Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
ultima ratio[1]
ou l’évolution du droit du plus fort depuis le
moyen-âge.
Étude de principe en deux actes et quatre tableaux.
premier acte
langage
mÉdiÉval
premier tableau
1480
Chevalier bence (se
promène au pied du bastion. À
lui-même) : Le temps
fraîchit. Je rentre me coucher afin de sauter en selle à la
première lueur du soleil et gagner la grande route. Le riche
Ismaélite passe par là dès les huit heures du matin.
chevalier
balambÉr (vient
en face) : Je te salue,
chevalier, au nom de la Sainte Croix !
chevalier
bence : Que la Vierge Marie, dont tu
protèges la bannière, prie pour toi, Chevalier ! À
qui appartient la figure qui brille devant moi tel le soleil levant ?
chevalier
balambÉr : j’ai nom Balambér,
Chevalier !
chevalier
bence : Et moi Bence,
Chevalier !
chevalier
balambÉr : Permets-moi, Chevalier, d’ôter devant toi le
ventail de mon heaume. (Il abaisse le
ventail, mais ce faisant le cimier du heaume bascule vers l'avant et griffe par
hasard au front le chevalier Bence.)
chevalier
bence : Chevalier, tu m’as griffé.
chevalier
balambÉr : Je regrette, Chevalier, je ne l’ai pas fait
exprès.
chevalier
bence : Je sais, Chevalier, que ce
n’était pas intentionnel. Mais on ne griffe pas impunément
le chevalier Bence. Je te plains, Chevalier, mais
pour répondre à cette insulte, le destin doit décider
entre nous. Je me rends illico chez le chef des gens d’armes pour qu’il
ordonne l’ordalie.
chevalier
balambÉr : Merci,
Chevalier ! J’y serai ! Au revoir, noble Chevalier !
chevalier
bence : Que Dieu te garde, noble Chevalier !
DeuxiÈme tableau
Le lendemain
L’ordalie.
En présence du chef des
gens d’armes, le chevalier Balambér et
le chevalier Bence se font face, une
épée nue à la main.
Le chevalier Balambér,
partie offensante, sans cotte de maille, le chevalier Bence
en cotte de maille.
chevalier
bence : On
peut commencer ! C’en est fini de toi, avorton !
chevalier
balambÉr : Ou de toi,
chétif cancrelat ! Tiens !
(Il cogne, il frappe Bence au ciboulot.)
Bence : Putain,
saloperie, rufian pourri ! Tiens, loqueteux ! Il lui expédie son poing dans la poitrine.
BalambÉr : Oh putain, morbleu ! Tiens ! (Il
le gifle avec son épée.)
Bence : Ah oui ?
Alors, tiens, voilà pour toi !
(Il le calotte au cou avec son
épée.)
Tous les deux s’écroulent
ensanglantés. On les emporte dans des draps,
Ils demeurent trois mois en convalescence au
couvent de l’ordre de la charité.
deuxiÈme acte
premier tableau
1914
MaÎtre bence (se promène
à côté du café Bastion. À lui-même) : Il est temps de rentrer, demain
matin, de bonne heure, je dois me rendre chez Polacsek
au sujet de la traite. Sinon, un autre avocat risque de me souffler
l’affaire.
N. BalambÉr (vient en face) : Auriez-vous du
feu ?
Bence : Ne voyez-vous pas que je viens de jeter ma cigarette ?
BalambÉr : D’accord, d’accord, ce n’est pas une
raison, mon pote.
Bence : Mon pote ? En voilà des insolences !
Qu’est-ce que c’est que ces manières de sale conard ?
Vous me cherchez, ou quoi ?
BalambÉr : C’est vous qui me cherchez, imbécile !
Bence : Sale mec ! (Il le gifle.)
BalambÉr : Salaud ! (Il lui
cogne le nez).
Bence : Hé !... (Lui
administre un coup de pied au ventre.)
BALAMBÉR : Holà... (Il le
saisit à la gorge.)
Le temps que les badauds accourent, il est
trop tard pour les séparer.
On téléphone aux ambulances,
le médecin constate des fractures du crâne et du nez sur
l’un, des vertèbres lombaires et du bassin sur l’autre.
On les transporte à
l’hôpital Rókus où ils
restent alités, chacun, trois mois.
DeuxiÈme tableau
Trois mois plus tard
Dans la salle d’escrime du
club Lovass.
Les adversaires arrivent,
d’un hochement de tête ils saluent les témoins ainsi que
l’un l’autre.
Ensuite on leur met leur bandage,
on mesure les pas, les parties se mettent en place.
L’un des témoins
apporte les épées.
TÉmoin
principal : Avant de passer au règlement
chevaleresque de la regrettable affaire surgie entre N. Balambér et Maître Szilárd
Bence, il est de mon devoir d’en appeler
à la conscience des parties et, les appelant à une
réflexion civilisée moderne et expérimentée,
d’inviter sérieusement les parties à renoncer au règlement
de l’affaire par les armes et d’y préférer la voie
d’une mutuelle conciliation. S’agissant de gentlemen de culture et
de mentalité européennes, il m’est
inutile de vous rappeler que le duel est une pratique barbare, une survivance
de l’obscur Moyen-Âge, indigne des intellectuels du
vingtième siècle, vivant une vie spirituelle, c’est une
façon brutale et barbare de régler des conflits qui peuvent
connaître une autre issue. Réfléchissez.
Bence : Avec tout le respect que je vous dois, je maintiens ma
préférence pour le règlement par les armes.
BalambÉr : Tout en respectant la position de mes témoins et de
mon adversaire, je souhaiterais la solution chevaleresque.
TÉmoin
principal : Ce sera comme vous le souhaitez.
Donc : en avant !
Ils
combattent. À la première touche, Balambér
fait une éraflure de trois centimètres au front de Maître Bence.
Les
témoins interviennent, ils déclarent le duel terminé.
On
pose un pansement au front de Bence et chacun rentre
chez soi.