Frigyes Karinthy :  Théâtre Hököm

 

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Talent[1]

 

Personnages :

 

M. MOSONYI

M. PALLÓ

MLLE HÉDI SZALKAI

LE RÉGISSEUR DE PLATEAU

 

La scène se passe dans les coulisses d’un théâtre de province, pendant la représentation, vers la fin d’un acte. Les deux acteurs qui attendent dans les coulisses peuvent jeter un regard sur la scène. Tous les deux portent leur costume, ils sont grimés, déjà après leur apparition. Depuis la scène on entend un air caractéristique d’un final d’opérette. Le premier dialogue se déroule accompagné de cette musique.

 

 

HÉDI (se dirigeant vers la sortie) : Laissez tomber, quand même…

PALLÓ (chétif, intrigant, l’œil rusé, il retient Hédi en la tenant par la main) : Où cours-tu comme ça ?

HÉDI : À ma loge. Je dois me changer, c’est moi qui commence l’acte suivant.

PALLÓ (d’une voix étranglée) : Hédi, tu ne m’aimes pas ?

HÉDI (fâchée) : Arrête, Palló, ne reviens pas là-dessus, tu m’ennuies. Je t’ai dit clairement que non.

PALLÓ (sombrement) : Aucune chance ?

HÉDI : Aucune. Tu sais que je ne suis pas faite pour les amours de théâtre.

PALLÓ (amer) : Tout au moins avec moi. Si c’était Mosonyi

HÉDI (sursaute) : Veux-tu te taire ? Ça ne te regarde pas.

PALLÓ (renonce) : D’accord, ça ne me regarde pas. Dis-moi tout de même : une fille aussi intelligente, raffinée, unique comme toi, Hédi, comment peux-tu te plaire avec ce rustaud prétentieux, cette nullité sans talent, ce Mosonyi ?

HÉDI (vivement) : Là, tu es de mauvaise foi. Tu es jaloux de lui et tu le crains.

PALLÓ (dégoûté) : Jaloux, moi ? De cet imbécile ? De cet enseigne de barbier ? Pouah ! (Il guette derrière les coulisses.) Regarde ! Il ne cesse pas de rouler ses yeux vers le ciel, pour lui c’est raffiné ! Il joue son marquis comme un apprenti boutiquier. Mais rien à faire, c’est ce que veut le public. Il s’est encore fait ovationner, il va être insupportable toute la semaine. Cet anti talent. Comme je le déteste !

HÉDI (le toise) : Tu n’es qu’un intrigant. Une langue de vipère. Tu n’oses parler de lui que dans son dos. Tu le crains toi aussi, comme les autres, tous, parce que tu sais qu’il est fier et coléreux. Et surtout, plus fort que toi, c’est ça, il est plus fort que toi !

PALLÓ (touché à vif) : Quoi ? Moi, j’aurais peur de lui ?

HÉDI (en rajoute) : Mais oui, tu as peur de lui. Oserais-tu lui dire en face que tu le détestes ?

PALLÓ (vivement) : Hédi !

LE RÉGISSEUR  (entre par la droite) : Chut. Vous faites trop de bruit, ça s’entend sur la scène. Mademoiselle Szalkai, veuillez retourner dans votre loge et vous préparer. Monsieur Palló, baissez le ton, s’il vous plaît. (Il sort par la gauche.)

 

Tous les deux se taisent un moment et fixent leur regard vers la scène d’où filtrent les dialogues de plus en plus fort de la fin de l’acte.

 

PALLÓ (doucement) : Hédi !

HÉDI : Fiche-moi la paix !

PALLÓ (calmement) : Écoute-moi, Hédi. Tu dis que je suis plus faible et plus lâche que ce Mosonyi, et que c’est pour cela que je le déteste. Tu sais quoi ? Tu as raison. Mais malgré ça, même si je suis moins costaud que Mosonyi, je vais te le… dans les cinq minutes…

 

Des applaudissements orageux retentissent.

 

HÉDI (regarde vers la scène) : Ils applaudissent Mosonyi ! C’est le deuxième rappel !

PALLÓ (poursuit, sur un ton élevé) : … ici même, dès qu’il sortira, je le rosserai en bleu et en vert, j’en ferai du petit bois, je l’intitulerai crétin et salopard – et lui, non seulement il ne me touchera pas…

HÉDI (moqueuse) : Toi ? Eh bien, dis donc, si tu es capable de faire ça…

PALLÓ : Ne crains rien ! Non seulement il n’y aura pas de scandale, mais il m’appellera son meilleur ami. J’aimerais seulement te prouver que c’est un imbécile, et je le lui dirai en face.

HÉDI (amusée) : Dis donc, si tu es capable de faire ça…

PALLÓ (vivement) : Hédi !

HÉDI (fait la coquette) : Chiche !

 

Crescendo d’applaudissements, Mosonyi, rouge de plaisir, sort de la scène comme en extase.

