Frigyes
Karinthy : Théâtre Hököm
Le poÈte et le commerçant[1]
C’était
le printemps… le mois de mai.
Ainsi parla le commerçant, car
à l’évidence c’était lui, en sortant de sa
boutique de plain-pied avec l’océan de lumière dorée
de la rue Lajos Kossuth :
- Quel temps merveilleux. Comme le
soleil brille, comme l’air est odorant. Comme je me sens bizarre…
Quelque chose frétille en moi sans que je puisse lui donner un
nom : mon Dieu ! Ce n’est peut-être que
l'atmosphère, rien d’autre ! Je suis transi de souvenirs
– oui… il y a sept ans… ma jeunesse… un beau matin
tiède de mai, comme
aujourd’hui – qu’était-ce donc ? Ah
oui, j’y suis : le jour où j’ai acheté les neuf
mille sacs… En réalité c’est alors que tout a
commencé… Mon Dieu, comme j’étais jeune, fort et
confiant – et j’avais raison ! Le soleil brillait comme
maintenant et moi, j’étais peut-être encore plus heureux
qu’aujourd’hui, pourtant que savais-je encore des sacs… Je ne
faisais que rêver, et hardiment, sans réfléchir, avec
l’enthousiasme pur et immaculé de la jeunesse utopiste et
enthousiaste j’ai acheté tous les neuf mille sacs…
Leur prix a été
multiplié par vingt en un an. En un an ! Mon Dieu !… Que
de souffrances… Que de foi, d’illusions, de frayeurs, et enfin la
gloire ! J’ai senti que cela devait se passer ainsi ;
j’ai senti que je l’avais toujours su, que je n’en avais
jamais douté, qu’il y avait en moi une certaine force, une force
singulière de visionnaire – que mes idéaux
doivent vaincre ; que le
rêve indistinct et mystérieux qui me hantait tant de nuits de
pleine lune sur la baisse des importations de laine devait se réaliser
un jour !
Oui… Ainsi advint-il. Si j’y repense
aujourd’hui, tout s’est passé comme dans un conte de
fées. Des fées voltigent devant moi dans la lumière du
soleil et elles me font des signes : crois ! Espère !
Réjouis-toi ! La vie te réserve encore un bonheur innocent,
peut-être des rêves encore plus beaux que les
précédents… des miracles, de la beauté, de la
joie ! Comment pourrais-tu connaître tout ce qui se prépare
dans cet optimisme printanier, tout ce qui germe, lève et bourgeonne
dans cette magnifique et merveilleuse existence ? Et si la laine monte
encore, et mon Dieu – si l’Angleterre cesse d’en
exporter ? C’est cela que me chuchotent les fées.
Je me sens tellement étrange…
Tout mon être est rempli d’une douce et triste joie… Je crois
qu’aujourd’hui je vais acheter…
C’était le printemps… le
mois de mai.
Ainsi se parla le poète à
lui-même, sortant par sa porte vers l’océan de
lumière de la rue Lajos Kossuth :
- Ce qu’il fait chaud. Encore
heureux qu’on n’ait pas de printemps cette année, personne
ne s’est aperçu que je n’ai pas de pardessus, on peut
circuler en veston. J’aurais tout de même besoin de chaussures. On
pourrait en trouver pour deux mille, encore faudrait-il les avoir. Je pourrais
en toucher mille à la Revue
pour ce long truc, "La douce sonnette" – je pourrais
éventuellement en écrire aussi un autre, ou bien je pourrais
toucher plus pour celui-là si j’y ajoutais un petit quelque
chose… Hum, ça n’ira pas. Une nouvelle vaudrait mieux, mais
sur quoi ? Tiens, j’y suis : on pourrait peut-être
refiler en vitesse le thème intitulé "Âme d’artiste"
aux Mille nouvelles, là-bas je
toucherai deux fois plus – mais il leur faudrait quelque chose de
plus léger à ceux-là, ben oui. Le mieux serait de combiner
les deux : farcir "Âme d’artiste" d’une partie
du poème pour que ça fasse au moins deux feuilles
dactylographiées, on pourrait à la rigueur la publier à
compte d’auteur si l’imprimeur veut bien se contenter de cinquante
pour cent. Le hic, c’est qu’alors il faudrait y ajouter encore
quelque chose, mais je me demande bien ce qui pourrait faire l’affaire.
Éventuellement un truc du genre conte de fées, avec cette
pensée symbolique annexe sur cet oiseau du bonheur que j’ai
imaginée l’autre jour, ça ferait bien cinq pages et demi,
à deux couronnes la ligne, disons quarante-six plus cinquante-neuf, soit
mille quatre cent soixante-deux… C’est juste.
Mais pour l’instant, quoi faire pour
les chaussures ? Vite improvisons un petit n’importe quoi que
l’on peut écrire en dix minutes. Pourquoi pas sur un
commerçant, une courte nouvelle, quelque esprit fruste, quelque machine
sans âme ; celui-ci qui vient en face, par exemple.
Ça me prendra tout au plus une
demi-heure, si je m’installe ici et si je la griffonne
immédiatement.
Peut-être qu’aujourd’hui
je vais gagner ma croûte.
[1] Le même thème, traité un peu différemment apparaît dans Drames à l’huile et au vinaigre (printemps).