Frigyes Karinthy :  Théâtre Hököm

 

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le singe et la fourmi[1]

Scène à la manière d’Ésope

 

La fourmi : Mon cher ami, je t’ai observé pendant une journée entière, mandaté par le Ministère du Contrôle du Travail ; il m’a chargé d’écrire un rapport à ton sujet. Je peux te dire que je suis très surprise de ce que j’ai observé. Ton agilité et ton étourdissante vivacité m’ont d’abord donné l’impression que tu vivais une vie incroyablement trépidante et active, que tu avais beaucoup de travail et énormément à faire, et que tu ne savais même pas où tu en étais, que tu n’avais pas un instant pour te reposer. Il m’a fallu attendre jusqu’à maintenant, jusqu’au soir pour que je constate qu’en réalité tu n’as rien fait de toute la journée, tu as sautillé d’une branche à l’autre, tu t’es balancé, tu t’es gratté et tu as fait des grimaces. C’est d’autant plus étrange que ton habileté est étonnante, tes mains sont infiniment sensibles et aptes à exécuter les tâches les plus précises. Si j’avais de telles mains, je porterais toute la journée des matériaux de construction à la fourmilière et j’accomplirais dix fois plus de travail que ce que je fais actuellement avec mes imperfections corporelles.

Le singe (ironiquement) : Tu dois être très occupée, si tu as eu le loisir de m’étudier toute la journée. Mais si tu m’as fait cet honneur, au moins aurais-tu pu ouvrir mieux les yeux. Il n’est pas exact que toute la journée je n’ai fait que sautiller et jouer. Qui a donc démonté, cassé en cent morceaux ces quatre-vingts noisettes, qui a ouvert la noix de coco, qui a fendu le brin d’herbe pour examiner ce qu’il contient à l’intérieur ?

La fourmi : Il est vrai que tu as ramassé brusquement par terre un tas d’objets et, avec une rapidité et une habileté incroyables, tu les as brisés, cassés, dépecés, tout en les tenant près de tes yeux avides, comme pour chercher.

Le singe (orgueilleusement) : Je cherche l’essentiel. La composition interne des choses. La noble soif de la connaissance brûle en moi. Ce que je touche s’ouvre devant moi.

La fourmi : J’ai observé que tu rejettes immédiatement tout ce que tu as ainsi ramassé et démonté, et tu te jettes sur autre chose. Nous autres, à grand-peine nous ramassons des matériaux, nous perçons et nous façonnons, nous en construisons rues, maisons et tanières, routes et villes avec nos forces systématiquement unies, ce qui fait la cohésion de notre société et qui garantit la survie de notre espèce. Chez nous, dans notre fourmilière, tu ne trouveras pas de fourmi oisive, car celle qui refuserait de travailler dans l’intérêt commun, nous l’éliminerions. Chacun a une tâche spécifique dans le travail commun, nous sommes travailleuses.

Le singe (dédaigneusement) : Je sais, j’ai lu Marx. Il ne m’intéresse pas. Moi, j’analyse.

La fourmi : Moi, je construis.

Le singe : Je joue et je sautille, et je pousse des cris, et j’essaye d’être heureux de profiter de la vie, de jouir du jeu de mes muscles, de sentir que j’existe. Je suis un artiste, je n’ai rien de commun avec vous. Mais de plus je suis un savant. Je cherche à connaître la vérité. C’est pour moi que la société existe, moi je suis une personnalité.

La fourmi : Tu vas péricliter et tu vas disparaître. Nous voyons bien où mène cet individualisme démesuré. Nous construisons, et préparons, et organisons, et un beau jour nous attaquerons ton corps indolent, sans valeur, bouffi, et nous le jetterons à terre. Tu es habile et agile, mais nous sommes incroyablement nombreuses car notre organisation sociale nous a permis de nous reproduire. Nous finirons par te détruire.

Le singe : La foule brutale et imbécile a toujours été hostile au génie. Je n’ignore pas que vous voulez attenter à ma vie, je sais que vous me regardez avec des yeux malveillants, car j’ai du talent.

La fourmi : Nous sommes la morale.

Le singe : Vous n’avez aucun talent, voilà votre morale.

La fourmi : Quant à ton talent, tout ce que je vois, c’est que tu ne sais qu’imiter ce que d’autres ont déjà inventé. Le vrai talent est productif, mon cher. Ta provenance obscure ne permet pas de conclure à des capacités profondes et véritables.

Le singe (ironiquement) : Ma provenance ? Très intéressant. Ne serais-tu pas satisfaite de moi sur le plan confessionnel ? Et toi, d’où viens-tu ?

La fourmi (avec dignité) : Mon arbre généalogique remonte par les sauriens, jusqu’aux ichtyosaures. Mes ancêtres étaient des géants et des dragons, des merveilles volantes, des êtres extraterrestres.

Le singe : Tiens, tiens, il finira par s’avérer que c’est toi qui es un aristocrate et moi je ne suis qu’une canaille, un moins que rien. Tu te vantes de ta provenance et des traditions – un drôle de révolutionnaire. Tu ne peux te référer qu’au passé pendant que tu prêches l’avenir ?

La fourmi : L’avenir m’appartient aussi.

Le singe : On verra. Tu as pour ancêtres des anges ailés – moi je n’ai pas d’ancêtre, ou alors je l’ignore, je ne m’en vante pas. Mais j’ai un petit-fils, en as-tu entendu parler ? Il s’appelle Homme, il est parti en Europe quand il était jeune, et depuis, paraît-il, il a fait une plus grande carrière que tous tes ancêtres.

La fourmi (faisant la moue) : J’en ai ouï dire. Un aventurier. Il est passé chez nous un jour. Un escroc.

Le singe : Ô, singe ennuyeux que tu es !

La fourmi : Et toi alors, homme !

 

Suite du recueil

 



[1] Cette scène apparaît également dans le recueil "Ne nous fâchons pas".