Frigyes Karinthy :  Théâtre Hököm

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"LES AILES MAGIQUES" OU "marchez SUR LA TÊTE"

À l’occasion de la centième de "Demain matin"

 

 (Théâtre de marionnettes. Quatre poupées jouent, manipulées par des fils de fer, leurs gestes sont rigides : Pierrot, Pierrette, Polichinelle  et Pandore. Décors du Théâtre Hököm.)

 

PANDORE (saute sur la rampe) : Salut, les enfants ! C’est gentil d’être venu. Oyez, oyez, braves enfants, aujourd’hui on va jouer une pièce ; elle s’appelle "Les ailes magiques" ou "marchez sur la tête". Elle sera jouée par Pierrot, Pierrette, Polichinelle et moi. Que la représentation commence ! (Il disparaît.)

PIERROT (saute sur la rampe, une flûte à la main) : Mon Dieu, mon Dieu, que la Lune est brillante. Vous dites que ce n’est pas la Lune ? C’est une lampe ? Je croyais que c’était la Lune. Mon Dieu, elle est aussi brillante que les yeux de la princesse. Pourtant je peux bien lui jouer de la flûte, elle ne veut pas briller pour moi, la perfide. Et moi, je meurs si elle ne veut pas de moi, si je ne peux pas l’emmener dans mon château tournant sur une patte de canard.

PIERRETTE (saute sur la rampe, chante en se déhanchant) : 

                        Je veux être votre amante

                        Choisissez-moi pour amie

                        Je suis belle, je suis charmante…

                        Coquette aussi, et jolie.

PIERROT : C’est beau, vous chantez comme le rossignol d’or dans le conte, sur la branche dorée. Je mourrais volontiers si vous chantiez une fois rien que pour moi. Je vous souhaite une merveilleuse journée, Princesse.

PIERRETTE (cavalièrement) : Princesse ? Vous avez perdu la tête ? Je ne suis ni ne veux être princesse. Et même si j’étais la princesse, vous ne seriez pas mon prince.

PIERROT (se serre les mains sur le cœur) : Pas moi ? Mais alors qui d’autre ?

PIERRETTE : Peu importe, en tout cas pas un étourneau souffreteux comme vous.

PIERROT (douloureusement) : En aimerais-tu un autre, Princesse majestueuse ?

PIERRETTE : Et même, en quoi ça vous regarde ?

PIERROT : Je ne comprends pas ce que tu dis, mais ta voix me caresse comme si des anges célestes câlinaient mon cœur.

PIERRETTE (ricane) : Des anges ?

PIERROT : Tu es toi-même un ange, le plus bel ange du paradis ensoleillé, parterre de roses.

PIERRETTE : Moi, un ange ? Alors où sont les ailes, cherche un peu.

PIERROT (admiratif) : Veux-tu que des ailes te poussent ? Je vais t’en apporter. Je ramperai au-delà du Mont Polenta, je tuerai le chien Komondor à sept têtes du vieux magicien, je me battrai contre le dragon à douze têtes et je t’apporterai les ailes d’or qui t’emporteront jusqu’au ciel. Attends-moi fidèlement, dans sept ans, sept mois et sept jours je serai de retour. (Il disparaît.)

PIERRETTE : Regardez-moi cet hurluberlu.

POLICHINELLE (saute sur la rampe) : À la vôtre ! En ce beau matin, adorable mignonne !

PIERRETTE (coquettement) : Bonjour, Pista !

POLICHINELLE : Comment va mon petit pigeon ? Fichtre, que c’est joli quand tu te déhanches ! Dis-moi un peu, me donnerais-tu un baiser si je te le demandais ?

PIERRETTE (coquettement) : Ce n’est pas comme ça qu’on demande par chez nous.

POLICHINELLE : Mais comment on demande, alors ?

PIERRETTE : On demande « est-ce que tu m’aimes comme la chèvre aime le couteau ? ».

POLICHINELLE : Tu as le gosier bien affûté, ma mignonne. Je verrai si tes lèvres ont le même parfum que tes paroles. (Il l’étreint, l’embrasse.)

PIERROT (trébuche avec deux grandes ailes en papier dans les bras) : Je t’ai apporté les ailes magiques qui emportent jusqu’au ciel, belle Princesse. (Il aperçoit le couple qui s’étreint.) Mille millions de vagabonds, comment osez-vous embrasser ma belle fiancée fidèle, la princesse des contes ?

POLICHINELLE : Et vous, quel vent vous a déposé sur ces rives ? Déguerpissez sur le champ, ou je vais découper des courroies de votre dos.

PIERROT : Mon dos à moi ?

POLICHINELLE : Et comment ! Gare à toi, étourneau ! Ah, comme ça, tu rêvais d’une princesse ? Je vais te montrer, moi ! (Il disparaît, avant de revenir avec un gros bâton.) Tiens, c’est pour toi ! (Ils se battent. Polichinelle avec le bâton, Pierrot avec les ailes. Polichinelle en fait voir de toutes les couleurs à Pierrot.)

PIERROT : Aïe, aïe, j’ai mal ! (Il tombe sur la rampe.)

