Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
un homme
totalement dÉpourvu de sens du symbolisme[1]
Manuscrit destiné aux théâtres
Un café
nocturne, à une table d'angle l'Imbécile Ayant Renoncé
à Tout. Un homme entre par la porte : l’Homme Totalement
Dépourvu du Sens du Symbolisme (HTDSS), un moustachu aux joues rouges.
Il regarde, il remarque immédiatement l'Imbécile Ayant
Renoncé à Tout (IART) qui, comme il le réalise
aussitôt, a été son camarade d'école. Il s'approche
gaiement de lui.
HTDSS gaiement.
Salut, Âpremine, salut Âpremine,
comment vas-tu ? Tu ne me reconnais pas ?
IART avec
un sourire douloureux. Si, si, je te reconnais. De l'école, n'est-ce
pas ?
HTDSS s'installe
confortablement. Bien sûr. Et Löwinger,
tu te rappelles ?
IART fait
un geste désabusé, se tourne vers la fenêtre. Doucement.
Je ne me souviens plus de personne.
HTDSS gaiement.
Pourquoi, qu'est-ce qui cloche ? C'est ta mémoire qui
faiblit ?
IART sourdement.
Non. C'est ma vie qui faiblit. Le navire de ma vie qui sombre dans ce
café.
HTDSS
gaiement. Quel navire ? Tu t'occupes des actions de
IART après
une pause. Je ne m'occupe plus de rien. Moi, mon ami, je m'occupe du Rien.
HTDSS rit
aux éclats. Ha, ha, ha ! C'est excellent ! Tu es
toujours aussi drôle.
IART se
passe douloureusement la main sur le front. Oui, je suis
toujours aussi drôle, mon cher. Je ne resterai plus longtemps aussi
drôle, mon cher.
HTDSS gaiement.
Pourquoi, tu comptes t'occuper
de quelque chose de plus sérieux ?
IART sourdement.
Oui, je m'occuperai de quelque chose de très sérieux, mon bon
ami. Mon pauvre ami.
HTDSS gaiement.
Pourquoi serais-je pauvre ? Je ne suis pas pauvre, j'ai une bonne
planque au bureau des tampons. Pourquoi tu t'installes
pas dans une bonne planque quelque part ?
IART sourdement.
Oui. Je m'installerai bientôt quelque part, moi…
HTDSS gaiement.
Enfin ! Vois-tu, c'est une décision très salutaire ! Tu
as décroché une bonne place ?
IART sourdement.
Oui. Une place définitive. Définitive. Définitive.
HTDSS gaiement.
À la bonne heure ! Je dis toujours qu'il est important de trouver
une bonne occupation. C'est ici, en ville ?
IART
sourdement. Non. C'est loin. C'est très loin.
HTDSS gaiement.
Ce n'est pas grave, tu verras du monde. Tu t'expatries ?
IART
sourdement, ton appuyé. Oui… Je vais m'expatrier, mon ami. Il le regarde fixement.
HTDSS gaiement.
Bravo, je te félicite ! Quand pars-tu ?
IART
rêveusement. Peut-être aujourd'hui même…
HTDSS gaiement.
Tiens, tu ne perds pas ton temps. Et où donc pars-tu ?
IART
lui tapote l'épaule avec une triste supériorité,
sourdement. Si tu le savais, mon pauvre, pauvre ami.
HTDSS gaiement.
Je ne peux pas le savoir si tu ne me le dis pas.
IART
le regarde sourdement. Je ne peux pas te le dire.
HTDSS gaiement.
Non ? Dommage.
IART
sourdement. Je ne pourrai jamais te le dire, Jamais.
HTDSS gaiement.
Bon, bon, je n'insiste pas si tu ne veux pas.
Pause
IART
un peu moins sourdement. Là où je pars, on y va sans bagages.
HTDSS gaiement.
Ah, ah, alors ça ne doit pas être très loin d'ici. À
Pomáz, peut-être ?
IART
avec une profonde pitié. Non, non, pas à Pomáz,
mon pauvre ami.
HTDSS gaiement.
Alors je n'ai pas mis dans le mille.
IART
sourdement. Là-bas il n'y a plus de Pomáz,
il n'y a plus rien… sur ce
train-là.
HTDSS gaiement.
Tu sais, ça dépend toujours des trains. Personnellement je
préfère les rapides qui ont des wagons-restaurants, alors si tu
as un petit creux, tu sais où t'adresser, n'est-ce pas ?
Ha, ha, ha ! Il rit.
IART
sourdement. Dans ce train-là on ne distribue qu'un seul repas…
et même dans une assiette en fer… Il le regarde fixement.
HTDSS gaiement. Eh ben !
Le standing laisse à désirer, dis donc. Une assiette en fer ?
Elle est bonne celle-là. Ha, ha, ha ! Il rit.
IART
sourdement. Dans cette assiette en fer on sert une boulette de plomb, mon
pauvre ami. Il le regarde fixement.
HTDSS gaiement.
Une boulette de plomb ! Mais ça doit être immangeable !
Tu en as de drôles. Ha, ha !
IART
perd un peu patience. Ce n'est pas fait pour qu'on l'avale… ça
se fait avaler tout seul… cette boulette de plomb… dans l'assiette
en fer…
HTDSS gaiement.
Tout seul ? Comment ça marche ? Un automate ?
IART
un peu nerveusement mais encore sourdement. Parce que cette assiette en
fer–là est en réalité un tube en fer, mon pauvre
ami.
HTDSS gaiement.
Une assiette en tube ? ça,
c'est drôle. Ça ressemble à quoi ?
IART
acrimonieusement. C'est un long tube dans lequel il y a une boulette de
plomb… puisque tu veux tout savoir…
HTDSS gaiement.
Une boulette dans un tube ! ça
a l'air de quoi ?
IART
bouillonnant de rage mais en se disciplinant. Une bille de plomb si tu
préfères…
HTDSS gaiement.
Une bille de plomb ? Après
une pause il éclate d'un rire tonitruant. Ah bon ! Je
comprends ! C'est un revolver ! C'est excellent. Ha, ha !
IART
dirige sur lui un regard
blême.
IART
le regarde fixement, puis rêveusement. Oui… Puisque tu veux
tout savoir…
HTDSS gaiement.
Ah bon… un revolver. Pensivement. Mais,
tu ne m'as pas dit à l'instant que tu partais en voyage ?… Et
c'est là qu'on va te donner ce revolver ?
IART
le regarde. Non… le revolver sera sur moi… sur moi…
HTDSS gaiement.
Sur toi ? Pour quoi faire ?
IART
en grinçant des dents. Pour quoi faire ? Pour le retourner vers
moi !!! Voilà !
HTDSS gaiement.
Pourquoi tu retournes le revolver vers toi ?
IART
se lève, hurle désespérément, gesticule. Pour
tirer avec, pour soulever le chien, appuyer sur la détente, pour faire sortir
la balle du revolver vers moi-même ! Tu ne comprends pas ?! Tu
ne comprends pas ?!
HTDSS gaiement.
Ah bon ! Tu veux te tirer une balle dans la tête avec le
revolver ? Pourquoi tu ne me parles pas clairement ? Va te faire
pendre. Bon, salut ! Il s'éloigne
gaiement.