Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
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Trois cigares en chocolat[1]
S'il vous plaît, il est
impossible de travailler ici…
- Oui ?!…
Alors faites quelque chose vous-même, je vous en prie ! Moi, j'en ai
assez ! Je n'en peux plus avec ce gosse. Faites-en ce que vous voulez,
arrangez-vous, tuez-le, emmenez-le quelque part, moi je n'en peux plus, j'en ai
assez, je m'en vais ! Il me rend folle !
- Très
aimable. Et très intelligent. Une éducation exemplaire. C'est un
grand plaisir de travailler chez soi. Une maison de fous, oui.
- Une maison
de fous ?!… Pas une maison de fous mais un institut pour
détraqués ! Il est tout à fait naturel que dans cette
maison tout marche sur la tête, tout aille à vau-l'eau, quand un
homme aussi gnangnan est incapable d'exercer une autorité sur ce…
sur ce sale gosse !
- Veuillez ne
pas hurler, commencez déjà, s'il vous plaît, par ne pas
hurler ! Jolie éducation en effet ! Comment pourrais-je avoir
une autorité quand, devant l'enfant, vous m'agressez, moi, le
père de cet enfant, quand l'enfant entend sa mère dire à
son père qu'il est gnangnan ! C'est tout de même dur à
avaler…
- Alors
occupez-vous-en vous-même ! Moi je baisse les bras.
- Tout
d'abord, veuillez maîtriser vos nerfs, et allez au dia…
- Ne criez
pas ! Vous êtes devenu fou ? Vous criez avec lui ? Vous
hurlez ?
- Je hurle
quand je veux ! Je hurle que vous veuillez garder le silence, que ce n'est
pas une éducation, que c'est un meurtre d'enfant, que ce n'est pas une
solution aux problèmes, rien ne nuit autant à l'enfant que
l'éclat de tempêtes passionnelles et les querelles… La seule
chose qui agit sur un enfant, c'est le calme et la pondération, et puis
nom de…
- Pondération ?!
Allons ! Tuez-le si vous êtes pondéré ! –
moi je baisse les bras.
- Voyons, de
quoi s'agit-il ?
- Demandez-le
à ce… ce monstre ! À votre fils !
- Et comment,
je le lui demande ! À
un enfant de trois ans on peut déjà parler de façon calme
et pondérée. Mon garçon… maintenant tu vas gentiment
te taire !… Tu as compris ?… Maintenant tu vas gentiment
te taire !… Tu as compris ?… Tu vas cesser de hurler et
tu écoutes bien ton papa, n'est-ce pas ? Tu vas m'expliquer
gentiment, de façon audible et intelligente pourquoi tu hurles, mon cher
enfant… tu as compris ?!… Tu vas cesser de hurler… mon
petit garçon… et gentiment… n'est-ce pas…
calmement… aussi calmement… n'est-ce pas… que ton papa…
n'est-ce pas… te parle… tu cesses… tu cesses… tu
cesses… Vas-tu cesser ?!
- Jésus,
Marie, ne le secouez pas si fort, il va étouffer ! Il bleuit !
- Alors je n'y
peux rien ! Qu'est-ce qu'il vous veut au juste ?
- Un
troisième cigare en chocolat !
- Quel genre
de troisième cigare en chocolat ?
- Car il l'a
senti, il l'a flairé, ce sale gosse pourri… qu'il en restait
encore… j'aurais mieux fait de déjà lui cacher le premier,
il l'a avalé en entier, il a failli s'étouffer… mais il a
hurlé aussi longtemps qu'il fallait pour m'arracher le second.
Maintenant voilà ! Il exige un troisième que je ne veux
absolument pas lui donner ! Il en éclaterait ! Une fois de
plus il ne mangerait rien pour dîner !
- Bien
entendu. Très juste. C'est très clair. Peut-il en être
autrement ? Si vous lui en donnez un autre uniquement parce qu'il le
demande…
- Qu'est-ce
que je dois en faire, dites-le-moi ?!
- Ce que vous
devez faire ? Mais nom de Dieu ! Est-ce que cet enfant n'a pas raison
quand il voit qu'avec insistance et hurlement il a gain de cause ? S'il
hurle maintenant c'est parce qu'il a compris qu'avec ses hurlements il a pu
arracher le second… il est convaincu que cela marchera aussi pour un
troisième ! Mais holà, cette fois c'est moi qui vais lui
faire comprendre ce que vous êtes incapable de lui faire comprendre, que
tout ne se passe pas toujours selon ses volontés ! Que dans cette
maison il existe aussi d'autres volontés que la sienne !…
Même si ce n'est pas celle de sa mère…
- Tuez-le !
