Frigyes Karinthy : "Il neige"

 

 

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La pique

 

Le soleil plongea huileusement jaune derrière les montagnes de basalte ; de gigantesques ombres bleues s'étiraient entre les troncs des fougères élancées. En bas dans la vallée des vapeurs engourdies et lascives se blottissaient et de la poudre d'or bruinait ; au-dessus, le ciel était sombrement bleu vert et éblouissant comme le saphir.

C'est ce soir-là que les Quatremains  disparurent définitivement dans la direction de Deuxrivières.

Adam se trouvait à l'écart depuis deux jours déjà. Quand il s'était fait mordre par Gueulebec, il avait grimpé par les branches d'une fougère dans la grotte d'obsidienne pour y trouver refuge ; accroupi, immobile, il avait enlacé ses genoux avec ses deux bras, de ses yeux sauvages, assombris, il guettait le chemin que de là il pouvait suivre jusqu'à la rivière.

Au demeurant cela faisait plusieurs mois qu’Adam était en conflit ouvert avec les Quatremains. Adam devait avoir dans les vingt ans mais il ne ressemblait pas aux autres de sa génération. Ses longs bras broussailleux étaient plus minces, sa poitrine couverte de poils roux était plus étroite et son front plus large et plus droit.

Tout ceci parce qu'un incident s'était produit lors de sa naissance. Sa mère, une femelle maigrichonne aux étranges yeux hésitants, l'avait laissé tombé de l'arbre sur la tête. Durant sept ans il avait misérablement végété sur une paillasse tandis que les autres Quatremains batifolaient au bord de la rivière. Sa tête avait évolué très étrangement : elle s'était inclinée vers l'avant et s'était arrondie en saillie. Quand il était plus jeune il ramassait tout ce qui lui tombait sous la main, il entassait et il cachait, les galets ronds, les os longs.

Et deux jours plus tôt, le matin, Gueulebec était arrivé de l'autre côté de Deuxrivières. On avait vu de loin sa petite tête oblongue qu'il tenait hors de l'eau. Quand il avait accosté il avait grimpé péniblement sur les cailloux et s'était mis à courir.

Tous les Quatremains avaient fui, seul Adam était resté là, accroupi devant un tas de bananes, il regardait Gueulebec béatement et avec curiosité en clignant des yeux. Quand il était arrivé près de lui, Adam avait lui aussi sauté mais c'était trop tard : Gueulebec l'avait mordu à l'épaule.

Adam avait fait retentir un long glapissement terrible, puis s'était enfui.

Pendant deux jours il s'était caché dans la forêt de fougères, le troisième jour il avait traversé le ruisseau et grimpé dans la grotte d'obsidienne.

Il était là maintenant, abandonné, solitaire. De ses yeux assombris, embrumés, il examinait la rive que les Quatremains avaient définitivement désertée. Ils avaient traversé Deuxrivières, ils avaient abandonné cette région pour ne plus jamais y revenir. Gueulebec parcourait la forêt pour affoler les vivants. C'est lui qui avait fait fuir la bande des Quatremains.

La région silencieuse de Deuxrivières était déserte et muette.

Et Adam était resté seul.

Il enlaça ses genoux avec ses bras velus. Sur son front noir zigzaguaient de tristes rides de terreur, il se sentait infiniment misérable et impuissant.

Lorsque les derniers rayons plongèrent des cimes fantastiques de la montagne de basalte, Adam sursauta et leva le regard.

À peine vingt pas plus loin, Ève se balançait sur la racine protubérante d'une essence douce.

Il la reconnut aussitôt. Ève avait des yeux tristes et timorés ; autrefois, quand Adam était encore en compagnie des Quatremains, Ève était la seule qui s'occupait de lui. Elle l'enlaçait, elle se blottissait contre lui lorsque des bises froides soufflaient depuis Deuxrivières.

Cette fois ils se regardèrent un temps, interloqués, effarouchés. Ève n'osa pas s'approcher, elle s'accroupit, attendit.

Adam, lui, gémissait doucement et plaintivement, il se tâta les épaules. Elles étaient douloureuses. Mais en même temps ses yeux se ravivèrent : voilà qu'il n'était plus seul, Ève était restée là, Ève aussi était restée là.

