
j’ai toujours été bon élève.
L’ARTISTE : Pas dans ce sens. Tête
difficile à dessiner. Vous savez, je ne cherche pas la ressemblance, ce
n’est pas ça qui compte pour moi. Un Benczúr
ou un Lotz[2],
ils doivent chercher la ressemblance. Moi je cherche le caractère. Pour
moi c’est seulement le caractère qui compte. La tête un peu
plus haut, s’il vous plaît.
LA VICTIME (bleuit,
ses vertèbres cervicales craquent.)
L’ARTISTE (tout en dessinant, comme pour
lui-même) : Une tête très intéressante.
Un visage intéressant. C’est intéressant que ce soit un
visage.
LA VICTIME : Pardon ?
L’ARTISTE : Eh oui. La particularité
ne réside pas tellement dans le caractère, mais plutôt dans
la valeur. La valeur ressort dans des couleurs complémentaires. Oui.
C’est un visage particulier. Le front, en valeur, est en
réalité bleu, le nez est rouge et la langue pend. Mais seulement
en valeur, bien sûr. Vous savez, ce qui compte pour moi, c’est la
construction intérieure de la tête. Alors voilà. Une
construction divine. Que le diable emporte ce genre de construction. Il y a
là-dedans quelque chose de préhistorique, comme chez les Papous,
chez les femmes Tcherkesses que Van Gogh a si bien saisies. Il est
très difficile de saisir ce caractère ici.
LA VICTIME (avec
respect) : Eh oui, l’art…
L’ARTISTE : Bon, tenez quand même la
bouche… je veux dire, tenez-la fermée, je suis en train de la
dessiner…Pas facile de saisir cette tête, mais une fois que je
l’aurai, nom de Dieu…
LA VICTIME : Pardon ?!
L’ARTISTE : Je veux dire, le
caractère. Vous savez, les os aussi sont importants pour moi. Les os
nus. Les os et la peau, le reste n’a pas d’importance. Aucune, Dieu
merci. Moi, je vous regarde sans vous voir. Si je vous regarde comme ça,
vous n’avez pas de peau sur le visage. Il n’y en a pas. Vous avez
un visage sans peau. C’est l’interférence des jugulaires qui
complète… la coupe transversale du réflexe dermique, en
valeur… Bien sûr, en valeur seulement… De la peau, ça,
vous n’en avez pas sur la gueule.
LA VICTIME (gênée) : Pardon ?
(Il devient inquiet.)
L’ARTISTE (d’une voix claironnante) : Maintenant,
à gauche !... Davantage !... À gauche, s’il vous
plaît ! Un peu plus !
LA VICTIME (paniquée,
tourne la tête dans le sens contraire.)
L’ARTISTE (fiévreusement) : Et
maintenant… veuillez rester totalement immobile… C’est le
plus important qui vient maintenant…
LA VICTIME (se
tend.)
L’ARTISTE (débite) : Il
n’y en a pas… De la peau, il n’y en a pas…
Déjà Cranach a remarqué cela, chez ce genre de
tête… Dans ses premières esquisses sur le premier stade de
l’idiotie… Gauguin, très justement, appelle celles-là
des têtes d’idiot… dans ses études intitulées
Le Trotolisme… Votre tête à vous
s’enfle par-derrière en valeur, votre bouche pend… Les
oreilles sont écartées… (Il se met debout, pose son
crayon, poursuit son discours en gesticulant.) Il y a dans votre regard une
sorte de stupidité merveilleuse, profonde… Je veux dire, dans le
caractère… C’est ce que je dois faire ressortir… Mais
je le ferai ressortir, putain !... Et les yeux… Dans les yeux il y a
quelque chose de bovin… Je le ferai aussi ressortir. Seul un peintre
italien nommé Chassie savait faire ressortir cette chose… Vous
avez des yeux à la Chassie, les yeux chassieux… Mais je les ferai
ressortir de votre tête, oh oui, ça, je les ferai ressortir, nom
d’un chien, je vous ferai sortir les yeux de la tête… Parce
que dans le caractère de votre tête il y a quelque chose de liquide…
quelque chose qui se disloque et qui s’écoule… quelque chose
qui flétrit et qui vrille… une sorte de chou… un
caractère de cornichon… quelque chose de poignant… comme un
chou pourri… comme un chou-courge… comme un chou-courge
pourri… Pouah ! (Il crache, il jette sa cape par terre, il jette
son large chapeau, il porte en dessous un chapeau ordinaire, il jette son
carnet d’esquisses sous la table, il se boutonne.) Pourquoi me
regardez-vous ?
LA VICTIME (se
retourne en grinçant, se met debout) : C’est prêt ?
L’ARTISTE (crânement) : Quoi ?
LA VICTIME : Ben,
le dessin.
L’ARTISTE : Quel dessin ?
LA VICTIME : Vous
ne m’avez pas dessiné ?
L’ARTISTE : Je n’en avais pas la
moindre envie. Je voulais seulement vous dire enfin calmement et sans
dérangement mon opinion sur votre figure que j’ai depuis longtemps
en grippe. Au demeurant, je m’appelle Karczag.
Un jour vous avez dit au mari de la sœur de ma femme que vous ne
compreniez pas comment ma femme a pu épouser un type tel que moi.
Adieu ! (Il part vite.)
Rideau