Frigyes Karinthy :  Théâtre Hököm

 

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drÔle de PhÉnomÈne[1]

Le bonimenteur (apparaît devant le rideau) : Mesdames, Messieurs ! Mon cher public ! Vous voyez ici un phénomène naturel extraordinaire et unique au monde, le miracle parfait de l’hypocondrie magnétique, éternel secret du mystère du vingtième siècle ! Selon le témoignage ahuri de tous les savants du monde, le professeur de philadelphie de l’univers de Chicago entre autres, le présent être naturel miraculeux qui va être endormi et interrogé par voie d’hypnose ici même devant mon cher public fait l’objet d’un mystère étonnant jamais encore atteint. Dix mille forints seront à payer à quiconque ne verrait pas de ses propres yeux la prodigieuse faculté de télépathie de cette phénoménale demoiselle, comme dit le grand poète : gladiator et altera pars. C’est pourquoi j’invite chacun à ne pas rater cette occasion où l’on pourra contempler Mademoiselle Maud, drôle de phénomène, qui se présentera devant le public sans bras et sans jambe, rien qu’une simple tête, afin de faire de sa faculté unique au monde un objet de représentation comme bous le savez vien. Le spectacle permanent de ce mystère mondial va immédiatement prendre son début ; il est demandé au cher public d’acheter d’ores et déjà ses places pour la représentation suivante, il conviendra de payer vingt fillérs pour un fauteuil de première catégorie et seulement dix fillérs pour un fauteuil de deuxième catégorie, à titre de taxe de guerre. Il est à noter qu’il n’y a ni supercherie ni imposture, rien que des faits réels et des authenticités, comme il pourrait être expliqué en détail  par le truchement de nombreux exemples de chirélomancie, d’hypnose et de magnésium, le fait qu’on puisse admirer une tête de femme vivante, grâce à Mademoiselle Maud. La demoiselle va entrer et le spectacle va commencer. (Il sonne.) Allez-vous-en, les enfants. (Il tire le rideau de fond, il s’approche du drôle de phénomène une baguette à la main.) Mesdames, Messieurs ! Avant de commencer notre spectacle proprement dit, je vous invite à bien vouloir, par vos modestes dons généreux, contribuer à l’entretien du drôle de phénomène dans les présentes conditions de guerre. (Il passe dans les rangs, une assiette à la main ; les quatre personnes donnent toutes quelque chose. Il retourne au drôle de phénomène.) Mesdames, Messieurs ! Vous pourrez voir Mademoiselle Maud, un des mystères miracles du vingtième siècle, qui non seulement est constituée d’une simple tête, mais aussi elle mange, elle boit, elle respire et lit dans les pensées. (Il dévoile Maud dont seule la tête dépasse en haut d’un petit placard.) Quiconque peut venir vérifier que je passe la main sous la tête. (Il passe sa main devant le placard.) J’invite Dames et Messieurs à contribuer par une modeste obole au maintien en l’air du drôle de phénomène. (Il refait le tour avec l’assiette.) Et maintenant vient l’endormissement de la demoiselle par voie d’hypnose, quiconque pourra vérifier que la demoiselle s’endort vraiment. (Il se tourne vers Maud, il crie.) Maud ! Endors-toi ! (La respiration de Maud devient pesante, ses yeux s’exorbitent, sa tête pend. Le bonimenteur crie) : Maud ! (Il prononce : Mau-aud.) Es-tu éveillée ?

Maud (traîne ses mots jusqu’au bout d’une voix monocorde de somnambule) : Non-on.

le bonimenteur : Maud, tu dors ?

Maud : Oui.

le bonimenteur (descend dans les rangs du public. Chacun porte spontanément la main à la poche.) : Mesdames, Messieurs ! Je vous prie de préparer, chacun de vous, une page d’écriture ou une lettre qu’il ou elle tiendrait devant soi pendant que je passerai tour à tour devant vous. (Il s’approche du premier spectateur, il lui prend sa feuille, il la tient devant lui, en tournant le dos à Maud.) Maud ! Écoute bien ! (Pause.) Dis-moi, Maud, en ce jour ce que je paptiens à la main ? (Il dit tout cela à une allure vertigineuse.)

Maud : Un agenda.

le bonimenteur (menaçant) : Maud !

Maud (se tait).

le bonimenteur : Allez, Maud, papréponds-moi vite, qu’est-ce que je piertiens à la main ?

Maud : Un papier.

le bonimenteur : C’est bien. Dis-moi aussi, Maud, quelle sorte de cartepapier je te visitemontre ?