Au crépuscule la femelle était déjà accroupie à ses côtés. De ses blonds bras souples elle étreignit le cou d’Adam et se blottit contre lui de tout son corps. Ils restèrent tapis longuement, immobiles, dans la nuit phosphorescente de lumières mystérieuses, seuls dans le giron somnolent de la nature.

En bas la rivière étincelait, paisiblement murmurante dans la nuit. L'horizon était tour à tour éclairé par les colonnes blanchement incandescentes des volcans. En bas dans la forêt de fougères on entendait parfois de doux frôlements, puis un plésiosaure poussa son hurlement gémissant qui s'allongea et mourut au loin.

Le lendemain ils portèrent de la mousse du bord du fossé et ils en tapissèrent le fond de la grotte. Ève cueillit des bananes et les partagea avec Adam. Ils parcoururent les environs ensemble, ils grimpèrent aux branches cartilagineuses du brésil pour y manger les fruits. Ils ne se quittèrent plus.

Mais bientôt l'impuissance et la misère de la solitude leur pesèrent. Un matin Gueulebec rampa jusqu'à l'entrée de la grotte d'obsidienne et arracha leur mousse. Cela faisait trois mois qu'ils cohabitaient.

Adam rentra l'après-midi et il trouva Gueulebec chez lui. Il était assis dans l'orifice de la grotte et balançait nonchalamment sa tête. Ève s'était recroquevillée tout au fond et gémissait, elle avait peur, elle n'osait pas s'approcher de la sortie, son corps était parcouru de frissons.

Adam n'entra pas dans la grotte. Il s'assit sur la racine d'un arbre face à Gueulebec et ils s'observèrent pendant une demi-heure. Les yeux de Gueulebec tournaient paresseusement, laissant voir le blanc. Adam, le dos courbé, pencha la tête en avant tandis que ses yeux exorbités se couvraient progressivement d'un brouillard humide et rouge.

La demi-heure passée il fut pris d'une douleur lancinante dans la poitrine : d'un geste il sauta par-dessus la racine de son arbre et se jeta de tout son corps sur Gueulebec. Mais celui-ci n'en fit pas grand cas, de ses pattes musclées il le culbuta et le lança en l'air. Adam pirouetta et roula jusqu'au mur rocheux, il le dévala et tomba dans un fossé.

C'était le lot de son corps faible que la marâtre nature n'avait même pas pris soin de recouvrir suffisamment de poils. Gueulebec possédait une splendide musculature, des griffes épouvantables ; des meules à l'éclat mat claquaient dans ses énormes mâchoires comme autant de marteaux d'acier.

Adam se traîna jusqu'à la rivière et s'assit au bord de l'eau. Le ciel au-dessus de lui était un océan violacé infini, l'horizon était entouré de chaînes de montagnes fumantes, découpées, aux nets contours noirs. Des mastodontes prenaient un bain de soleil sur l'autre rive et de temps en temps ils trempaient leur trompe dans l'eau. Tout à coup un lézard volant apparut au-dessus de la forêt de fougères, il fendit l'air en sifflant et en zigzaguant, durant un instant ses ailes géantes déployées cachèrent le soleil. Sa longue queue fière et pointue brillait de toutes les couleurs des pierres précieuses.

Adam le contempla béatement pendant qu'il se fondait dans les vapeurs orange de Deuxrivières. Il resta là, recroquevillé sur son tas de sable. Tout à coup l'image d’Ève lui apparut sur l'eau, il entendait son gémissement craintif depuis le fond de la grotte d'obsidienne. Alors il sentit dans sa poitrine d'étranges tiraillements spasmodiques : comme si une main sortait de sa poitrine pour lui serrer la gorge. Le dos et les côtes lui faisaient encore mal de la chute. La misère rendait encore plus humides et lourds ses pauvres yeux embrouillés et sauvages : l'eau en déborda et coula dans sa bouche noire ridée.

Alors il se leva et se traîna péniblement en haut de la rive. Le soleil s'apprêtait à se coucher, ses rayons rouges et obliques éclairaient entre les feuillages de la forêt. Pendant qu'il passait la pente de la rive il trébucha. Il se pencha pour ramasser un bâton sec presque droit, probablement une branche cassée.

Il s'arrêta et se redressa.

Dans une main il serrait la branche de hêtre et la tendait devant lui pendant que lentement, d'un geste étrange, il portait l'autre main à sa tête.

