Frigyes Karinthy :  Théâtre Hököm

 

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MOKAN[1]

 

Ambiance printanière. Deux chevaux de fiacre, Babette et Tripon, attendent à l'orée du bois.

Ils sont encore jeunes et c'est le printemps.

 

Tripon il lorgne en biais derrière ses œillères. Il déjette soudain la tête et de sa crinière rousse, il caresse le cou de Babette en badinant.

Babette elle recule nerveusement la tête : Allons, va…

Tripon offusqué : Mais Babette !…

Babette fâchée : Non mais c'est vrai… Pourquoi tu insistes ? Tu vois bien que je n'ai pas envie.

Tripon à voix basse : Hier, tu n'étais pas fâchée quand je t'ai pris le sabot…

Babette : C'était hier… Aujourd'hui je suis de mauvais poil.

Tripon amer : Ah bon, de mauvais poil… Après une pause il piaffe de colère. Bon, bon. Tu crois que je ne sais pas ce qui ne va pas ? Il rit amèrement. Ha, ha ! Tu crois que si je n'en parle pas je ne le vois pas ?… Mais tu le regretteras !

Babette rougit : Je ne te comprends pas.

Tripon vivement : Tu ne me comprends pas ? Tu sais très bien de quoi je parle. Ha, ha ! Je lis dans vos pensées, Mademoiselle ! Tu crois que je n'ai pas vu quand nous trottions autour de la colonne d'affichage, tu t'es retournée… Tu déchiffrais avidement les annonces des courses !…

Babette piaffe : Tais-toi ! Tu mens !

Tripon encore plus véhément : Je mens ? Dis-moi un peu, qui c'est qui a ramassé "Le Turf" l'autre jour avec ses dents, qui c'est qui a corné la page quatre avec sa patte, sur la page où…

Babette rouge comme une pivoine : Tais-toi…

Tripon impitoyable : Sur la page qui contenait les concurrents du Prix Royal… avec Mokan, le favori…

Babette en pleurs : Tu mens, tu mens, tu mens ! Elle piaffe.

Tripon ricane victorieusement : Oui ! Mokan ! Le favori du Prix Royal ! Eh oui ! Le fringant Mokan ! Voilà ce qui rend Mademoiselle nerveuse au point qu'elle ne tolère pas qu'on effleure son poitrail… Ha, ha, ha ! Henn, henn, henn !

Babette faiblissant : Tu mens…

Tripon : C'est Mokan qui trotte dans l'esprit de Mademoiselle… le favori… le coureur de jupons… le brillant Mokan… Hé, ma petite, c'est loupé. Il aura des maîtresses en arrivant au haras, pas une, mais cent… Des sangs princiers l'attendent, des juments anglaises… Ha, ha !

Babette en sanglots : Non !… Non !…

Tripon avec la colère d'un amoureux bafoué : Tu oses songer à un Mokan !… stupide oie !… Un Mokan qui a été élevé au gâteau de riz et au sucre et qui a une écurie de douze pièces… Ha, ha ! Pauvre petite jument de fiacre… Prétendre à un Mokan dont la lignée compte exclusivement des étalons à vingt mille couronnes… Malheureux ! Il rigolerait bien s'il t'entendait… Mokan, le favori, s'il entendait qu'une misérable jument de fiacre rêve de lui au coin du bois… ha, ha, une jument de fiacre…

Babette misérablement : Non !… Non !…

Tripon  cruellement : Une jument de fiacre… dont père et mère, deux canassons, ont péri dans un fossé quelconque…

Babette se bouche les oreilles : Non !… Non !…

Tripon : …dont on a peut-être fait du boudin…

Babette sanglote puis se révolte, les yeux enflammés : Tu mens ! Tu mens !… Toi !… C'est toi le canasson !… Salaud !… Comment pourrais-tu me comprendre ?… Avec ta cervelle de paille d'avoine !…

Tripon  ironiquement : C'est vrai. Mokan te comprendra mieux.

Babette en extase : Oui !… Il me comprendra !… Il viendra me chercher… oui… il viendra…

Tripon : Henn, henn, henn ! Ha, ha, ha ! Pour celle-là !…

Babette les yeux fermés, comme en rêve : Oui… il viendra… Comme je l'ai vu en rêve… Une nuit pure de clair de lune… il apparaîtra sur cette route… il me tendra son cou élancé… il défera son harnais… il me hennira doucement… et alors nous marcherons sur la route éclairée par la lune… côte à côte… nous traverserons le champ de courses… nous pénétrerons dans sa loge… il m'élèvera à lui… et un jour nous courrons ensemble sur la verte pelouse… au milieu de l'océan enivré d'une foule en liesse… nous saluerons ensemble la ligne d'arrivée… nous recevrons ensemble les compliments… le Prix Royal… MokanMokanEn extase. Ô, j'entends déjà sa voix… Mokan !… Mokan… Babette !… En transe. Premier prix !… Victoire ! Victoire !… Quitte ou double !… Elle perd haleine.

Tripon  en rigolant : Ha, ha ! Victoire ?… Avec tes côtes tordues ? Avec ta tête de lait caillé ?… Avec ta poitrine creuse… Avec tes yeux aveugles, hein ?… Pauvre petite rosse… Pouah !… Il la plante là avec dégoût, parce qu'un passager a pris place dans son fiacre.

Babette regagne lentement ses esprits. Elle regarde bêtement Tripon qui s'éloigne dans un trot diligent et rythmé. Ensuite elle observe ses propres pattes. Silence. Puis ses larmes commencent lentement à couler, elles dégoulinent sur ses naseaux. Elle guette son maître pour savoir s'il l'a vue… Puis elle s'essuie les yeux dans sa musette. La lune continue de briller.

 

 Suite du recueil

 



[1] Cette scène apparaît également dans le recueil "Grimaces".