Frigyes Karinthy : "Vous écrivez comme ça "

 

 

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Oscar Wilde, l’hÉdoniste

 

Le gilet de Andreï Gori

 

Chapitre I.

 

Le crépuscule bleu pruiné filtrait mollement entre les panneaux vitrés de la terrasse, sur le rebord desquels des fleurs exotiques tissaient la longue tapisserie soyeuse des ombres. Deux jeunes gens étaient assis côte à côte sur le tabouret rose pâle, muets, ils fumaient des cigarettes. L’un des deux ressemblait dans sa silhouette merveilleusement gracieuse à une fleur de lotus s’ouvrant tendrement, il avait aussi en lui quelque chose d’assurément féminin. Sa bouche et son nez, comme deux pétales de dahlia qui se chercheraient, tremblaient de nervosité intérieure.

L’autre homme dont les doigts étaient longs et souples, se rejetait en arrière.

Gorian, dit-il doucement et profondément, pourquoi faites-vous semblant de réfléchir ? Vous êtes tellement beau, vous n’avez pas besoin de réfléchir.

- Mais alors à quoi sert la vie ? – demanda Gorian, et il se dressa debout tel une statue grecque.

- Le lieu où se distrait l’élite ! – lui lança à la légère Lord Para Dox. – Une sorte de salon qui ne tolère en principe que des gentlemans.

- Mais moi, moi… - soupira Gorian, et il se perdit dans ses pensées.

- Vous méritez de vivre, Gorian. La finalité de vos efforts doit toujours être de ne pas avoir à vous efforcer.

- Mais alors…

- Que craignez-vous, Gorian ? Vous ne voyez toujours pas que la vie, pour être belle, doit être vaincue ? Nous devons frayer un chemin à travers nous-même et à travers le monde : c’est le secret de la vie artistique.

- Et vous y croyez, Lord Para ?

- Mais non ! Sinon je ne vous le dirais pas. Les vérités chez moi ne servent qu’à rendre mes erreurs sympathiques.

- Et la sincérité… ?

Lord Para fit un geste d’insouciance.

- Eh bien, j’aime aussi la sincérité, quand elle est plus facile à placer que le mensonge.

Il se leva, s’approcha de Gorian, Il posa sa main sur l’épaule statuaire du jeune homme, et lui adressa ce discours solennel :

Gorian ! La vie est à vous ! Vivez une vie personnalisée ! Vivez une vie d’artiste ! Montrez au monde comment on doit enchanter la vie et la transformer en art, et transformer en vie ! Tout égoïsme est humain. Notre but sur terre est de produire des impressions et de mépriser la vérité. Il faut nier l’existence pour pouvoir en jouir. Et maintenant allons à notre soirée. Ouvrez la fenêtre pour qu’elle soit fermée.

- Je ne comprends pas…

- Vous ne comprenez pas ? Alors c’est un aphorisme.

 

 

Chapitre II.

 

Snazil, le tailleur, était assis sur l’ottomane, plongé dans l’observation de Gorian.

- J’ai apporté le gilet – dit-il d’une voix morne.

Gorian prit l’œuvre. C’était un magnifique gilet en satin blanc. Il le regarda longuement, le gilet lui plaisait. Il dit à Snazil :

- Vous avez fait un chef-d’œuvre !

- Oui, répondit l’autre rêveusement. C’est ma vie que j’ai cousue dedans. Toutes mes créations antérieures n’étaient que mensonge et effort sans espoir. Je viens enfin de retrouver moi-même. La solution du problème de ma personnalité, de mon existence, se présente ici, à vous, dans ce gilet, Gorian.

- C’est vraiment gentil ! – sourit Gorian.

Snazil s’agenouilla et leva la main pour prêter serment.

- Je vous aime, Gorian ! – dit-il. – Votre personnalité, telle une torche, illumine ma vie. Chaque atome de mon âme vous appartient, vous êtes ma religion.

- C’est bien, cher Snazil – dit Gorian distraitement, comme un enfant. – Et maintenant je vous libère.

Snazil sortit et Gorian s’étala avec satisfaction sur le sofa. Oh, lui aussi bien sûr appréciait ce gilet qui dans sa splendeur éblouissante, avec ses étincelants boutons de nacre, irradiait le monde par sa jeunesse, sa beauté, son espérance. Il l’enfila et sortit dans la rue. Son âme innocente et curieuse se demandait incessamment comment réaliser les promesses enivrantes de Lord Para sur la vie.

Une jeune fille très belle semblable à une fleur venait dans la rue en face de lui. Gorian s’approcha d’elle et lui déclara son amour et la demanda en mariage. La jeune fille lui tomba dans les bras comme un pétale d’azalée ivre de joie que le vent porte.

