Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
fichier
subjectif[1]
I.
M. Idem, le matin, au conseil
de révision
M. Idem, une ruine humaine décrépite,
regard triste et brisé, force virile affaiblie, yeux enfoncés,
des mouvements hésitants. Il s’approche du médecin en
toussant, le dos courbé. Il parle doucement, en chuchotant.
le MÉdecin (après avoir rempli la fiche objective) : Passons maintenant au questionnaire
subjectif, selon les réponses de l’individu. Votre
âge ?
M. Idem : Je
suis vieux... très vieux...
le MÉdecin :
D’après l’état civil, vous avez trente-deux ans.
M. Idem (douloureusement) :
Docteur, ce n’est pas celui qui est loin du berceau qui est vieux, mais
c’est celui qui est près du cercueil.
le MÉdecin : Vous avez encore
vos parents ?
M. Idem : Ils
sont encore en vie, si l’on peut appeler vivre, se vautrer de jour et
de nuit dans les tourments du remords d’avoir donné le jour
à un pitoyable dégénéré comme moi, cause de
souffrances pour moi-même et toute l’humanité.
le MÉdecin (ausculte le cœur) :
Respirez.
M. Idem prend une respiration digne d’un
petit colibri.
le MÉdecin : Vous ne pouvez
pas respirer mieux que ça ?
M. Idem (effrayé) :
Encore mieux ? Mon Dieu, mes poumons vont éclater. Je n’ai
jamais inspiré autant d’air à la fois.
le MÉdecin : Montrez-moi
votre langue.
M. Idem (fait
un geste de désespoir) : Ne la regardez pas, Docteur,
vous paraissez avoir une âme sensible, ma langue est un spectacle trop
triste pour vous, Docteur... Je vous parle franchement.
le MÉdecin : Avez-vous eu des
maladies organiques ?
M. Idem : Moi ?
Pas à ma connaissance, sauf si on compte le cancer unilatéral du
cerveau pour une maladie organique, car, c’est ce que mon médecin
a toujours supposé...
le MÉdecin : Avez-vous des
vertiges ?
M. Idem : Oh,
Docteur, ne me parlez pas de vertiges car je risque de m’évanouir.
Je suis contraint de marcher constamment sur la chaussée, parce que si
je regarde du haut du trottoir, j’ai la tête qui tourne.
le MÉdecin : Vous
n’avez rien de particulier à me signaler ?
M. Idem : Rien
de particulier. Si je tiens la tête penchée comme ça, je
ressens une pression constante dans le côté. Si je bouge les hanches,
je ressens la même pression constante dans
le MÉdecin :
D’où viennent ces taches que vous avez au bras ?
M. Idem : Là ?
Ce n’est rien, juste quelques taches cadavériques. Je peux vous
avouer en toute confiance, Docteur, que je suis mort depuis deux mois. Mais je
n’aime pas m’en vanter.
le MÉdecin : Bien. Bon pour
le service.
II.
M. Idem, l’après-midi, devant le médecin de la
compagnie d’assurances
M. Idem, un jeune homme athlétique, de belle
prestance, les yeux brillants. Il parcourt la pièce à pas
décidés. Il balance les hanches, sa voix est d’un baryton
viril.
le MÉdecin : Alors
voilà, comme je vous l’ai dit, le barème tarifaire
dépendra des chances que vous semblez offrir à
M. Idem (pudiquement) :
Oh, mon Dieu, j’en ai presque honte, je suis tellement immature...
le MÉdecin : Mais
d’après l’état civil, vous avez trente-deux ans...
M. Idem : Ce
n’est pas celui qui est près du berceau qui est jeune, mais
c’est celui qui est loin du cercueil.
le MÉdecin : Vous avez encore
vos parents ?
M. Idem : Mon
père est doyen du club de quatrième âge
"Mathusalem".
le MÉdecin (ausculte le cœur) :
Respirez.
M. Idem prend une respiration assez grande
pour l’oxygéner en cas de besoin au fond de la mer pendant une ou
deux semaines.
le MÉdecin : Pas si grande...
M. Idem : Plus
petite encore ? Je vais étouffer.
le MÉdecin : Montrez-moi
votre langue.
M. Idem (fait sortir sa langue de cinquante centimètres) :
Regardez cette langue, Docteur, c’est pas pour dire, mais vous pouvez y
aller, la toucher, vous ne verrez pas aisément une autre langue comme
ça à Pest. J’ai presque envie des fois de mordre dedans,
tellement elle est fraîche et ragoûtante. Il se tapote la langue.)
le MÉdecin : Avez-vous eu des
maladies organiques ?
M. Idem (soupire) : Hélas, je dois vous avouer que oui.
Pendant mon enfance, j’ai subi une grave démangeaison du nez, mais
je me suis gratté le nez à temps et c’est passé.
Depuis je me porte comme un charme.
le MÉdecin : Avez-vous des
vertiges ?
M. Idem : Hélas,
assez souvent. Chaque fois que je me déplace en avion et que mon
appareil se casse, je fais une grosse chute, la tête en bas. Autrement
non.
le MÉdecin : Vous
n’avez rien de particulier à me signaler ?
M. Idem : Mais
si. Je n’ose pas m’approcher d’une porcherie car les cochons
me prennent souvent pour un gland. En outre j’ai l’angoisse
constante que dans deux ou trois cents ans, quand la vie commencera à me
peser, je n’arriverai pas à mourir.
le MÉdecin : Bon, ça
va, merci. (Il écrit son rapport à la société
d’assurance dans lequel il ne recommande pas le candidat comme client
parce que le résultat de l’examen révèle que
d’ici un petit nombre d’années il deviendra
complètement idiot et inapte au travail.)