Frigyes Karinthy :  Théâtre Hököm

 

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comment fait la grenade

quand elle tombe tout prÈs ?[1]

- scÈne au cafÉ -

 

(Personnages : une dame et deux correspondants de guerre)

Premier correspondant de guerre : Et vous savez, Madame, elle est tombée à nos pieds, quand cette première grenade a volé par-dessus nos têtes… Elle a fait exactement comme ça : houyou, houyou, houyou

DeuxiÈme correspondant de guerre : Pas exactement houyouhouyou, c’est un peu plus aigu, ce serait plutôt : villivilli

Premier correspondant de guerre  (avec un geste dédaigneux) : Villivouilli, c’est autre chose. La grenade ne fait comme ça que si elle est loin… Meussieur, vous avez sûrement dû l’entendre de loin.

DeuxiÈme correspondant de guerre  : Elle est tombée à deux centimètres… Je suis quand même bien placé pour savoir comment elle fait quand elle tombe à deux centimètres. Elle fait exactement : fouifoui houyou hi !

Premier correspondant de guerre : Meussieur, il se peut que vous l’ayez entendue différemment… Moi, quand elle est tombée juste devant mes chaussures, moi, votre serviteur, j’ai très précisément entendu : Hiyou, biyoou - jiii… hi…

DeuxiÈme correspondant de guerre  (avec supériorité) : Pardonnez-moi, je ne veux pas mettre vos paroles en doute, mais, mettons-nous bien d’accord que, n’est-ce pas, elle fait comme ça : miou, miou, miou, vu qu’à moi, elle m’est tombée sous mon nez, prenez bien ça en considération.

Premier correspondant de guerre  (goguenard) : Meussieur, êtes-vous bien sûr que c’était une grenade qui est tombée si près de vous ?

DeuxiÈme correspondant de guerre  (ne comprend pas) : Qu’est-ce que ça aurait pu être ?

Premier correspondant de guerre : Je disais ça comme ça, si vous l’avez bien regardée, parce qu’on ne regarde jamais assez bien ces choses… Cette grenade, n’était-elle pas… heu… blanchâtre… mollassonne et blanchâtre …

DeuxiÈme correspondant de guerre  (soupçonneux) : Polissonne ?

Premier correspondant de guerre : Non, pas polissonne, mais mollassonne… mollassonne, et n’était-elle pas poilue ?

DeuxiÈme correspondant de guerre  (vexé) : Poilue, une grenade ? Comment l’entendez-vous ?

Premier correspondant de guerre : J’ai pensé ça d’après le bruit… vous prétendez qu’elle fait comme ça : miou, miou, je pense que la chose qui est tombée si près de vous et qui d’après vous fait miou, miou, on pourrait peut-être supposer que cette chose n’était pas une grenade.

DeuxiÈme correspondant de guerre  (avec défi) : Mais ?

Premier correspondant de guerre : Mais, mais ! Mon Dieu, comment pourrait-on savoir à quels moyens ont recours ces Russes dans leurs derniers retranchements ! Loin de moi l’idée de douter de votre bonne foi, mais je les suppose capable de lancer vers vous, en guise de grenade, toutes sortes d’objets qui, quand ils tombent d’après vous tout près de vous, font (comme Meussieur le prétend) miaou, miaou…

DeuxiÈme correspondant de guerre : Qu’est-ce que cela signifie ?

Premier correspondant de guerre : Je ne mets pas en doute que même une telle grenade puisse être passablement dangereuse quand elle tombe tout près… elle peut par exemple griffer la figure, une grenade comme ça…

DeuxiÈme correspondant de guerre  (avec défi et menace) : Vous pensez peut-être à un chat…

Premier correspondant de guerre : Mais non, Dieu m’en garde… tout juste un mécanisme dans le genre d’un chat… Évidemment, ça pourrait faire miaou.

DeuxiÈme correspondant de guerre : Je n’ai pas dit miaou. Vous déformez délibérément mes mots… Je ne me suis pas exprimé comme ça : miaou, je me suis exprimé comme ça : illou, miou – ce qui, vous le reconnaîtrez, signifie tout autre chose.

Premier correspondant de guerre : Cela signifie peut-être autre chose, mais cela ne signifie pas une grenade. Parce que la grenade, si elle tombe près, fait : yihouyihou… Voire même, permettez-moi de préciser : yihoui… ou plutôt chéhouchéïhouhourr.

DeuxiÈme correspondant de guerre  (ironiquement) : Allons, soyez franc, et dites tout de suite : hourra. Hourra, nous ne mourrons jamais. J’ai l’impression que ce qui est tombé devant vous devait être un allègre colporteur en littérature.

Premier correspondant de guerre  (se fâche) : Vous savez, mon cher, moi, j’ignore quelles sortes de grenades tombent d’habitude à vos pieds, mais j’aimerais tout de même voir cette grenade qui fait hiyoumiyouyou comme vous le prétendez, quand elle tombe à proximité. C’était bel et bien un chat, mon mignon ! Hiyoumiyoufouyou, dites-vous ? Excellent ! (Il rit.) Pourquoi ne diriez-vous pas houhouyoubouhouyou tant que vous y êtes ?!

DeuxiÈme correspondant de guerre : Je ne vous ai jamais dit hiyoumiyoufiyou… Je vous ai dit miyouhou… Madame l’a bien entendu…

Premier correspondant de guerre  (venimeux) : Autrement dit vous essayez de retirer le houyimi… Pourtant un honnête homme, une fois qu’il a dit… comment vous avez dit déjà ?… qu’il a dit fiyouhouyi… il doit en rester là, il ne doit pas se reprendre et revenir avec un hillemihouillemi… S’il vous plaît !… J’ai dit dès le début qu’elle fait comme ça : bouyinou… je veux dire miyoumou… ou plutôt fillemouchellemi… bref, j’ai tout de suite dit qu’elle fait houillechouillemeillemi… Moi, je ne change ma vue des choses à tout bout de champ, et je n’ai pas dit autre chose… parce qu’une fois que je dis que c’est houillemeillecheillemou… ou plutôt cheillehouillemeillemi… alors je m’y tiens, vous ne m’en délogerez pas – c’est mon dernier mot, point final. Repos, vous pouvez disposer.

DeuxiÈme correspondant de guerre : Pourtant elle fait bien houyounou

Premier correspondant de guerre  (vivement) : Feillouhouheilloumi

DeuxiÈme correspondant de guerre (menaçant) : Mihouyoubouillichillemou

Premier correspondant de guerre  (frappe sur la table) : Yimihouhouiilemé… si vous voulez savoir !

La dame (désespérée) : Mais, Messieurs… pour l’amour du ciel… vous n’allez pas vous quereller ?

UN soldat (emballé dans sa pelisse, barbu, s’approche de la table).

La dame : Tiens, c’est vous, Sándor… Ça fait deux mois que je ne vous ai vu… C’est le ciel qui vous envoie, vous tombez à pic, mes deux amis sont sur le point de se battre ! Venez vite les mettre d’accord, après tout vous venez du champ de bataille – que fait la grenade quand elle tombe à proximité ?

Le soldat (hausse les épaules et fait glisser sa pelisse) : C’est ça qu’elle fait !

 

(Il lui manque un bras.)

 

Suite du recueil

 



[1] Cette scène apparaît aussi dans le recueil "Aimable lecteur".