Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
moi et la banque[1]
Moi
(humblement) : Je vous souhaite le bonjour…
La banque : Prenez place. Que
puis-je pour votre service ?
Moi
(je m’assois en veillant que le
trou à mon coude soit tourné vers l’intérieur. La
question me trouble un peu car, mon Dieu, si l’on entre dans un magasin
de chaussures, il est probable que ce n’est pas de la graine de
chènevis qu’on veut acheter. Quelle question "que peut-il
pour mon service ?"
) : S’il vous plaît… J’ai lu ce
qui suit dans le dictionnaire Pallas, à la lettre B : la banque est
une institution dont la fonction est de prêter de l’argent…
Je suis donc venu pour vous demander de me prêter de l’argent…
J’aurais besoin de cinquante couronnes…
La banque (effrayée, saisit sur
son bureau un immeuble de quatre étages servant de presse-papiers) : Que… que dites-vous ? Cinq… cinq…
Moi
(troublé) : Quante… quante…
La banque : Comment avez-vous dit ? Vous avez prononcé un
mot étranger… Cou… Cou…
Moi
(troublé) : Ronnes…
ronnes…
La banque (rêveusement) : Baronne ?
Moi :
Non. Couronnes.
La banque (rêveusement) : Couronne… baronne… Comme ils sont beaux ces mots
russes… ils ont une saveur étrangère… Et comme
ça rime bien… couronne… baronne… Aimez-vous la
poésie ?
Moi : C’est-à-dire…
À propos du prêt…
La banque (manipule nerveusement le
terrain constructible de quatre-vingt mille mètres carrés pendant
à la chaîne de sa montre) :
Bon, dites-moi comment vous imaginez cela ?
Moi : Je l’imagine d’une
façon tout à fait bizarre. D’une façon
particulière, je dirais même fantastique. J’imagine que vous
me prêtez cinquante couronnes et que je vous les rendrai dès que
j’aurai de l’argent.
La banque : C’est merveilleux.
Et comment avez-vous eu l’idée de vous tourner justement vers
moi ?
Moi : Je me le demande aussi. Au début
je voulais évidemment m’adresser aux pompes funèbres ou
à la société protectrice des animaux. Je ne comprends pas
comment j’ai pu avoir cette idée baroque d’aller demander un
prêt à la banque.
La banque : Bon, ne perdons
pas notre temps à plaisanter. Vous me demandez de vous prêter
cinquante couronnes que vous me rembourserez. Quelles garanties pouvez-vous me
présenter ?
Moi : La garantie réside dans mon
âme, dit Imre Madách[2]. J’ai écrit trois grands
drames que les théâtres ont déjà acceptés.
La banque (pleure).
Moi
(effrayé) : Qu’avez-vous ?
La banque (essuie ses larmes avec un
titre de valeur britannique) : Je pense aux malheureux orphelins dont
le père et la mère auront péri dans l’incendie, si
par malheur les trois théâtres brûlent avant d’avoir
monté vos pièces.
Moi : Oh, oh, c’est tout de même
peu probable… tous les trois…
La banque : Quelle garantie
pouvez-vous m’offrir que non ? Si les théâtres
brûlent, qui va me rembourser mes cinquante couronnes ? Mais si
pouvez me présenter des documents prouvant que vous avez assuré
les trois théâtres, mettons, pour deux cent mille couronnes…
Alors on pourrait faire quelque chose… Alors je présenterais votre
requête à l’Assemblée Générale qui se
réunira sans faute d’ici trois ou quatre mois… Mais
même dans ce cas, je dois vous dire que j’aurai fort à
faire… Nous avons eu une vraiment très mauvaise année,
l’an dernier, Monsieur… (D’une
voix étranglée.
) Voulez-vous deviner à combien sont tombés nos
bénéfices ?… Vous ne le devinerez jamais… (D’une voix tremblante.) À
quatre-vingt ? Pire, à soixante-quinze millions de
couronnes… ? À soixante-dix millions…
Moi : Soixante-dix millions…
C’est terrible…
La banque (virilement) : Ne me consolez pas, Monsieur, je suis forte et je supporterai
cette grave épreuve. Mais si je dois entendre qu’au lieu de me
regarder avec une compassion muette, on me demande cinquante couronnes pour
trois théâtres crasseux… Ça finira par
éclater, même une pauvre limace misérable poussera le
douloureux cri de détresse de l’indignation…
Moi
(je mens par frayeur) : Mais j’ai aussi trois immeubles… exempts
d’hypothèques…
La banque (sanglote, fait un geste
désabusé de la main)
Moi : Et une propriété…
en Transylvanie…
La banque (en sanglotant) : Trente millions… Trente millions en moins qu’il y a
deux ans… Et c’est dû à quoi ? À ces
prêts… Sans parler de ce misérable Eibenschütz
qui a lui aussi filé avec les vingt couronnes… Vous êtes un
homme heureux… Vous avez un immeuble où vous pouvez reposer votre
tête fatiguée… Mais moi, qui m’aidera ?
Moi
(effrayé) : S’il vous plaît… pour l’amour du
ciel… Je serais sincèrement très heureux si je pouvais vous
venir en aide… Ce n’est pas une grande affaire… Vous me le
rendrez un jour… Momentanément je n’ai que cinq couronnes
sur moi… Mais si cela peut vous être utile…
La banque : Je ferai tout mon
possible, je travaillerai pour vous les rendre… À la rigueur je
vous rembourserai à tempérament. (Elle prend les cinq couronnes et d’un geste négligent elle
se les cache sous la peau.)