Dans son bonheur ébloui Gorian courut chercher le prêtre. La jeune fille l’attendit dans la rue. Quand il revint avec le prêtre, elle était toujours au même endroit, mais le lobe d’une de ses oreilles avait un peu changé de position : tout au moins c’est ce qu’il sembla à Gorian. Tout son être d’artiste se révolta, pris d’une rage amère il saisit sa fiancée et lui administra une gifle, elle tomba à ses pieds en sanglotant. Cela n’émut pas Gorian qui l’éloigna de lui à coups de pied et la laissa dans la poussière, puis avec une expression naïve, enfantine, que sa colère intérieure couvrit de pourpre ardente, il rentra chez lui. La jeune fille baissa les yeux sans un mot et but de la soude caustique. À la maison Gorian s’assit sur le canapé Louis XV fait de bois d’acajou indien et se mit à lire.

Tout d’un coup son regard s’arrêta sur son gilet et le sang se glaça dans ses veines. – Qu’est-ce que c’est ? – cria-t-il et il frissonna.

Un long pli ricanant se dessina en longueur sur le gilet et le fixa dans les yeux méchamment, ironiquement, avec une grande cruauté. Il se pencha dessus pour mieux l’observer et vérifia qu’il ne s’était pas trompé.

- Qu’est-ce que c’est ? – demanda-t-il de nouveau.

Et alors il comprit tout. C’est ce gilet qui était appelé à porter son deuxième moi, ses péchés et ses vilenies, les horribles plaisirs de la vie d’un artiste. Dans l’avenir, chaque fois qu’il commettrait un méfait, c’est ce gilet qui se transformerait, tandis que lui, il resterait immuable et beau. Tel était le gilet.

 

 

Chapitre III.

 

Soixante ans ont passé. Gorian était toujours beau et jeune : une sorte de fraîcheur enfantine, presque naïve, habitait ses yeux innocents et purs.

Gorian menait une belle vie, il réalisait l’idéal de Lord Para sur la vie artistique. D’Asie il avait commandé de beaux tissus moelleux touraniens  et il en avait couvert ses pièces. Il possédait de magnifiques tentures, des sculptures, il avait acheté des pierres précieuses et des instruments de musique gong-gong australiens. Il avait aussi un miroir vénitien jaune pâle et des boutons de manchette en diamant qui brillaient d’une couleur turquoise à la lumière électrique. Il prenait des bains fréquents, pour préserver la douceur poreuse de sa peau. Pour garder intacte la fraîcheur de son visage, il s’était déshabitué de la réflexion qui selon Lord Para rallonge l’os nasal et le menton.

Entre-temps il avait aussi lu un livre, qui lui avait tellement plu qu’il l’avait relu. Ensuite il avait fait relier douze exemplaires de ce même livre en soies de couleurs différentes et il les gardait dans sa chambre sur douze étagères d’ivoire sculpté. Parfois il allait même en société où on admirait sa beauté et sa jeunesse.

Et ses sombres et horribles péchés de la vie artistique n’étaient pas portés par lui mais par son gilet. Pendant que lui, frais et jeune, se défoulait, le gilet mystérieux devenait de plus en plus ridé, froissé : il était sillonné d’usures jaunes et spectrales comme autant de signes menaçants : des trous bâillants et flasques relataient ses sombres forfaits. Peu à peu ce gilet devint la conscience de Gorian : le soir, resté seul, il ouvrait sa penderie et contemplait médusé le spectacle terrifiant, à la lumière de la lune.

Un soir humide et frais le tailleur Snazil lui rendit visite. Entre-temps il avait lui aussi pris de l’âge, mais il se sentait toujours attaché à Gorian.

- Le gilet, c’est le gilet que je veux voir… - déclara-t-il dans une froide tristesse. Sa vie à lui était brisée, son âge ne pouvait plus évoluer.

Gorian poussa alors un ricanement affreux, d’une voix éraillée. Il fut saisi d’un sentiment violent.

- Viens donc, regarde ce gilet ! C’est ton œuvre ! – s’écria-t-il et il attrapa un chandelier d’or ciselé. Dans l’atelier de l’étage aux rideaux tirés, à l’odeur de renfermé, le gilet se trouvait suspendu à une base de velours rouge. Gorian y approcha la bougie. Du fond de l’âme de Snazil jaillit un cri d’horreur. Brusquement il comprit tout, lui aussi.

- Tiens, voici le gilet ! – dit sombrement Gorian. – Ton œuvre, individu déplaisant !

Après ces mots, des songeries profondes, artistiques, traversèrent son âme. Il saisit le couteau sur la table et le planta à douze reprises dans le ventre de Snazil. Puis il commença sombrement à rêver. Dehors la pluie tombait à flots et tambourinait sur les vitres gothiques arquées.

