Frigyes Karinthy :  Théâtre Hököm

 

voir la vidéo de cette nouvelle en hongrois

afficher le texte en hongrois

PRINTEMPS[1] [2]

 

Je vous demande pardon, Monsieur, vous venez d'arriver ?

- Oui. Brrr.

- Au début ça fait un peu froid, n'est-ce pas ? Et puis on s'habitue. À vous aussi on a mis de la glace sur la tête ?

- On m'en a mis partout. Brrr.

- Bien sûr, bien sûr. C'est ça qu'il faut. Et puis, naturellement, on vous a poussé ici. Quel est votre numéro, Monsieur ?

- Numéro ?

- Comment, vous ne l'avez pas vu, pourtant on vous a attaché sur le pied une étiquette avec un numéro et un nom, s'il y en a un. Moi, je n'ai qu'un numéro, je ne suis pas encore identifié. Vous n'êtes pas trop à l'étroit ?

- Non.

- Moi si, parce que je suis gonflé. On m'a repêché au bout de quatre jours. Ce n'est pas grave, seulement mes yeux me gênent, ils coulent tout le temps dans ma bouche. Vous avez encore des yeux ?

- Le gauche oui, l'autre a été emporté par la balle.

- Parce qu’avec un revolver que vous…

- Avec un pistolet.

- Très efficace. Au début, moi aussi je voulais faire pareil, mais je ne disposais pas de moyens. J'ai hésité longtemps, vous comprenez, mais j'ai préféré la sécurité.

- Et vous… ?

- Du pont des arts. Ce n'est qu'au bout de quatre jours que je suis revenu à la surface, vous comprenez. Après ça, on a le poumon tout dégoûtant. Je m'excuse, votre ventre, est-il déjà vert ?

- Pas encore. Parce qu'il devient vert ?

- Et comment ! Si vous voyiez le mien ; il est vert jusqu'au nombril. Je suis content, bientôt, je deviendrai tout vert. Seulement ma graisse est du très joli bleu. Maintenant tout se déroule normalement jusqu'à l'autopsie ; comme je voudrais que tout soit déjà terminé. Srrtch. Srrtch.

- Que faites-vous ?

- Oh, ce n’est rien, c'est l'eau qui clapote en moi ; de plus, à présent, c'est l'autre œil qui coule dans ma bouche. Dommage. À part cela, comme disait le médecin légiste : je suis assez bien conservé. Au fait, dites-moi, était-elle blonde ?

- Non, brune. Et la vôtre ?

- La mienne aussi.

- Comment s'appelait-elle ?

- Zézette Rimel.

- Ça alors. Mais alors, vous êtes sûrement Elmire Salmigondis.

- Et après ?

- Moi j'ai cru qu’elle voulait vous épouser.

Alors c'est vous Louis Labarbe ? Je croyais qu'elle voulait devenir votre femme. Mais alors, je me suis jeté du pont des Arts pour rien !

- Et moi donc, fallait-il gaspiller mon argent pour ce pistolet. Quelle folie !

- Mais alors, elle m'aurait épousé ! Si j'avais su qu'elle ne voulait pas de vous, et que vous alliez sauter du pont des Arts… Mais moi, elle disait qu'elle en aimait un autre, et je pensais que ce ne pouvait être que vous…

- Si j'avais su que vous étiez en train d'acheter des armes à feu et qu'elle ne voulait pas vous épouser… Mais à moi aussi elle disait qu'elle en aimait un autre, et j'étais sûr que c'était vous…

- Dire qu'à cause de ça nous pourrissons ici ! Mais alors qui a épousé Zézette Rimel ?

 

(Un monsieur d'une troisième cellule) :

 - Moi.

 

Suite du recueil

 



[1] Traduction de Moshe Zuckerman

[2] Cette scène apparaît également dans le recueil "Optimiste". Elle traite le même sujet que le poème "Corbillard".