Frigyes
Karinthy : "Il neige"
La pique
Le soleil plongea
huileusement jaune derrière les montagnes de basalte ; de
gigantesques ombres bleues s'étiraient entre les troncs des
fougères élancées. En bas dans la vallée des
vapeurs engourdies et lascives se blottissaient et de la poudre d'or
bruinait ; au-dessus, le ciel était sombrement bleu vert et
éblouissant comme le saphir.
C'est ce
soir-là que les Quatremains
disparurent définitivement dans la direction de
Deuxrivières.
Adam se trouvait
à l'écart depuis deux jours déjà. Quand il
s'était fait mordre par Gueulebec, il avait grimpé par les
branches d'une fougère dans la grotte d'obsidienne pour y trouver
refuge ; accroupi, immobile, il avait enlacé ses genoux avec ses
deux bras, de ses yeux sauvages, assombris, il guettait le chemin que de
là il pouvait suivre jusqu'à la rivière.
Au demeurant cela
faisait plusieurs mois qu’Adam était en conflit ouvert avec les
Quatremains. Adam devait avoir dans les vingt ans mais il ne ressemblait pas
aux autres de sa génération. Ses longs bras broussailleux
étaient plus minces, sa poitrine couverte de poils roux était
plus étroite et son front plus large et plus droit.
Tout ceci parce
qu'un incident s'était produit lors de sa naissance. Sa mère, une
femelle maigrichonne aux étranges yeux hésitants, l'avait
laissé tombé de l'arbre sur
Et deux jours plus
tôt, le matin, Gueulebec était arrivé de l'autre
côté de Deuxrivières. On avait vu de loin sa petite
tête oblongue qu'il tenait hors de l'eau. Quand il avait accosté
il avait grimpé péniblement sur les cailloux et s'était mis
à courir.
Tous les
Quatremains avaient fui, seul Adam était resté là,
accroupi devant un tas de bananes, il regardait Gueulebec béatement et
avec curiosité en clignant des yeux. Quand il était arrivé
près de lui, Adam avait lui aussi sauté mais c'était trop
tard : Gueulebec l'avait mordu à l'épaule.
Adam avait fait
retentir un long glapissement terrible, puis s'était enfui.
Pendant deux jours
il s'était caché dans la forêt de fougères, le
troisième jour il avait traversé le ruisseau et grimpé
dans la grotte d'obsidienne.
Il était
là maintenant, abandonné, solitaire. De ses yeux assombris,
embrumés, il examinait la rive que les Quatremains avaient
définitivement désertée. Ils avaient traversé
Deuxrivières, ils avaient abandonné cette région pour ne
plus jamais y revenir. Gueulebec parcourait la forêt pour affoler les
vivants. C'est lui qui avait fait fuir la bande des Quatremains.
La région
silencieuse de Deuxrivières était déserte et muette.
Et Adam
était resté seul.
Il enlaça
ses genoux avec ses bras velus. Sur son front noir zigzaguaient de tristes
rides de terreur, il se sentait infiniment misérable et impuissant.
Lorsque les
derniers rayons plongèrent des cimes fantastiques de la montagne de
basalte, Adam sursauta et leva le regard.
À peine
vingt pas plus loin, Ève se balançait sur la racine
protubérante d'une essence douce.
Il la reconnut
aussitôt. Ève avait des yeux tristes et timorés ;
autrefois, quand Adam était encore en compagnie des Quatremains, Ève était la seule qui
s'occupait de lui. Elle l'enlaçait, elle se blottissait contre lui
lorsque des bises froides soufflaient depuis Deuxrivières.
Cette fois ils se
regardèrent un temps, interloqués, effarouchés. Ève
n'osa pas s'approcher, elle s'accroupit, attendit.
Adam, lui,
gémissait doucement et plaintivement, il se tâta les
épaules. Elles étaient douloureuses. Mais en même temps ses
yeux se ravivèrent : voilà qu'il n'était plus seul,
Ève était restée là, Ève aussi était restée là.
Au
crépuscule la femelle était déjà accroupie à
ses côtés. De ses blonds bras souples elle étreignit le cou
d’Adam et se blottit contre lui de tout son corps. Ils restèrent
tapis longuement, immobiles, dans la nuit phosphorescente de lumières
mystérieuses, seuls dans le giron somnolent de la nature.
En bas la rivière
étincelait, paisiblement murmurante dans
Le lendemain ils
portèrent de la mousse du bord du fossé et ils en
tapissèrent le fond de la grotte. Ève cueillit des bananes et les
partagea avec Adam. Ils parcoururent les environs ensemble, ils grimpèrent
aux branches cartilagineuses du brésil pour y manger les fruits. Ils ne
se quittèrent plus.
Mais bientôt
l'impuissance et la misère de la solitude leur pesèrent. Un matin
Gueulebec rampa jusqu'à l'entrée de la grotte d'obsidienne et
arracha leur mousse. Cela faisait trois mois qu'ils cohabitaient.
Adam rentra
l'après-midi et il trouva Gueulebec chez lui. Il était assis dans
l'orifice de la grotte et balançait nonchalamment sa tête.
Ève s'était recroquevillée tout au fond et
gémissait, elle avait peur, elle n'osait pas s'approcher de la sortie,
son corps était parcouru de frissons.
Adam n'entra pas
dans la grotte. Il s'assit sur la racine d'un arbre face à Gueulebec et
ils s'observèrent pendant une demi-heure. Les yeux de Gueulebec
tournaient paresseusement, laissant voir le blanc. Adam, le dos courbé,
pencha la tête en avant tandis que ses yeux exorbités se
couvraient progressivement d'un brouillard humide et rouge.
