Frigyes Karinthy :  Théâtre Hököm

 

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Casus belli[1]

- scÈne -

Le prologue (un télégramme à la main) :

Très cher public !

Ce télégramme nous a été envoyé par Hindenburg : il l’a posté à huit heures du matin, après une nuit de veille. Il n’a pas pu dormir une minute cette nuit, il a lu une étude de Zoltán Szász[2], « Au vingtième siècle », analysant le problème de savoir si au siècle de la clairvoyance on a besoin de faire la guerre, ou bien si, compte tenu des progrès du raisonnement humain, de la conscience et de la compréhension, on pourrait régler les questions litigieuses soulevées entre les nations au moyen d’arguments intelligents et par la conviction, ce qui ressort de la diplomatie. L’auteur de l’article attaque avec véhémence ceux qui optent pour la nécessité de la guerre et de la violence, et avec beaucoup de tempérament, il affirme que selon lui, il n’est plus besoin d’ultima ratio.

Dans son télégramme, le grand chef de guerre fait part de son étonnement que nous, qui sommes assis chez nous et aurions du temps, n’avons toujours pas réglé cette importante question. Il évoque les débats religieux du Moyen-Âge, la Diète de Worms, la dispute de Martin Luther avec le docteur Eck qui, devant le public, devait décider en joutes oratoires de questions d’une importance immense. Au champ de bataille, nos soldats attendent avec impatience que Zoltán Szász résolve enfin cette question, la plus brûlante de notre temps – cela fait un an qu’ils attendent et ils ne savent toujours pas à quoi s’en tenir. Hindenburg nous a demandé de prendre des mesures urgentes : de mettre en relation Zoltán Szász avec, disons, Gyula Szini[3] – l’un pourrait argumenter contre la nécessité de la guerre, l’autre pour – celui des deux partis qui en public arriverait à convaincre l’autre, verrait sa conviction acceptée par les décideurs de guerre, et au cas où il s’avérerait au terme du débat que la guerre n’est pas nécessaire, les armes seraient naturellement déposées immédiatement.

Organiser une telle joute intellectuelle est pour nous un noble devoir. Les protagonistes attendent déjà derrière le rideau – la trompette retentit, la demoiselle entre et le spectacle commence. (Il siffle dans un sifflet. Szász et Szini apparaissent côté cour et côté jardin. Szini attend doucement, poliment, en acquiesçant constamment de la tête ; Szász trépigne d’impatience, fait des gestes méprisants, ne prête aucune attention au prologue, on voit qu’il brûle d’envie de commencer.)

Le prologue  (solennellement) : Messieurs – avez-vous compris la question ? Vous devez décider devant nous si la guerre est, oui ou non, nécess

SzÁsz (l’interrompt) : Bon, je sais, je sais, avançons.

Le prologue : Patience. Szász.) Vous, en tant que combattant de la position anti-guerre vous rompez les lances pour la possibilité d’une persuasion intellectuelle.

SzÁsz : C’est mon affaire, pas la peine de tant pérorer, allons-y.

Le prologue Szini: Vous, de votre côté affirmez, étayé d’une argumentation riche et convaincante, que certains problèmes ne peuvent être réglés que par l’ultima ratio, la violence.

Szini (doucement) : Oui, en effet, j’ai compris. Je suis censé prouver que la violence, la guerre, en certains cas, sont inévitables.

Le prologue  (siffle dans son sifflet) : Que le tournoi commence ! (Exit.)

Szini (s’assoit).

SzÁsz (vivement) : Eh bien… Je crois que nous allons très vite terminer… Je crois que le sujet ne nécessite pas un long débat. En une minute, je vais en finir avec vous. Que dites-vous ?

Szini (doucement) : C’est-à-dire, moi, je prétends…

SzÁsz (impatient) : Bon, bon, arrêtez de bégayer, je vois ce que vous prétendez. Vous voulez dire, n’est-ce pas, que la violence est nécessaire. C’est tout !

Szini : Je voudrais en effet remarquer que…

SzÁsz (vivement) : Que selon les lois de la nature, l’homme, à un certain degré d’emportement n’arrive à convaincre son congénère que par des moyens physiques… Eh bien, mon cher ami, c’est une ineptie.

Szini (doucement) : Néanmoins, qu’il me soit permis de me référer à l’expérience qui veut que la nature animale violente qui repose au fond de nous-mêmes… Ou si vous me permettez de m’exprimer ainsi : ce tigre refoulé…

SzÁsz (rit furieusement) : Ha, ha ! C’est ça, le tigre refoulé au fond de nous-mêmes ! Évidemment il y aura toujours des guerres tant qu’il y aura des imbéciles pour croire des âneries pareilles. Tant qu’il reste des individus qui n’ont pas lu mon essai intitulé "Être intelligent" dans lequel je démontre que l’homme moderne, en tant qu’être intelligent, n’a plus besoin de violence, d’ultima ratio, de bagarre ou de guerre pour convaincre son prochain de sa juste cause, mais il peut y parvenir avec des arguments, vous entendez, malheureux ! Avec des arguments (il gesticule sous le nez de Szini), les gens, on peut les convaincre !