Maud : Une carte de visite.

le bonimenteur : C’est bien. Maintenant oszattention, Maud, quel kárnom est inscrit sur cette nagycarte ?

Maud : Osz-kár Nagy. (Stupéfaction.)

le bonimenteur (rend la carte de visite, s’approche d’un autre spectateur.)

le spectateur (lui tend un agenda).

le bonimenteur : Bon agealors maintenant, Maud, dis-moi, mais endavite, ce que je tiens à la main.

Maud : Un age-enda.

le bonimenteur : Ce n’est pas tout, dis-nous adraussi, Maud, ce qui est esseécrit sur la première page de cet agenda.

Maud : Une adresse…

le bonimenteur (menaçant) : Maud ! Concentre-toi !

Maud (se tait).

le bonimenteur : C’est quelle rue, dis-nous Maud, cette bátadresse qui est écrite là sur cette orypage ?

Maud : Rue Bát-ory

le bonimenteur : Alors Maud, tambour battant, en deux temps, trois mouvements, le numéro dans la rue Bátory.

Maud : Vingt-trois. (Stupéfaction.)

le bonimenteur (rend l’agenda) : Mesdames, Messieurs ! Avant de poursuivre notre représentation, je vous demanderai, Mesdames et Messieurs, de contribuer à la rétribution du temps supplémentaire de réflexion de Mademoiselle Maud. (On fait passer l’assiette.)

le bonimenteur (s’approche du deuxième spectateur, lui emprunte un livre) : Maud, écoute bien cette fois, dis-moi ce que j’ai ici, broché, dans la main ?

Maud (se tait).

le bonimenteur (menaçant) : Maud !

Maud (se tait).

le bonimenteur : Écoute bien Maud, qu’est-ce que j’ai dans mon livremain, Maud ?

Maud (se tait).

le bonimenteur (désespéré) : Maud ! Livredis-livremoi livrevite ce que j’ai livre dans ma livremain ?

Maud (se tait).

le bonimenteur (en aparté) : Elle s’est endormie la salope. (Il restitue vite le livre, dit à haute voix) : Mesdames, Messieurs, je vous remercie pour votre attention, à votre service, je prends congé, adieu. (Les spectateurs se lèvent, déçus, se dirigent vers la sortie. Le bonimenteur les presse.)

le troisiÈme spectateur : Pourquoi vous ne m’avez rien demandé à moi ? Pourquoi vous n’avez pas deviné ma carte de visite ?

le bonimenteur (le pousse vers la sortie) : Parce que même moi je n’ai pas besoin de la regarder pour savoir que vous vous appelez Ármin Schwarz. Au demeurant, comment va Weisz ?

le troisiÈme spectateur (étonné) : En effet ! Merci pour la question, Weisz se porte bien. (Il s’en va.)

le bonimenteur (s’approche du drôle de phénomène qui ronfle bruyamment. Il la secoue avec rage) : Róza ! Róza !

Maud (ronfle).

le bonimenteur (la secoue) : Róza ! Róza ! Là tu exagères !

Maud (se réveille) : Quoi… Qu’est-ce qu’il y a ?

le bonimenteur : Es-tu devenue folle ?

Maud : Ouah… j’ai… très sommeil… j’ai… travaillé… toute la journée… je me suis… endormie…

le bonimenteur (complètement scandalisé) : Et tu t’es permis de t’endormir juste au moment où je devais t’endormir ?

Maud : Que… faire… Je ne m’en suis pas aperçu. Pardonne-moi, Samu…  Combien il reste de séances ?

le bonimenteur : Aucune, c’était la dernière.

Maud : Alors donne-moi mon argent. Ouah… (Elle bâille.)

le bonimenteur (en colère) : Tu es toujours prête à exiger ton argent Pour ça tu n’as pas sommeil. Endors-toi plutôt ! (Il l’hypnotise.) Maud, endors-toi !

Maud (se réveille complètement, s’apprête à sortir du placard) : Ne recommence pas tes insolences, Samu, hier aussi tu t’es sauvé ! Donne-moi vite mon argent ou je fais un scandale !

le bonimenteur (en aparté) : Tiens… Elle fait exactement le contraire de ce que je lui ai ordonné sous hypnose. Attendons de voir ! (À haute voix.) Maud, réveille-toi !

Maud (bâille) : Ouah (Sa tête retombe, elle s’endort.)

le bonimenteur (compte son argent. Il est guilleret) : C’est ce qui s’appelle bien marcher. J’ai fait une bonne journée. (Il sort.)

 

 Suite du recueil

 



[1] Cette scène apparaît aussi dans le recueil "Qui rira le dernier".