Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
auscultation[1]
Le patient : C’est-à-dire, il s’agit
de...
Dr Moderne : Il est trop tôt pour savoir de quoi il
s’agit.
Le patient :
...à moi, ici dans ma poitrine...
Dr
Moderne : Dans ma poitrine, dans mon estomac, dans ma rate,
ça ne veut rien dire. Ce n’est pas comme ça qu’on
établit le diagnostic. (Vigoureusement.) Je vous soumets à un examen global.
En attendant, pas question de parler de traitement.
Le patient (reste bouche bée.) C'est-à-dire...
Dr Moderne (vigoureusement.) Les plaintes
subjectives n’éclairent en rien. Il convient d’examiner les
organes à fond. Vous avez de la chance d’être parvenu dans
une des cliniques les mieux équipées d’Europe où les
instruments les plus modernes sont tous réunis. János !
Entrent trois appariteurs, ils
saisissent et dénudent le malade.
Le patient :
C’est-à-dire, je vous demande pardon...
Dr Moderne : Ne parlez pas maintenant, on va ausculter les
voies respiratoires. János, le cumulateur électrique à capillation !
Éclairs, coups de
tonnerre, la pièce s’assombrit, puis éclate une lueur bleue
aveuglante. Le mur s’ouvre et un mécanisme compliqué
apparaît, il avance jusqu’au milieu de la pièce en
cliquetant. C’est une sorte de lit en forme de langue de chat avec un
piston à vapeur tournant, des cylindres de verre des deux
côtés, pompes en haut, régulateurs en bas, appareil
télégraphique sur le devant et un Informateur
Téléphonique à l’arrière. Le tout vrombit et
grince à donner le frisson.
Le patient (pâle.) Jésus Marie...
Dr Moderne : Mettez-vous ici.
Le patient (effrayé.)
Sur ces trois clous ?
Dr Moderne : Ne dites rien, contentez-vous de vous asseoir, les
clous en acier s’enfonceront sous le poids du corps et feront basculer
les tubes à essai dans l’appareil de sondage. Asseyez-vous.
Le patient (s’assoit.
Au même moment le lit se plie en trois, deux crochets attrapent les deux
pieds du malade et le soulèvent vers le plafond, un clapet comprime son
ventre et quelque chose lui déporte la tête vers le bas et vers
l’extérieur. Un long tube en verre se place au-dessus de sa
bouche, prolongé d’un tube en caoutchouc de deux mètres
dans lequel grouille en sifflant un liquide d’odeur nauséabonde.) Aïe, aïe, au secours !
Dr Moderne : Ne criez pas... Ouvrez
Le patient (effrayé,
ouvre grand la bouche. Au même instant l’aiguille en caoutchouc
s’enfonce dans la narine pendant qu’une petite lampe en verre
parcourt sa gorge et avance jusqu’à la cavité nasale en se
reliant au tube de caoutchouc. En bas, au fond de la gorge, s’allume la lampe
électrique. Il râle.)
Le Dr Moderne (enfonce un fin fil
d’acier de quatre mètres qui se termine par des petits crochets
à travers l’orifice du tube qui se trouve dans la gorge du
patient. Il le noue en boucle, puis il prend une longue-vue, il l’attache
à la lampe au magnésium allumée sur son front, il va
chercher une petite échelle d’acier, il la fait descendre dans la
narine du patient pendant qu’il lui instille des gouttes d’un
liquide rouge sur la plante des pieds. Le patient râle.)
Dr Moderne : Silence ! Tenez les jambes droites, serrez
les poumons, redressez les cartilages de la trachée sur les amygdales,
bouchez-vous les trompes d’Eustache avec les oreilles internes, sans quoi
je ne peux pas voir votre œsophage !
Le patient (aimerait
demander où chercher ses oreilles internes, mais il en est incapable.)
Dr Moderne (retire prudemment les fils, enlève
l’échelle, replace les cuillers et éteint les lampes.)
Eh bien, mon cher ami, vos poumons et votre trachée sont intacts. On
peut continuer. Mettez-vous debout !
Deux appariteurs détachent
de sa chaise le patient à demi évanoui. La machine à
ausculter les poumons roule vers la sortie.
Dr Moderne : Passons à l’examen de
l’estomac. János ! (Éclairs, coups de tonnerre. Le
plafond se scinde en deux, et de longs tuyaux en caoutchouc en descendent. Une
chaise électrique remonte d’une trappe.) Asseyez-vous !
Le patient (tombe
dans la chaise. Au même moment deux crochets lui ouvrent la bouche et lui
pincent le nez.)
Dr Moderne : Respirez par les oreilles. Respirez par les
oreilles ! (Il descend deux tubes en
caoutchouc dans l’estomac du patient qui se met à vomir.) Ah, ah ! Voilà le bon petit
acide gastrique ! On peut l’analyser ! (Il transfère ce qui coule par les tuyaux, dans une cornue
compliquée dans laquelle il verse différents liquides.)
Le patient: Euh... euh...
euh...
Dr Moderne (compte.) Deux parts de potasse à l’acide chlorique... quatre
pour cent d’acide chlorhydrique... cela fait... vingt-huit... (Il tapote le ventre du malade.) Vous
êtes un homme heureux, mon ami, vous avez exactement vingt-huit pour cent
d’acide chlorhydrique... vous avez un estomac d’acier... On peut
passer au cœur... János ! L’inquisiteur
radiologique !
La pièce
s’assombrit. Lueur bleue psychédélique, vrombissement
fantomatique. Un bras d’acier saisit le patient, il le soulève en
lui allongeant les bras. Devant lui des éclairs mauves grésillent
sur une plaque d’acier qui tourne très vie. Grondements
souterrains. Un crâne aux dents ricanantes sort soudain du noir et s’approche.
En face, dans un miroir de mercure, un squelette vivant hoche la tête, en
levant les bras, en roulant l’orbite vide de ses yeux et en
grinçant des dents.
Le patient (sanglote.)
Que Dieu soit clément pour mon âme pécheresse. (Il s’évanouit.)
Dr Moderne (du fond du noir, sur un ton victorieux.)
Vous voyez, mon ami, seul un examen global a un sens ! Vous n’avez
rien du tout, aucune dégradation de santé. Juste les nerfs
cardiaques un peu relâchés. Ce n’est qu’une petite
névrose valvaire. Vous ne devez pas boire trop de café, ni fumer
trop de cigares. Et l’essentiel : vous devez vous épargner
toute nervosité ! La moindre nervosité pourrait vous
être fatale !