Frigyes Karinthy : "Il neige"

 

 

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pierre

 

Pierre était du Midi ; début mille huit cent six il fut incorporé à la huitième brigade de la Grande Armée comme volontaire. Pierre avait vingt ans, c'était un enfant mince aux cheveux bouclés, aux beaux yeux courageux qui rayonnaient l'intelligence et un amour romantique de la vie. Début janvier une rafale d'affiches avait envahi leur région : un appel de l'empereur adressé aux citoyens et au peuple, invitant tous les Français à la guerre. Il en émanait ce ton trépidant, hardi, si particulier qui provoque à la fois frayeur et enthousiasme ; un ton hypnotiseur, vigoureux, qui sonnait à l'oreille comme un enivrant son de cloche, et qui faisait bouillir le sang. L'empereur avait rédigé les appels lui-même, ses paroles étincelaient tout comme les yeux d'aigle à lueur verte avec lesquels il régentait le monde. C'étaient des mots étincelants qui n'étaient pas alignements de lettres mais cliquetis de sabres, sifflements de balles, cris de révolte emportés.

Pierre avait épousé les mots d'alerte de l'aigle avec tout l'amour romantique de son âme de vingt ans. Les rêves de gloire enivraient son cœur à lui comme aux autres ; mais Pierre était jeune et romanesque, son imagination incarnait la notion floue de gloire en un unique personnage divinisé et ce personnage avait les traits de l'empereur. Tout son être, animé d'une admiration extatique sans bornes, était subjugué par ce géant, ce demi-dieu, voyant en lui le formidable symbole de la perfection, du surhumain, de la victoire du cerveau humain, un titan dompteur de la volonté humaine. Il eut voulu le rencontrer, il aspirait à l'apercevoir à l'instar de l'aède grec qui eut tant aimé apercevoir les habitants de l'Olympe. Il eut voulu le voir, voir dans ses yeux cette magie qui créait des mondes. Il eut aimé voir dans ses yeux cette chose qui de si loin avait pu susciter en son cœur tant d'enthousiasme, tant de dévouement, tant d'adoration. Certaines nuits d'hiver il lui apparaissait sur son cheval filant comme le vent, parmi des tourbillons de nuages sanglants, fendant le désert inhospitalier avec son glaive sifflant. Il galopait au milieu de cadavres et de blessés gisant dans leur sang, les blessés lui tendaient les bras ; ils s'arrachaient le cœur et le lançaient sous les sabots de son cheval. Un dernier cri de passion démente jaillissait de leur sein dans leur dernier râle : "Vive l'empereur !". Et Pierre gémissait dans son sommeil, il pressait son cou contre des mottes de terre fraîche souillées de sang pour permettre au cheval de l'empereur de piétiner sa tête trépidante.

Pierre s'engagea donc dans la Grande Armée. C'était fin septembre, un vent de combats soufflait depuis la Prusse. Une attente tendue éprouvait les nerfs des Français. Les nouvelles arrivaient. François Premier abdiqua la couronne du Saint Empire et Frédéric Guillaume eut maille à partir avec l'aigle. L'aigle poursuivait des préparatifs. Son armée enflait à une vitesse prodigieuse, son armée terrifiante, invincible, avec laquelle il se ruait sur ses ennemis tel un ouragan. Une ambiance juvénile régnait dans les casernes ; cette nouvelle vie pétillante, pleine de couleurs et d'impressions inconnues, transfigurait l'humeur de Pierre. Il était fasciné par la jovialité éclatante des soldats qui fait fi en riant des profondeurs mystérieuses de la mort. Il était fasciné, séduit par cette nouvelle mentalité qui court vers la nuit taciturne de l'anéantissement, le sourire aux lèvres, rempli de vitalité, les yeux brûlants d'ivresse. Mourir pour la gloire, pour la patrie, pour des idéaux, et surtout – pour l'empereur ; cette idée faisait vibrer l'imagination ingénue, jeune, ardente, de Pierre qui ignorait encore les plaisirs de la vie : l'ivresse, l'amour, l'égoïsme.

Et Pierre marchait sur cette route par laquelle la marée victorieuse de la Grande Armée se ruait sur la Prusse. La seule chose qui le chagrinait était qu'il n'avait jamais encore pu apercevoir l'objet de ses rêves, l'empereur qui pourtant caracolait là à la tête de ses troupes bravant le vent du nord de son front altier, tel Hannibal quand, avec calme et résolution, il conduisait son peuple sous les murs ostentatoires de Rome. Approcher l'empereur, son maître corps et âme, marcher près de lui, remplissait Pierre de bonheur. Et trimbalant son lourd barda il tissait des rêves brillants, les rêves de l'héroïsme, du sacrifice, de l'enthousiasme.

La bataille eut lieu le quatorze octobre mille huit cent six, à trois heures de l'après-midi. De longues bandes de nuages bleu noir s'étiraient dans le ciel, l'horizon immobile jaunissait dans un calme huileux, reflétant durement les contours de la haute plaine de Iéna. Dans ce sol noueux, raboteux, subsistait seulement çà et là une mauvaise herbe particulièrement tenace. Des haies sinueuses couraient en lignes parallèles dans le lointain. Quand, après un ordre inattendu, Pierre se jeta à plat ventre au pied d'un bosquet, il leva la tête pour observer l'horizon, il vit de larges collines sableuses qui, s'appuyant sur une hauteur plus raide, lui coupaient la vue vers l'ouest. Vers le nord s'étalait une plaine infinie, inhospitalière. De l'autre côté les contours violets d'une minuscule forêt vibraient sous les calmes rayons du soleil. À droite, au pied de la haute plaine, une sorte de bande noire se perdait dans le brouillard de la distance. De temps en temps les rayons du soleil faisaient étinceler de petits points à la lisière de cette bande noire.

