Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
chez mon ami, le
collectionneur[1]
- Ah c’est toi ? Entre ! Pose ton chapeau.
- Bien le bonjour. Tiens, quelle jolie
patère.
- Oh, rien. Je l’ai achetée
à Paris, à une vente aux enchères. Son seul
intérêt est qu’elle est en acajou.
- Ravissante.
- Mets-toi à l’aise. Tu
n’es encore jamais venu chez moi ? Ne regarde pas trop, je vis
pauvrement, chez moi c’est sans cérémonie.
- Que dis-tu là,
pauvrement ! Mais c’est merveilleux ! Je t’assure que je
n’ai jamais vu un appartement comme ça.
- Ah non, ce n’est rien !
Des objets ramassés ici et là. Assieds-toi là, sur ce
tabouret. Il te plaît ?
- Superbe ! Ça
alors ! Une pièce magnifique. D’où vient-il ?
- Dix-huitième siècle.
Rien, il ne vaut pas grand-chose. Si au moins c’était une
pièce unique, il aurait une certaine valeur, mais il y en a deux autres,
un au British Museum, l’autre appartient à un collectionneur
berlinois.
- Donc c’est une
véritable rareté ! Ça se voit d’ailleurs.
- Ça ne se voit guère au
premier coup d’œil. Mais si tu l’observes mieux, la forme des
pieds…
- C’est juste, je vois
maintenant. C’est magnifique.
- Allons, laisse tomber. S’il y
a quelque chose qui a une valeur dans ce pauvre petit nid, ce serait
plutôt ça… Tu vois ? Ce cendrier sur ma table.
- Ah oui… Comme il est…
Comment dire… Il est simple… Il est gris… Et pourtant…
- Si l’on veut. Il n’est
pas gris, il est gris acier. On en voit des comme ça dans les vitrines.
Mais ce sont des imitations. Rien ne les distingue à première
vue. Mais regarde bien le fond, tu vois cette rayure ?
- Oui… C’est extra…
C’est génial !!... Ça alors ! Quelle
rayure !... C’est fou !
- Hein ? N’est-ce
pas ?!! Qu’en dis-tu ?!!
- Oh là-là…
C’est unique…
- Sais-tu ce que ça
signifie ?
- Ben… Moi… Non, pas
vraiment.
- Sans cette rayure-là, cet
objet ne vaudrait que quelques couronnes. Mais la rayure signifie qu’il
provient de la fameuse collection Benvenuto.
- Oh…Euh… Eh… Ouf… ts… ks !…
- Si tu me jures de ne le dire
à personne, je te raconte à quel prix ridicule je me le suis
procuré – l’imbécile ne savait pas ce qu’il
vendait.
- Ah bon ! Raconte, pour
l’amour de Dieu !
- Cinquante mille marks.
- Cinquan…
Incroyable ! Dois-je en croire mes oreilles ?
- Je ne le céderais pas pour
cent mille.
- J’espère bien !!... Tu
n’es pas fou ! Pour cent mille ? Ha ha !
Peuvent toujours courir !
- Et que dis-tu de ce petit objet,
là-haut sur l’armoire ?
- C’est dingue…
C’est follement beau… C’est assourdissant…
- Tolérable…
- Assoourdissamment
tolérable… Je n’en ai jamais vu des comme ça…
Surtout le couvercle…
- Quel couvercle ? Ce n’est
pas le tuyau de poêle que j’ai désigné…
C’est ce vase…
- Évidemment – moi aussi
je parle du vase… Je voulais dire que c’est surtout le couvercle
qui serait intéressant s’il avait un couvercle.
- Mais là nous avons
terminé. Je n’ai rien d’autre d’intéressant.
À moins que cette petite miniature…
- Eh ben ! C’est
grandiose… Génial… Cette petite miniature est
majestueuse… Elle est géante cette miniature… Ah…
J’ai du mal à respirer… J’ai déjà vu
beaucoup de… De telle moniatures, de telles monitures, tu vois… Récemment encore…
à l’asile de fous… Mais je n’ai jamais mangé
encore un tel minotaure, tu sais.
- C’est un petit rien, va !
Complètement bâclé, le peintre médiéval
n’a travaillé que cinq années dessus. Ça m’a
coûté la bagatelle de soixante mille roubles.
- Quoi ???! Seulement soixante
mille roubles ?! Pour ça ?!... Oh… Et il n’a
travaillé que cinq ans dessus… Une vraie saloperie… De
fabriquer dans la précipitation un tel… Un tel…
- Mais non, une petite bricole
inintéressante ! Alors qu’en dis-tu ?
- De cela ?... Ce que j’en
dis ?!... Est-ce que je trouve les mots ?!... Des mots
d’une… D’une petite bricole comme tu l’as dit
toi-même… eh bien, puisque tu insistes… J’ai
déjà vu beaucoup de trucs, mais une saloperie comme ça, je
n’en ai jamais reluqué de ma vie… Qu’il ait eu le
culot de gaspiller cinq années pour une telle cochonnerie, pour un
débris pareil… Ce salopard, qu’il a ensuite bradé
pour soixante mille roubles, alors que je ne cracherais pas cinq sous dessus,
pour la dernière des galimafrées comme ça… Pour le
dernier des cafards peints sur le mur, que je chasserais d’une
chiquenaude sur mon pantalon s’il s’avisait de tomber du mur et de
salir mes habits… Que Dieu mette ton équipement là
où je pense… C’est génial… C’est
splendide… C’est grandiose… Salut, bonjour chez toi.