Frigyes
Karinthy : Théâtre Hököm
Guerre
Je suis militaire de réserve, et on peut
comprendre que je sois très intéressé ces temps-ci par les
diverses opinions sur la politique étrangère. Ceci étant
notoirement connu, un de mes copains, un grand gaillard baraqué et
débordant de santé me hurle chaque matin au café :
- Eh bien, malheureux !
Après-demain on va afficher : mobilisation
générale !
Je suis un peu nerveux et je suis pris
aussitôt de hoquet quand on me crie après. Je pleurniche :
- S’il te plaît ; comment
on peut hurler comme ça ? Tu sais parfaitement que si l’on me
crie après j’ai l’estomac tout retourné.
Mon copain étire ses moustaches
fournies, et il frappe sur la table un si grand coup que ses veines
enflent :
- Sacrebleu, il est temps enfin ! Un
peu d’air, comprends-tu ? Un peu d’air ! Il faut balayer
un peu, sacrebleu ! Holà, garçon ! Vous
m’apportez un lard de Kolozsvár[1] et une prune, et que ça
saute ! Attention !
En joue ! Feu !
Brusquement la douleur saisit mon flanc
gauche ; oui, c’est là que ça faisait toujours mal au
service, pendant les marches ; mes mains sont prises d’un tic
nerveux. Je chuchote :
- S’il vous plaît,
garçon, une aspirine.
Puis je m’adresse à mon
copain :
- Alors quand même… Qu’est-ce
qui te fait dire ça ?
Il hausse les épaules, ses muscles
énormes se contractent.
- Qu’est-ce qui me fait dire
ça ? Malheureux, tu n’as pas lu dans les journaux du matin
que l’ambassadeur de Russie a déclaré qu’à la
conférence il ferait valoir les aspirations slaves ?… Et que
nous avons passé un contrat de fourniture d’huile de colza avec
l’Angleterre, pour dix ans, tenant compte des taux
d’intérêt… Avec ça tout devient clair !
J’ouvre grand les yeux et je l’envie,
tout est devenu si clair pour lui. Je demande prudemment :
- C’est-à-dire… Cela
voudrait dire…
Il fait jaillir un tel rire que pendant
plusieurs minutes je plane autour de sa tête sur les ondes
aériennes qu’il provoque, puis je retombe enfin sur ma chaise.
- Qu’est-ce que tu crois ?
Pourquoi l’Angleterre aurait-elle besoin d’huile de colza si les
usines françaises ne se préparaient pas à vendre à
l’Allemagne des perceuses mécaniques avec lesquelles les Serbes
fabriqueront des canons pour que les Russes puissent prendre la Mandchourie au
Japon ? Tu n’as donc rien compris ?
Ses poings gesticulent sous mon nez. Des
arguments qui sautent aux yeux, c’est certain. Oui bien sûr…
Les Russes…
- Et c’est déjà une
certitude ?
Il tronçonne de ses dents une
pièce de cinq couronnes, et il en offre négligemment la
moitié au garçon.
- Si c’est une certitude ?
Après-demain trente-deux mille de nos gars s’aligneront à
la frontière suédoise. Bien sûr, que de la chair à
canon. Ils se feront massacrer. Tant pis. Dès lors, ouste ! Tout
droit contre les Serbes ! Quarante mille. Bataille de canons. Puis rafales
dans les montagnes albanaises. Après ça, charge à la
baïonnette !
Zut alors, une crampe me saisit de nouveau
les reins. Comme chaque fois que j’entends pareils discours.
- Et même, avec ces nouveaux
shrapnells ! Les balles explosives ! D’abord ça entre
dans le ventre, puis ça explose. Les morceaux ressortent par
Je le regarde avec envie.
- Dis-moi, tu n’as pas mal au
cœur quand tu penses à des choses pareilles ? Parce que moi,
si.
Il me toise.
- Hé, on doit s’endurcir. Il
faut avoir de la vitalité, du cran ! Sacré nom de
Dieu ! Pas question de s’effondrer à la moindre goutte de
sang ! J’ai fait exprès d’assister à des
interventions chirurgicales pour m’habituer au spectacle, parce
qu’on en aura besoin bientôt. Nous verrons des scènes
effroyables… Eh oui, mille tonnerres !
- Bon… Bon… Mais c’est
quand même différent… Et si c’est toi qui
reçois un shrapnell ?
Mon ami ouvre des yeux énormes.
- Moi ???!!!
C’est mon tour d’être
surpris.
- Pourquoi pas toi ? hein ?
Il reste figé sur place.
- Tu as perdu la tête ? Comment
pourraient-ils tirer sur un civil ?
C’est mon tour d’être
figé.
- Tu n’es pas militaire, toi ?
Il me toise des pieds à la
tête avec un profond mépris, il me lance une pichenette sous le
nez, me saisit par le col, me fait pirouetter puis me repose sur ma chaise, il
se lève et me dit par-dessus l’épaule :
- J’ai toujours su que tu n’es
qu’un lâche mais j’ignorais que tu es aussi un
imbécile au point de me prendre pour une femmelette qui n’aurait
même pas l’énergie nécessaire pour se faire
réformer ? Je parie que tu es militaire, toi !