Szini (doucement) : Permettez-moi d’évoquer la circonstance manifeste selon laquelle le lion sanguinaire qui réside en nous…

SzÁsz (sursaute et éructe) : Lion sanguinaire ?! Lion sanguinaire ?! Où êtes-vous allé chercher ces imbécillités ?! Qui a pu vous mettre ces conneries dans la caboche ? On ne pourra pas avancer aussi longtemps que des divagations pareilles ont cours parmi nous… Malheureux, retenez bien, enfin…

Szini : C’est-à-dire…

SzÁsz (hurle) : Mettez-vous bien dans le crâne que la nature humaine, au sommet actuel de l’évolution auquel quelques-uns d’entre nous ont pu parvenir, a part nature horreur de la violence, de toute agressivité… Mettez-vous bien dans le crâne que, en cas de divergence, par sa nature, l’homme civilisé naît enclin au combat paisible, harmonieux, à la conviction argumentée… Mettez-vous bien dans le crâne que l’homme moderne, le système nerveux raffiné de l’homme civilisé, a horreur du geste de l’agression… (gesticulant vigoureusement), horreur des gestes vifs… (Claironnant) horreur des explosions bruyantes… des… des … (il écume).

Szini (doucement) : Si toutefois il m’est permis de supposer que dans certains cas le fauve prêt à l’attaque qui somnole au fond de l’âme de chacun de nous…

SzÁsz (frappe la table) : C’est ça !! C’est ça !! Ce sont des âneries pareilles qui font que les peuples s’imaginent que la violence et les guerres sont nécessaires. Mais l’homme de l’avenir ne sera ni bête brute, ni bête féroce, vous comprenez ?… comme… comme certains… comme vous… qui se plaisent à se transformer en sauvages débridés… C’est à moi que ressemblera l’homme de l’avenir, vous pigez, il proclamera comme moi qu’il est possible d’arranger les divergences éventuelles entre les personnes, les peuples ou les nations, mais si, mais si, les arranger au moyen d’arguments qui clament la vérité, vous pigez ?… Avec une conviction convaincante, vous pigez ?!… (râlant) et pas par la violence !… vrais taureaux sauvages !… et pas par le feu !… (il gesticule avec son poing sous le nez de Szini)… et pas dans une fureur aveugle qui noie le cerveau !!… (hurlant), mais avec des arguments !… de la conviction !!… du raisonnement !… (épuisé, il s’affale sur sa chaise). Voilà. Et passe. Point final. C’est tout.

 

(Il s’essuie le front.)

 

Szini (doucement) : En revanche, si l’on considère les facteurs qui étayent le fait que c’est tout de même et finalement l’explosion de la colère animale et physique résidant en nous qui…

SzÁsz (sursaute, les yeux éraillés) : Écoutez, ne recommencez plus avec cette colère animale, car, ma parole, je risque de sortir de mes gonds. Ce n’est plus supportable.

Szini (doucement) : …qui, par son effet dominant, l’emporte avec toute sa vigueur dans les cas décisifs, exigeant la violence…

SzÁsz (se bouche les oreilles) : Assez !… Assez !… Je ne peux plus vous écouter !… Je ne supporte pas toutes ces conneries !… Assez !… Assez !…

Szini (doucement) : …je me permettrais en toute modestie d’évoquer pour argument…

SzÁsz (court en tous sens, les mains sur les oreilles) : Assez !!… Vous n’entendez pas ?!… De toute façon je ne vous écoute plus !… Tout ce que vous dites n’est qu’inepties !!… On ne peut pas… vous pigez ?… la violence, ça ne marche pas !!… seuls les arguments !… vous pigez ?… seuls les arguments… et le raisonnement…

Szini (doucement) : À mon humble avis…

SzÁsz (le toise) : Dites donc… ne recommencez pas avec votre humble avis, car j’en deviens fou… Comprenez enfin que seuls les arguments… (en hurlant). Les arguments !

Szini (doucement) : Selon moi, seule la violence.

SzÁsz : Les arguments !

Szini (doucement) : La violence.

SzÁsz (en râlant) : Le raisonnement !

Szini (doucement) : En venir aux mains.

SzÁsz (hors d’haleine) : La douceur !… Les arguments !!… La compréhension !…

Szini (doucement) : Le corps à corps.

SzÁsz (hors de lui) : …La flexibilité ! La douceur convaincante !… Les arguments !!…

Szini (doucement) : Seule la violence.

SzÁsz : Les arguments, sale petit con !

 

(Il lui saute dessus, il l’étrangle.)

 

Le prologue  (saute sur la scène en sifflant, il les sépare).

 

Suite du recueil

 



[1] Cette scène apparaît aussi dans le recueil "Aimable lecteur".

[2] Zoltán Szász (1877-1940). Historien. Collaborateur de la revue Nyugat.

[3] Gyula Szini (1876-1932).  Écrivain collaborateur de Nyugat.