Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
cinÉmatographie[1]
Bureau du directeur de production.
Personnages : le directeur, le réalisateur, le cameraman, deux
comédiens, trois comédiennes, un tailleur, un barbier, une
dompteuse de lions, un commandant, deux nègres, un géant chinois,
deux enfants siamois, un accessoiriste, deux dromadaires et un chameau, un
poète lyrique en qualité d’auteur du drame
cinématographique intitulé "Rêve" dont il est
justement question.
Le DIRECTEUR : C’est entendu, on le garde, mais
pas plus de dix à douze mètres.
Le CAMERAMAN : Vingt.
Le DIRECTEUR : Dix. Le banquier sort par la porte, regarde autour de lui.
Carton : Vingt ans plus tard. Il voit Laura, idylle, vision, la
scène où vingt ans plus tôt il est descendu par
l’échelle de corde.
Le poÈte : Ça n’ira pas, Monsieur le Directeur,
puisqu’il ne doit pas savoir que Laura ne veut plus...
Le DIRECTEUR : Arrêtez de dire des bêtises. Le banquier doit
absolument être au troisième acte.
Le poÈte : Quel banquier ?
Le DIRECTEUR : Quel banquier, eh bien lui, Pál
Lux !
Le poÈte (désespéré) :
Banquier ? Mais il n’est pas banquier, il est astronome...
Le DIRECTEUR : Il l’a été. Il ne peut pas être
astronome, d’où voulez-vous que je prenne une tour
d’astronomie, vous pouvez me le dire ? Il sera banquier.
Le poÈte : Mais comment un banquier peut-il
découvrir une nouvelle étoile ?
Le CAMERAMAN : Très facilement. Il se faufile par le canal, il se
dégage, regarde tout autour, panoramique suivi d’un gros plan
dès qu’il la voit.
Le poÈte : Mais...
Le DIRECTEUR : Ne m’interrompez pas tout le temps, Dusujet. Ne nous dérangez pas, je dois avoir
terminé les extérieurs pour après-demain matin. Au fait,
j’ai complètement oublié l’hélice !
Sipos, avons-nous les hélices ?
L’accessoiriste : Comment les
aurait-on ? Le serrurier a demandé trente couronnes de caution.
Le DIRECTEUR : Imbécile, c’est maintenant que vous le
dites ? (Il téléphone.)
Allô, allô !
Le chamelier (en arabe) : S’il vous plaît, je
ne peux plus attendre, vous devez me dire si nous venons ou pas.
Le DIRECTEUR (au téléphone) : Payez ça sur l’option, mais je dois livrer les
négatifs dès cet après-midi... (Il pose le combiné devant lui, il parle à la cantonade.) Ça y est, je sais comment on va
faire : Elemér tombe amoureux de la
danseuse alors qu’il ne l’a encore vue qu’en rêve...
Le commandant : Ce n’est pas possible.
Le comÉdien : Mais si, c’est possible. Il s’agit
d’un comte dégénéré, on peut donc
l’imaginer...
La dompteuse de lions : ...qu’il tombe amoureux
d’une ombre onirique...
Le CAMERAMAN : Mais ça fait vingt mètres de plus, et il faut
viragiser... et deux Wolframs de plus...
Le DIRECTEUR : Si l’amour est onirique, il en faut deux de
plus ? (Au téléphone.) Allô... allô... courez chez
Veres, dites qu’il nous envoie deux Wolframs de
plus...
Le comÉdien : Ça ira.
Le DIRECTEUR (hésitant) : Faut-il qu’il soit
dégénéré ?
La comÉdienne : Zut, bien sûr que non.
Le poÈte : Mais Monsieur le Directeur, le
comte...
Le CAMERAMAN : Non mais, taisez-vous.
Le DIRECTEUR : D’accord pour qu’il soit
dégénéré. Hum, mais s’il est
dégénéré, alors il me faut le tube ici pour demain
matin à huit heures et demie, soudé... Sipos !
Téléphonez à la régie des eaux de Káposztásmegyer...
Le chamelier (en arabe) : Non mais, cornegidouille, on va poireauter
ici jusqu’à quand ?
La comÉdienne : S’il vous plaît,
Monsieur le Directeur, la grande scène où je veux descendre du trampoline
mais je suis retenue par une force mystérieuse, on ne peut pas la faire.
Le DIRECTEUR : Pourquoi diable ne pourrait-on pas la faire ?
La comÉdienne : Parce que je ne peux pas la
faire, impossible de bien la faire venir.
Le DIRECTEUR (sursaute) : Vous
ne voulez quand même pas me faire gober qu’on ne peut pas la faire
venir ? Regardez, le chameau est là, à droite – vous
êtes là, c’est-à-dire moi – une femme amoureuse
qui vient de descendre du chameau, elle fait un pas sur le bord du
trampoline... elle regarde sombrement devant elle... – (il le joue) – ...elle écarte les bras... – (il joue) – ...sa poitrine halète ... – (Il joue) – ...tout à coup tout lui revient à
l’esprit, elle regarde devant elle sombrement, mais avec une coquetterie
féminine... – (il joue) – ...vous n’allez pas me
faire gober qu’une telle femme ne peut pas être retenue par une
force mystérieuse ! Ne me prenez pas pour une poire, mon petit.
Le CAMERAMAN (avec
conviction) : Vous voyez que c’est possible.
Le rÉalisateur : Faites-nous confiance.
Le chamelier (en arabe) : Alors, on fait quoi ?
Le CAMERAMAN : En trente mètres j’arrive à faire
sortir la force mystérieuse.
L’employÉ de commerce (entre) : Messieurs
Dames.
Le DIRECTEUR : Vous venez de chez qui ?
L’employÉ :
De l’usine à papier. J’ai apporté le faux
salami.