 

 

Chapitre IV.

 

En ce temps une sorte de tendre tristesse marquait le caractère de Gorian. Il sentait bien qu’un tournant s’était produit dans l’évolution artistique de son existence. Il se déguisait fréquemment, il descendait au bord de la mer où il cherchait le contact avec des matelots, des assassins, des journalistes et autres individus démocratiques de la sorte. Parfois, dans son aspiration à des impressions artistiques, il participait à des petits cambriolages ou des assassinats. Le soir tombé, il assommait des vieilles femmes dans les rues latérales ; ou, costumé en pickpocket, dans des rassemblements populaires il tenait des discours en faveur du communisme. Cela prêtait de nouvelles couleurs et de nouvelles nuances à sa personnalité, et le principal était qu’il approchait la solution de l’art de la vie.

- Parce que c’est cela le principal ! – lui avait enseigné Lord Para. – Dans une certaine mesure nous sommes tous des animaux. C’est ce qu’il y a d’humain en nous. Oui, il convient d’opacifier la moralité de la vie, afin qu’elle puisse briller de tous ses feux.

Cela n’empêcha pas Gorian d’être de mauvaise humeur.

- Que dirais-tu, Lord Para, demanda-t-il sur un ton traînant, si je te disais que j’ai assommé Snazil ?

- Je te croirais, à condition que tu mentes. Mais tu n’es pas capable de si puissants effets. Pour tuer un homme, nous avons besoin d’un goût artistique dramatique. En vérité tout meurtre est une recréation : une sorte de renaissance. Mais Gorian, c’est le propre des âmes faibles, sentimentales.

Gorian se mit à réfléchir.

- C’est possible, dit-il ensuite. Pourtant, Para, j’aimerais m’amender.

- Le seul moyen pour cela est de commettre des méfaits.

- Tiens donc… ?

- C’est vrai. Si nous commettons des crimes, c’est pour pouvoir jouir du plaisir de devenir meilleur.

- Tu es cynique.

- C’est parce que j’ai le cœur trop doux. Et parce que je connais les femmes.

- Para, Para, que dois-je faire alors ?

- Distribue ta personnalité de façon à la garder. La loi principale de l’âme c’est qu’elle adore le corps. Soyons esclaves de la liberté. Tout ce que nous ne pouvons pas entretenir est supportable. L’infamie est l’ornement de l’âme. Le froid n’est autre que le chaud. Haut est ce qui est bas. Le vert n’est qu’une transition vers le rouge. Le laid est beau. Le chat est chien. Le blanc est noir. Le monde est un aphorisme. Je suis toi, tu es moi ; qui est un âne, toi ou moi ?

Après ces mots débités à une vitesse folle allant crescendo, d’un geste léger Lord Para se mit debout sur la tête et, en se dodelinant à un rythme souple, il sortit par la fenêtre.

Gorian resta seul. Il se sentait blasé. Puis soudain il éclata en sanglots et décida de s’amender. Oui, il ne renoncerait à la vie et l’aménagerait plus belle qu’avant.

Et le gilet, le gilet ? Oui, c’est ça, bien sûr. Il donnera le gilet à laver. Le gilet sera de nouveau beau, propre et digne de lui. Le gilet sentira l’amélioration lui aussi et de nouveau il reflétera sa jeunesse gaspillée en des couleurs fraîches.

Mais au moment où il regarda le gilet, tout s’assombrit. Non, non, ce gilet portera pour toujours ses méfaits. Des taches foncées rouge brun en descendaient vers le bas. Des déchirures méchantes et brutales enlaidissaient sa surface. Sanglant et taché comme il était, il regardait dans les yeux Gorian qui pâlissait.

Et tout d’un coup Gorian fut pris d’une haine féroce. Il est temps de mettre fin à ce supplice ! Il regarda autour de lui, les yeux ensanglantés, et il aperçut le coupe-papier qui gisait sur la table. Il le saisit et le planta dans le gilet jusqu’à la garde, il le lacéra dans sa fureur.

Le pauvre jeune homme avait complètement oublié dans sa colère, qu’il se trouvait lui-même être le gilet.

Lorsque les domestiques accoururent et le trouvèrent son visage défiguré et son corps tordu étaient fixement dressés. Une longue barbe blanche lui avait poussé, et sur son front les trois grains de beauté jusque-là presque inaperçus parmi ses traits jeunes, étaient complètement développés. Ses lèvres tombaient flasquement dans sa barbe.

Mais le gilet, lui était d’un blanc brillant comme si on venait de le sortir du nettoyage.

 

Suite du recueil