La demi-heure
passée il fut pris d'une douleur lancinante dans la poitrine : d'un
geste il sauta par-dessus la racine de son arbre et se jeta de tout son corps
sur Gueulebec. Mais celui-ci n'en fit pas grand cas, de ses pattes
musclées il le culbuta et le lança en l'air. Adam pirouetta et
roula jusqu'au mur rocheux, il le dévala et tomba dans un fossé.
C'était le
lot de son corps faible que la marâtre nature n'avait même pas pris
soin de recouvrir suffisamment de poils. Gueulebec possédait une
splendide musculature, des griffes épouvantables ; des meules
à l'éclat mat claquaient dans ses énormes mâchoires
comme autant de marteaux d'acier.
Adam se
traîna jusqu'à la rivière et s'assit au bord de l'eau. Le
ciel au-dessus de lui était un océan violacé infini,
l'horizon était entouré de chaînes de montagnes fumantes,
découpées, aux nets contours noirs. Des mastodontes prenaient un
bain de soleil sur l'autre rive et de temps en temps ils trempaient leur trompe
dans l'eau. Tout à coup un lézard volant apparut au-dessus de la
forêt de fougères, il fendit l'air en sifflant et en zigzaguant,
durant un instant ses ailes géantes déployées
cachèrent le soleil. Sa longue queue fière et pointue brillait de
toutes les couleurs des pierres précieuses.
Adam le contempla
béatement pendant qu'il se fondait dans les vapeurs orange de
Deuxrivières. Il resta là, recroquevillé sur son tas de
sable. Tout à coup l'image d’Ève lui apparut sur l'eau, il
entendait son gémissement craintif depuis le fond de la grotte
d'obsidienne. Alors il sentit dans sa poitrine d'étranges tiraillements
spasmodiques : comme si une main sortait de sa poitrine pour lui serrer
Alors il se leva et
se traîna péniblement en haut de
Il s'arrêta
et se redressa.
Dans une main il
serrait la branche de hêtre et la tendait devant lui pendant que
lentement, d'un geste étrange, il portait l'autre main à sa
tête.
D'abord ce fut
comme une sensation dans
Cela dura quelques
minutes. Il resta immobile, sa bouche s'ouvrit, dans sa main rigide il serrait
toujours la branche de hêtre devant lui. Et ses stupides yeux d'animal
impuissant s'agrandirent pendant qu'il la fixait intensément ; une expression
étrange, terrible y apparut : une violente panique, une attente,
une lutte inouïe qui le faisait souffrir. Ses touffes de cheveux noirs lui
pendaient sauvagement sur le front, ses mâchoires enflèrent. Il le
regardait, il le regardait, sauvagement, rêveusement, ensorcelé,
le bâton de hêtre écorcé. Puis il le rapprocha de ses
yeux ; ses mâchoires se mirent à danser, cette terrible
souffrance quitta enfin sa tête.
Alors naquit
Brusquement Adam se
baissa et à une vitesse folle il se mit à frotter
l'extrémité du bâton de hêtre contre un morceau de
quartz étincelant. L'extrémité du bâton s'amincit,
devint pointue. Alors il le saisit et monta, en bonds sauvages, le chemin
forestier. Ses yeux étaient rouges et brillaient dans l'obscurité
croissante.
Gueulebec
était toujours assis à l'entrée de
Quand Adam attrapa
de sa main la pierre marquant l'orifice, Gueulebec releva la tête et le
fixa. Le tout ne dura qu'un instant. Gueulebec se redressa lourdement,
péniblement, il eut encore le loisir d'allonger les jambes… Adam
se tenait droit, ses longs et minces bras noirs s'allongèrent quand il
leva haut, très haut, la pique de hêtre.
Il asséna
deux ou trois coups. La pique pénétra mollement en sifflant dans
la masse noire, elle oscilla un peu avant de s'immobiliser. Gueulebec
s'étira sur toute sa longueur, il tituba avant de tomber en avant avec
un bruit lourd. Il râla encore quelques minutes, le sang épais et
noir jaillit de son corps en pulsations convulsives.
Un peu plus tard la
lune se leva. Le paysage devint tout à coup argenté comme dans un
rêve et infiniment désert. Vénus parut dans tout son
éclat au ciel occidental, solitaire, rêveuse et tremblante dans ce
désert nocturne.
Alors Adam leva la
tête vers
Adam serrait
toujours la pique de hêtre dans sa main. Tous deux regardèrent
alors dans
Le cadavre
refroidi, noir, immobile de l'animal vaincu gisait également au pied
d'Adam dans un mutisme menaçant, de mauvais augure. À minuit un
orage éclata : des pieds de feu distribuaient des coups aux cimes
des montagnes érigées vers le ciel. Le paysage fouetté
sanglotait et gémissait, des râles et des hurlements
déchiraient les profondeurs de la terre.
Malheur à
toi, Vallée ! Malheur à toi, Forêt ! Nuit calme,
nuit paisible, malheur à nous ! Des yeux nous observent de la
profondeur des grottes, des Yeux avides, jaloux. L'ange exterminateur parcourt
la forêt et de sa pique de hêtre il brise la couronne des arbres.
À la
lumière du dernier éclair, Adam était encore debout
à l'orifice de
Et ce fut le soir
et ce fut le matin : le sixième jour.