POLICHINELLE (victorieux) : Voilà ce qui arrive à qui offense László le Preux. (Il disparaît.)

PIERROT : Aïe, je meurs, il m’a bien maltraité, le vilain !

PIERRETTE : Voilà ce qui arrive à un souffreteux dans ton genre.

PIERROT : Même toi, tu te moques de moi, princesse de beauté ? Dis-moi plutôt ce que je dois faire pour gagner ton amour.

PIERRETTE (hausse les épaules) : Je m’en fiche, ça m’est égal, marchez sur la tête. (Elle disparaît.)

PIERROT (se relève) : Sur la tête ? Vous m’avez dit de marcher sur la tête pour regagner votre amour ? Je vais m’y mettre. (Il tente à plusieurs reprises de marcher sur la tête, mais sans résultat.)

PANDORE (trébuche dans le grand bâton de Polichinelle, il est furieux) : Oyez, oyez, braves gens ! Il fait nuit, chacun doit regagner son logement. Et toi, canaille, que fais-tu ici dehors quand il fait nuit ? L’horloge du clocher a déjà sonné les onze coups, c’est l’heure de rentrer.

PIERROT : Ne me faites pas de mal, Monsieur Pandore, dites-moi plutôt comment je dois faire pour marcher sur la tête.

PANDORE : Avez-vous perdu la tête ?

PIERROT : Je n’ai pas perdu la tête, mais pour regagner l’amour de la princesse des contes je dois apprendre à marcher sur la tête.

PANDORE (se frise les moustaches) : Ce que tu demandes, fiston, c’est pas du gâteau ! Et même, ce n’est pas fait pour un maigrichon comme toi, pour ça il faudrait être un costaud dans mon genre. (Il montre ses biceps.)

PIERROT (soupire avec respect) : Oh, Seigneur, fais que je sois assez fort pour marcher sur la tête, aussi fort que Monsieur Pandore.

PANDORE (réfléchit) : Ben, tu sais quoi ? C’est ta chance de m’avoir donné du Monsieur Pandore. Moi, je vais te donner une cravache magique. Si tu la fais siffler trois fois, tu seras aussi fort que le célèbre Miklós Toldi. Tu pourras marcher trois fois sur la tête, même te promener comme ça si tu veux.

PIERROT (réjoui) : Oh, donnez-la-moi, Monsieur Pandore !

PANDORE : Pas si vite, mon gars… Pour que je te la donne, il faut que tu viennes chez moi faire apprenti pandore.

PIERROT : Je viendrai volontiers, mais donnez-la-moi d’abord.

PANDORE (disparaît, puis remonte et lui donne la cravache magique) : Tiens, la voilà.

PIERROT : Un, deux, trois. (Il fait siffler trois fois la cravache, puis se redresse.)

PANDORE : Alors ?

PIERROT (marche sur la tête).

PANDORE : Eh bien, qu’est-ce que je t’ai dit ? Mais maintenant suis-moi, apprenti pandore, puisque tu es mon apprenti.

PIERROT (crânement, sur un ton changé) : Moi ?

PANDORE : Bien sûr, c’était convenu.

PIERROT : Convenez avec Satan, pas avec moi ! Et je vous donne un bon conseil : cessez de me tutoyer, sinon, je risquerais de vous répondre par un coup de cravache et je vous tartine sur le mur comme de la confiture si vous faites l’insolent !

PANDORE : Mille millions de mille sabords ! Regardez-moi celui-là ! (Il l’attaque avec le gros bâton, mais Pierrot le lui arrache des mains et le bat comme plâtre.) Aïe, aïe, vous me faites mal !

PIERROT : Voilà pour toi. (Pandore disparaît.)

POLICHINELLE et PIERRETTE (sautent sur la rampe).

POLICHINELLE : Comment oses-tu faire du mal à mon ami ? La leçon de tout à l’heure ne t’a pas suffi ? Tu vas voir, étourneau ! (Il lui rentre dedans, ils se battent. Pierrot l’emporte sur Polichinelle.)

POLICHINELLE : Aïe, aïe, je n’en peux plus ! (Il disparaît.)

 

(Pause.)

 

PIERRETTE (s’assoit tout près de Pierrot ; coquette, fait des chatteries) : Ô, mon beau prince – tu es l’homme le plus fort du monde. C’est toujours toi que j’ai aimé – seulement je ne voulais pas te le dire. Me voici, ta merveilleusement belle princesse, je suis toute à toi, toute à toi. Montre-moi ton grand art de marcher sur la tête !

PIERROT (en colère) : Sur la tête, moi ? Pour qui tu me prends ? Pour un culbuto ou pour une mésange peut-être ? Tu oses me demander ça, Bécasse ? Tu vas voir, Bécasse, ce que je vais faire de toi ! (Il la retourne, et lui administre une fessée.)

PIERRETTE : Aïe, aïe, mon maître, ne me faites pas mal, je serai sage ! (Elle disparaît.)

PIERROT (vers la salle) : C’est comme ça dans le conte, comme on le dit par chez nous, les enfants. Si des messieurs le connaissent autrement, qu’ils le racontent eux-mêmes. Bonne nuit, les enfants !

 

(Rideau.)

1919

 

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