Frigyes Karinthy : "Vous écrivez comme ça
"
CRITIQUE IMPRESSIONNISTE
Fonctions circulaires des surfaces à double
courbure
C’est
le titre du livre que l’éminent mathématicien a envoyé en exemplaire d’auteur à
la rédaction de la revue de belles lettres, et que le rédacteur a aussitôt
remis au jeune critique de la revue pour qu’il en fasse une recension, mais sur
un ton chaleureux, puisque l’auteur a été son camarade de classe. Ci-dessous la
critique chaleureuse.
Je saisis avec joie l’occasion de faire le
premier éloge critique de cette œuvre de valeur qui vient de paraître.
L’intérêt inaccoutumé qui se manifeste, principalement ces derniers temps, pour
les fonctions circulaires des surfaces à double courbure dans les plus larges
couches de la population a rendu depuis longtemps pressante la publication de
cet ouvrage. Nous ne pouvons que nous réjouir que ce travail peu ordinaire ait
été assumé par un homme dont le jeune tempérament, l’humeur lyrique profonde et
l’humour doux et serein traversant les pensées les plus sérieuses font de cet
ouvrage une lecture délicieuse même pour les rares personnes qui jusqu’ici ne
se consacraient que superficiellement aux fonctions circulaires des surfaces à
double courbure.
Élan et réflexion sérieuse : c’est de
ces deux qualités d’apparence contradictoire que se compose ce style suggestif
et flatteur qui est le propre de l’auteur et qui nous fascine à notre insu et
qui rend l’action si haletante. Il est certain qu’une fois qu’on en entame la
lecture, on a du mal à s’en séparer avant la fin. L’auteur connaît bien le
public et il sait qu’un écrivain a affaire gagnée si dès le début il arrive à
le captiver. Si bien qu’il ne tergiverse guère, il n’entre pas dans
d’ennuyeuses descriptions de paysages, descriptions de caractères : dès la
première page, après quelques mots à peine, nous nous trouvons au cœur du
sujet. Nous apprenons que les axes sont formés par trois droites concourantes,
orthogonales deux à deux. Pas plus – mais d’ores et déjà notre cœur palpite et
nous attendons avidement de découvrir quelle est la distance coupée par les
plans couchés orthogonalement sur chacun des axes, à compter de l’origine.
Parvenus à ce point, notre intérêt atteint déjà un tel niveau paroxystique
qu’un autre écrivain avide de succès facile ne manquerait pas de l’exploiter et
tomberait certainement dans des exagérations. Sa louable retenue invite notre
auteur à la tempérance, lui qui est plutôt homme des réflexions, des rêveries
solitaires, lui, le poète connaissant la vie, qui ne se laisse pas emporter par
son sujet – et c’est justement cela qui est émouvant. Car qui n’a pas déjà
senti dans les heures silencieuses d’un chagrin que (pour citer les mots de
l’auteur) les coordonnées ne sont homogènes que dans leur forme ? Et que
dans l’espace euclidien à quatre dimensions x et x2 représentent des
coordonnées ordinaires (oh combien ordinaires !) ? Sous forme de
sentiments amorphes ces choses sommeillent en chacun de nous – et lorsque
l’écrivain inspiré les met en forme, nous nous disons, souriants et en
larmes : oui, oui, c’est cela, c’est ce que je ressens moi-même.
Seul un écrivain authentique peut nous
offrir un tel sentiment – et ce talent nous compense largement pour les
quelques fautes passables que seul l’œil perçant du critique remarque :
par endroits l’écrivain semble fatigué et blasé, il esquisse des sentiments
qu’il n’a pas véritablement vécus, à quelques endroits le travail aurait pu
être plus soigneux, ou au contraire, voulant à tout prix colorer ses pensées
l’auteur tombe dans des immodérations. Affirmer par exemple que le carré des
courbures relatives est égal à la différence des carrés de la courbure absolue
et de la courbure de la sphère osculatrice – à notre humble avis ceci pourrait
faire un effet et paraître une idée spirituelle, mais un tel jeu d’idées n’est
pas digne d’un écrivain aussi sérieux ! Nous n’hésitons pas à dire cela sincèrement
et courageusement à notre auteur, que le public insouciant et superficiel des
galeries applaudira peut-être justement pour ce genre d’étincelle bon marché de
l’esprit. Il vaut mieux qu’un écrivain se trompe, bégaie ou tombe dans des
exagérations, comme c’est le cas à l’endroit où il explique que dans la
géométrie selon Riemann la forme de toute surface positive et à courbure nulle
est elliptique. De telles exagérations sont sympathiques – nous ne contredisons
pas l’auteur, nous ne lui rappelons pas que la vie a souvent démenti ce genre
d’espérance.
Malheureusement le manque de place nous
contraint de nous retenir, nous ne critiquons pas plus minutieusement tous ces
détails propres à mettre en évidence les erreurs et les vertus de l’ouvrage.
Pour nous résumer : il s’agit d’une œuvre talentueuse, courageuse,
porteuse d’une vision juste de la vie, d’un dessin vigoureux mis sur papier en
de larges traits du pinceau. Un mot encore pour terminer : l’idée et le
sujet des « fonctions circulaires des surfaces à double courbure »
selon nous appellent quasiment la scène – nous ne pensons pas nous tromper
quand nous affirmons que cet ouvrage pourra servir de base à un drame à succès
ou un grand roman cinématographique. Mais cela sera déjà l’affaire d’un dramaturge,
moi je n’y connais rien.