D'abord ce fut comme une sensation dans la poitrine. Une espèce de vessie semblait gonfler et se déplacer vers sa tête. Maintenant il la sentait déjà bien dans la tête, dans la protubérance qui s'était formée en fait dès sa naissance, le jour où sa mère l'avait laissé tomber de l'arbre.

Cela dura quelques minutes. Il resta immobile, sa bouche s'ouvrit, dans sa main rigide il serrait toujours la branche de hêtre devant lui. Et ses stupides yeux d'animal impuissant s'agrandirent pendant qu'il la fixait intensément ; une expression étrange, terrible y apparut : une violente panique, une attente, une lutte inouïe qui le faisait souffrir. Ses touffes de cheveux noirs lui pendaient sauvagement sur le front, ses mâchoires enflèrent. Il le regardait, il le regardait, sauvagement, rêveusement, ensorcelé, le bâton de hêtre écorcé. Puis il le rapprocha de ses yeux ; ses mâchoires se mirent à danser, cette terrible souffrance quitta enfin sa tête.

Alors naquit la première Pensée.

Brusquement Adam se baissa et à une vitesse folle il se mit à frotter l'extrémité du bâton de hêtre contre un morceau de quartz étincelant. L'extrémité du bâton s'amincit, devint pointue. Alors il le saisit et monta, en bonds sauvages, le chemin forestier. Ses yeux étaient rouges et brillaient dans l'obscurité croissante.

Gueulebec était toujours assis à l'entrée de la grotte. Il avait les yeux baissés et paraissait somnoler. L'intérieur de la grotte était déjà noir, il n'y parvenait plus du haut qu'un unique rayon couleur sang.

Quand Adam attrapa de sa main la pierre marquant l'orifice, Gueulebec releva la tête et le fixa. Le tout ne dura qu'un instant. Gueulebec se redressa lourdement, péniblement, il eut encore le loisir d'allonger les jambes… Adam se tenait droit, ses longs et minces bras noirs s'allongèrent quand il leva haut, très haut, la pique de hêtre.

Il asséna deux ou trois coups. La pique pénétra mollement en sifflant dans la masse noire, elle oscilla un peu avant de s'immobiliser. Gueulebec s'étira sur toute sa longueur, il tituba avant de tomber en avant avec un bruit lourd. Il râla encore quelques minutes, le sang épais et noir jaillit de son corps en pulsations convulsives.

Un peu plus tard la lune se leva. Le paysage devint tout à coup argenté comme dans un rêve et infiniment désert. Vénus parut dans tout son éclat au ciel occidental, solitaire, rêveuse et tremblante dans ce désert nocturne.

Alors Adam leva la tête vers la lune. Il était à genoux devant le corps refroidi de Gueulebec, Ève se blottissait contre lui en frissonnant. Ils étaient les deux seuls vivants dans la région, protégés par cette grotte qu'ils avaient acquis au prix du sang.

Adam serrait toujours la pique de hêtre dans sa main. Tous deux regardèrent alors dans la vallée. Vallée et forêt se peuplèrent de mystères froids et méchants ; la Nuit aussi qui les couvrait menaçante dissimulait des horreurs. Des doigts muets et menaçants se dressèrent depuis la Vallée et la Nuit avec une haine violente ; toute la nature en colère qu'il avait défiée la pique de hêtre en main les entourait de sa fureur déchaînée.

Le cadavre refroidi, noir, immobile de l'animal vaincu gisait également au pied d'Adam dans un mutisme menaçant, de mauvais augure. À minuit un orage éclata : des pieds de feu distribuaient des coups aux cimes des montagnes érigées vers le ciel. Le paysage fouetté sanglotait et gémissait, des râles et des hurlements déchiraient les profondeurs de la terre.

Malheur à toi, Vallée ! Malheur à toi, Forêt ! Nuit calme, nuit paisible, malheur à nous ! Des yeux nous observent de la profondeur des grottes, des Yeux avides, jaloux. L'ange exterminateur parcourt la forêt et de sa pique de hêtre il brise la couronne des arbres.

À la lumière du dernier éclair, Adam était encore debout à l'orifice de la grotte. Avec sa pique dans la main il contemplait fixement la Nuit qui l'avait maudit et renié.

Et ce fut le soir et ce fut le matin : le sixième jour.

 

Suite du recueil