Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
longue guerre[1]
- scÈne -
(La scène se passe dans deux tranchées ennemies, à
un mètre et demi l’une de l’autre.)
Le premier soldat (s’extirpe
d’une des tranchées, regarde autour de lui) : Ouahh… J’ai sommeil. Quoi de neuf, il va se
passer quelque chose aujourd’hui ? (Il crie.) Hé, l’ennemi ! Tu dors encore ?
Le
deuxiÈme soldat (s’extirpe de l’autre tranchée, se
frotte les yeux) Que faire, je n’ai rien à faire. Comment
vas-tu, cher ennemi ?
Le
premier soldat : Merci pour ta question, mon cher ennemi. As-tu
bien dormi ? Oh pardon, je manque vraiment d’éducation,
j’ai oublié de te saluer… (Il tire une balle dans l’épaule de l’autre.) À
la tienne, à ta mauvaise santé.
Le
deuxiÈme soldat : Merci. (Il
vise.) Où tu veux que je l’envoie ?
Le
premier soldat : Ici, dans l’omoplate, si je peux me
permettre, elle m’a démangé toute la nuit.
Le
deuxiÈme soldat (vise soigneusement et tire dans l’omoplate.
Courtoisement) J’ai tiré juste ?
Le
premier soldat : Merci, c’était parfait. (Il couvre sa blessure d’un pansement)
À part ça, comment vas-tu ?
Le
deuxiÈme soldat : Couci-couça. On devient paresseux.
Le
premier soldat : C’est bien juste, quelle vie de parasite
quand même, mon cher ami ennemi. Mais, tu sais, l’homme est esclave
de son confort, et une fois qu’il a pris des habitudes, il a du mal
à en changer. C’est comme ça. (Il tire dans l’autre.) Prosit.
Le
deuxiÈme soldat (se panse, tire à son tour) : Prosit.
Le
premier soldat (bâille) : Il
s’est passé quelque chose hier ?
Le
deuxiÈme soldat : Pépi a beaucoup
rigolé.
Le
premier soldat : Celui-là, il rigole tout le temps,
l’imbécile, il ne sait pas que faire tant il s’ennuie. De
quoi il rigolait ?
Le
deuxiÈme soldat : Il a parié avec Milán
qu’il ne saurait pas lui envoyer une balle au-dessus de la ceinture sans
toucher le cœur. Nous avons tous ri, parce que Milán
s’est fâché, il s’est vanté qu’il
parierait avec n’importe qui, et enfin il s’est mis d’accord
pour un bock de bière. Alors Milán a
longuement visé et a enfin tiré – là-dessus, Pépi s’est mis à rigoler horriblement,
crétin il a dit, t’as perdu, ça m’est rentré
dans la tête.
Le
premier soldat (bâille) : Il
est mort ?
Le
deuxiÈme soldat : Évidemment. Il y en a qui ont de
Le
premier soldat : Bien fait pour lui. (Poliment.) Tu m’autorises à recharger ? (Il charge son arme.)
Le
deuxiÈme soldat : Merci, tu as d’excellentes balles, bien
fraîches. Prosit. (Ils trinquent avec leurs armes, puis ils tirent, ils se pansent.)
Le
premier soldat : On ressent quand même le besoin de faire
autre chose. Lire ou écrire – ou construire quelque chose, tu
sais. Ces derniers temps, je ressens comme un scrupule. Le courage manque, mon
cher ennemi.
Le
deuxiÈme soldat : Écoute, on a trop
d’amis, c’est pour ça qu’on n’ose commencer
à faire rien d’autre. Ça les ferait jaser.
Le
premier soldat : C’est très juste, si on pouvait se passer
des amis ! Crois-moi, moi aussi j’ai beaucoup d’amis, des
mortels désabusés, mon cher ennemi.
Le
deuxiÈme soldat : Eh oui. – Tu ne veux pas jouer une partie de
baïonnettes ?
Le
premier soldat : Si tu veux. Dans quoi ?
Le
deuxiÈme soldat : L’estomac.
Le
premier soldat : D’accord.
Le
deuxiÈme soldat : OK, ça marche. Qui commence ?
Le
premier soldat : Toujours celui qui le demande. (Il ajuste sa baïonnette.)
Le
deuxiÈme soldat (en fait autant) : J’annonce la der.
Le
premier soldat : Tout doux. On verra. Faut d’abord la jouer.
Le
deuxiÈme soldat (pique) : Rouge.
Le
premier soldat : C’est pas mal. (Il pique.) Tiens le rouge.
Le
deuxiÈme soldat (pique) : Poumon.
Le
premier soldat (pique) : Rein.
Le
deuxiÈme soldat : Moelle.
Le
premier soldat : Raté. Atout.
Le
deuxiÈme soldat : Vlan… Foie.
Le
premier soldat (brusquement) : Cœur…
Le
deuxiÈme soldat (laisse tomber son arme) : T’as gagné… T’as un as… Tiens,
Muki est là à côté, il
finira la partie à ma place. Salut.
Le
premier soldat : Salut, vieux.
Le
deuxiÈme soldat : Aouah… De toute
façon, j’ai sommeil… (Il
s’étire, bâille et meurt.)