- Bien
sûr ! Le tuer ! Très intelligent ! Tout
excès de passion est ici superflu. Il doit sentir la présence
d'une volonté calme et forte, vous comprenez ? Il faut lui faire
comprendre qu'il est inutile d'insister… il convient de faire admettre
à l'enfant que sa volonté doit se plier… tu comprends, mon
garçon ? Il n'y a plus de cigare en chocolat. Tu comprends ?
Il n'y en a plus, point final. Pourquoi ? Parce que c'est papa qui le dit.
Point final. Tu comprends ? Et maintenant tu vas gentiment cesser de
crier… tu comprends ? Comme ça… tout calmement…
tu as compris… tu cesses… Tu as compris ?… tu
cesses… Tu as compris ?…
- Jésus,
Marie… mais il hurle encore plus fort qu'avant…
- Silence !
Parce qu'il vous entend !… Silence !…
Sortez !… Écoute, mon petit garçon… Maintenant
tu cesses… sinon ton papa va te… fesser… il va te fesser
très fort, mon cher petit garçon…
- Jésus,
Marie…
- Je vous ai
ordonné de sortir de la pièce, sacré nom… mais c'est
un asile de fous… vous ne comprenez donc pas que seul le calme…
Écoute, mon cher petit… je vais compter jusqu'à
trois… si d'ici-là tu ne cesses pas ces hurlements… je vais
te fesser très fort… Tu as compris ?… un…
deux…
- Jésus,
Marie…
- Un…
deux… un… dddee… ee… euu… eeuu… eu… eu… eux… Sortez, sinon,
vous aussi vous pourriez avoir votre part !
- Pour l'amour
de Dieu !
- Tu ne cesses
pas ?!… Tu ne cesses pas ?!… Hein ?… Tu
cesses !?… Tu cesses !?…
- Sauvage !…
Assassin !… Donnez-moi cet enfant… mon
enfant !… Sortez d'ici, sauvage animal…
- Ne criez
pas ! Vous avez déchiré votre robe !…
- Plutôt
une robe que cet enfant… Bon, qu'il vienne ici… Sauvage… Mon
petit chéri… mmm… mon tout-petit… Jésus, Marie,
il perd connaissance… De l'eau… Assassin… Lumière de
mes yeux… ma beauté… mon bonheur… où est le
bobo ?… n'osez pas approcher… n'approchez pas…
assassin…
- Qu'est-ce
que vous racontez ? Il n'a rien !
- Allez-vous-en…
- Vous me
permettez tout de même de regarder mon propre enfant !
- Après
que vous l'avez à moitié tué !
- À
moitié tué ?… Je lui ai donné deux tapes…
Oh mon Dieu !
- Deux ?!…
Regardez ici… On voit la trace de vos cinq doigts…
- Oh mon Dieu,
c'est épouvantable… et alors…
- Et alors,
ose encore dire ce sauvage… ton méchant, vilain papa… ma
petite fleur d'acacia… ne le regarde même pas… qu'est-ce que
tu veux, ma petite goutte de rosée… dis enfin quelque chose…
je ne peux plus écouter ces gémissements… tu m'arraches le
cœur… Tu veux un cigare en chocolat ?
- Vous voyez
qu'il est vite revenu à lui !
- Oui, parce
que moi je sais m'en occuper. Parce qu'il se sent en sécurité dans
le giron de sa mère. Vous, vous pouvez en être sûr, pendant
trois ans il ne voudra plus vous voir !
- Vous m'en
direz tant ! On parie ? Hé, jeune homme !
- Vous pouvez
toujours guetter s'il vous regarde ! Regardez le chéri qui se
blottit contre ma poitrine !
- Mon
œil… Regardez un peu… Hé, jeune homme… regarde
par ici… qu'est-ce que c'est ? Hein ?!…
Hein ?!… Vous voyez qu'il me regarde !… Même qu'il
me sourit !…
- Qu'est-ce
que c'est, qu'est-ce que vous lui montrez ?
- Un
quatrième cigare en chocolat.