Frigyes Karinthy :  Théâtre Hököm

afficher le texte en hongrois

Docteur Idem

Psychophysique du choc des couches supérieures avec les masses

Traité, en deux volumes, des raisons de base des conflits sociaux.

 

Premier volume

DOCTEUR IDEM… (accroché d’une main à la rambarde du tramway, d’un pied à la pancarte stipulant que vingt-cinq voyageurs au maximum sont autorisés à prendre place ans la voiture, la tête en avant, tel un boutoir prêt à repousser le magma de victimes qui jonchent le champ de bataille devant le marchepied.) – Qu’est-ce que c’est que cette histoire qu’il n’y a plus de place ! Ce n’est pas la place qui manque. Il n’y a qu’à se serrer un peu ! C’est honteux de m’empêcher de monter ! J’ai autant le droit de le faire que vous qui êtes là-haut ! Je regrette de vous avoir marché sur la main, Monsieur, mais à la guerre comme à la guerre ! Et s’il n’y a pas moyen de faire autrement, nous ferons valoir nos droits par la force. Oui, si la direction tolère qu’un homme puisse monter et qu’un autre ne puisse le faire, eh bien, nous allons mettre de l’ordre nous-mêmes ! Vous pensez peut-être que je suis moins pressé que vous ? Que vous êtes monté à la station précédente ? Qu'est-ce que ça peut me fiche ! Vous avez assez voyagé. Taratata ! Descendez ! Vous pouvez toujours causer. Il ne s’agit pas de savoir qui est  arrivé le premier, qui s'est installé aux bonnes places – je me demande d’ailleurs à la suite de quelles prévarications et en vertu de quels passe-droits ! Il s’agit bien plutôt de savoir qui aura le talent et la force de s’installer à la place qui lui revient de droit ! Disparaissez. À bas le wattman ! À bas les gras ! Vive la révolution ! Qui m'aime me suive !

 

DEUXIÈME VOLUME

 

DOctEUR IDEM..., (à la station suivante, s’adressant du haut du marchepied à la meute qui cherche à monter) - Allons, voyons, Messieurs... Messieurs ! Pour l’amour du Ciel, vous ne voyez donc pas qu’il n'y a plus de place ? Le marchepied va s’effondrer, ne vous bousculez pas comme des brutes sans cervelle ! Messieurs !... Et la dignité de la personne humaine ? Car nous sommes des êtres humains, n’est-ce pas ? Même une bête dépourvue de sens critique n’essaierait pas de monter dans un tram où il n’y a plus une seule place. Messieurs, pour l’amour du Ciel, respectons l’ordre, sans quoi tout s’écroule, tout ce que notre gouvernement a sagement instauré, dans le cadre de la légalité, pour promouvoir la Hongrie de demain et placer l'évolution de notre pays sous le signe de la Constitution ! Un peu de patience, Messieurs ! Un peu de patience. Attendez le prochain tram. Une attente patiente, techniquement au point méthodiquement élaborée, ne manquera pas de porter ses fruits… Vous connaîtrez ainsi des lendemains fleuris, dans le respect de la légalité, bien sûr. Pensons, Messieurs, aux pays civilisés de I’Ouest, au grand exemple de la France ! Au nom de la nation fermement unie derrière sa Constitution, je demande à chacun de se retirer du ventre d'autrui dans le calme et la dignité, et d’ attendre le tramway suivant ! Vive Monsieur le receveur ! Vive notre wattman bien-aimé qui, en ces jours critiques, conduit notre voiture avec une rare compétence ! Vive le gouvernement !

 

Suite du recueil