 

MOSONNYI (haletant) : C’est de la folie ! J’ai été rappelé cinq fois !

PALLÓ (s’était écarté, saute brusquement en avant et de toutes ses forces administre un coup de poing dans la poitrine de Mosonyi) : Salaud !

 

Mosonyi et Hédi se figent et regardent Palló.

 

PALLÓ (poursuit gaiement, avec enthousiasme) : Salaud ! Diable authentique ! Tu as été génial ! Comment tu as fait ça, canaille ! (Il lui administre un nouveau coup de poing.)

MOSONNYI (perd l’équilibre, mais affiche sa félicité) : Ah bon ? Tu trouves que j’étais bien ?

PALLÓ : Et comment que tu as été bien ! J’étais dans les coulisses pour te voir. Comment as-tu inventé ce truc énorme de rouler les yeux vers le haut ? Salaud !... (Il lui envoie un uppercut.) Je t’ai, n’est-ce pas, toujours dit, salaud, que tu leur feras voir…

MOSONNYI (heureux, hébété) : Tu es vraiment gentil. (Les yeux brillants.) Tu as donc remarqué ?

PALLÓ (d’un air supérieur) : Évidemment, je l’ai remarqué. Là où il y a de l’art, je le remarque, fiston.

MOSONNYI : Comme tu es gentil, vraiment !

PALLÓ : N’aboie pas quand je parle, crétin… Tu as du talent, un point c’est tout. Tu as un talent de cochon, salopard, ce qui est vrai est vrai.

LE RÉGISSEUR  (haletant) : Monsieur Mosonyi ! Il faut y retourner !

PALLÓ (Le bouscule, presque à le faire tomber) : Va, cours… Ensuite…

MOSONNYI (court.)

HÉDI (ébahie) : Eh bien, Palló !

PALLÓ (le bouscule encore) : Espèce de crétin… (Un coup dans le ventre.) Charogne ! (Un coup dans les côtes.) J’aimerais seulement savoir, (un coup sous l’œil) où tu es allé chercher ton putain de talent.

MOSONNYI (hébété) : Mon cher Palló, tu sais que je t’ai toujours aimé… Merci d’être aussi gentil pour moi !

PALLÓ : Gentil, moi ? Certainement pas ! Pourquoi serais-je gentil ? Je ne peux pas être gentil pour un crétin comme…

LE RÉGISSEUR (entre en courant) : Monsieur Mosonyi ! Sur la scène !

PALLÓ (lui donne un coup de pied dans les fesses) : Cours, on causera après !

MOSONNYI (aux anges, s’éloigne.)

HÉDI (suppliante) : Palló, arrête ! Il va se rendre compte…

PALLÓ (les yeux en sang) : Fais-moi confiance. Je suis sur ma lancée. Bourreau, fais ton devoir !

MOSONNYI (réapparaît en haletant.)

PALLÓ (enthousiaste) : Génial ! Tu me dis que je suis gentil, alors que je n’ai dit que la vérité… Comment saurais-je être gentil avec un sale type comme toi… Mais je ne peux pas faire autrement, tu as un si énorme talent ! Impossible de le contester ! Animal, crétin ! (Il le frappe où il peut.) Ce talent que tu as ! Ça ne me rentre pas dans la tête, comment un sale type comme toi, un abruti analphabète… (Il lui frappe le cou.)… un imbécile, une tête de lard… (Il le frappe.) …un tas d’ordures de l’espèce humaine…

MOSONNYI (interloqué) : Pardon ?

PALLÓ (calmement) : …où va-t-il chercher ce talent énorme, cette bénédiction des dieux ?

MOSONNYI (soulagé) : Ah bon !

LE RÉGISSEUR  (entre en courant) : Monsieur Mosonyi, sur la scène !

MOSONNYI (tire Palló à part) : Palló, mon petit Palló… Tu sais, j’ai beaucoup d’ennemis au théâtre… Mais je vois enfin que j’ai aussi un véritable ami, qui ne m’envie pas, mais qui reconnaît mon talent… Merci, mon Palló. Tu as été si gentil. (Il court vers la scène, claudique légèrement à cause des coups reçus, se retourne vers l’arrière pour lancer des baisers vers Palló..)

PALLÓ (s’essuie les mains dans son mouchoir) : Voilà !

HÉDI (éclate de rire) : Ha, ha, ha ! Ce Mosonyi, c’est vraiment un crétin !

PALLÓ : Hédi !

HÉDI (coquette) : Laissez-moi. Je dois aller me changer. On se verra après la pièce, dans la rue. (Elle part.)

PALLÓ (ravi, fait des oreilles d’âne en direction de la scène) : Applaudissez Mosonyi tant que vous voulez ! (Il sort.)

 

Rideau

 

 Suite du recueil

 



[1] Texte très proche d’un autre paru sous le même titre dans le recueil Ne nous fâchons pas.