La gorge de Pierre était serrée par une excitation indicible. Il sentait que le grand moment arrivait. Il était parcouru par la joie impétueuse de la découverte qu'il n'avait pas peur ; puis il réprima en lui tout sentiment, toute pensée, et il se mit en position d'attente.

Le tout dura une demi-heure. On pouvait distinguer la brigade de cavalerie, ils avançaient au flanc droit des Français comme un serpentant nuage rouge. Quand d'un geste brusque ils se trouvèrent face à la haute plaine, des petits cumulus blancs et épais se mirent à foisonner dans le lointain sombre. Le premier coup de canon courut sourdement le long du sol aride. Les cumulus levèrent la tête, mais cette fois sur la gauche aussi, du côté de la forêt. Tout à coup les canons tonnèrent de tout près, des secousses nerveuses balayèrent tout le campement. C'étaient les Français qui avaient ouvert le feu ; ce coup-ci toute l'aile droite se mit en mouvement, se déploya à la vitesse de l'éclair et se rua sur la vallée.

Les canons continuaient d'aboyer de leur voix rauque, le feu assassin ne cessait pas une seule seconde. Des hussards jaillirent de tous côtés, les jambes arquées, le cou allongé, penchés sur leurs baïonnettes tendues ; l'infanterie, de son côté, montait au pas de course, les capes flottaient, autant de pieds-d’alouette chassés par l'orage. Lorsqu'il entendit "à l'assaut !" derrière lui, Pierre et ses camarades sautèrent et se mirent à courir. Une lourde angoisse pesait sur son cœur, mais une minute plus tard il se reprit et regarda autour de lui.

En face d'eux, derrière l'alignement des collines, montaient d'étincelantes pointes de baïonnettes, de plus en plus nombreuses, de plus en plus hautes. Il remarqua des shakos à jugulaire surmontés d'une aigrette carrée, apparaissant à distances égales derrière les baïonnettes. Alors il leva son arme et tira. Le flanc désert de la haute plaine lointaine rougeoya un instant devant ses yeux, puis vinrent des volutes de fumée et un craquement effroyable envahit le monde.

Il n'eut plus pleine conscience de la suite. Il se rappela encore qu’après des feux ininterrompus et mécaniques, ses mains tremblantes ne trouvant plus de balle dans la cartouchière, il tendit tout de même la baïonnette devant lui, rentra dans quelque chose. Alors il fut pris d'horreur, il s'arrêta, voulut faire demi-tour, mais ses yeux rencontrèrent le visage bouffi de colère de l'officier qui hurla après lui d'une voix éraillée. Il piqua de nouveau, il trébucha sur un corps qui roulait sous ses pieds, se pencha en avant. Autour de lui il vit des profils prussiens durs, tendus. Il comprit qu'il était perdu. Un désordre, une bousculade, quelqu'un le cogna à la tête, puis on lui perça la poitrine. Il tomba, roula, plusieurs personnes lui passèrent dessus. Alors il allongea les bras, se mit à crier, envahi de panique.

Quand il ouvrit les yeux il se vit entouré d'une langueur silencieuse. Le soir tombait. Le firmament occidental flambait dans une lueur rouge feu, tandis qu'à l'orient défilaient toujours les mêmes nuages allongés bleu acier. Pierre sentait son cœur vide, désert, brisé. Il porta un regard circulaire sur l'horizon. Une tristesse poignante pesait sur le paysage mourant. Un tapis de cadavres quiets et muets recouvrait le sol partout, des cadavres jetés les uns sur les autres parmi des shakos cabossés, qui abritaient comme autant de dômes des mottes de terres mouillées de sang. Certains béaient vers le ciel.

Pierre ferma les yeux et c'est alors qu'il entendit son propre râle. Il porta lentement un bras à sa poitrine pour balayer d'un geste son sang coagulé. Il voulut bouger mais n'y parvint pas. La baïonnette avait percé ses poumons. Pierre mourait.

Alors un kaléidoscope de pas désordonnés défila devant ses yeux ; des bribes de pensée qu'il cherchait convulsivement à attraper. D'anciennes impressions rendues floues en lui par l'enthousiasme impétueux de ces dernières années. L'image d'une matinée ensoleillée lui revenait avec une obstination récurrente, celle d'un village sur la Garonne où les cloches conviaient à la messe. Le soleil jetait des ombres rondes et vibrantes à travers les feuillages turgescents. Les cœurs étaient remplis d'allégresse et d'espérance. C'était en mai, le ciel souriait entre des morceaux de nuage mousseux et effilochés. Un chapeau de paille jaune doré se balançait dans le ciel bleu clair. Pierre concentra son imagination avec un désir convulsif et languissant. Il vit aussi des petits escarpins rouges avec, à peine deux doigts plus haut, des bas clairs satinés. Elle s’appelait Angélique et ce matin-là elle portait des escarpins rouges et elle avait souri à Pierre.

Pierre délirait. Il eut l'impression de voir les petits escarpins rouges danser devant lui et l'inviter. Il tendit les bras pour les attraper, il eut aimé les embrasser, mais les escarpins coquets fuyaient non sans laisser apparaître un instant les bas clairs satinés. Il entendit un doux rire émoustillant : le rire d'Angélique. Il voulut l'attraper mais une fois de plus les escarpins avaient sauté, disparu. Ça le rendit fou, il trépigna, donna des coups de pied dans la terre, il eut l'impression que des hurlements jaillissaient de ses poumons. Mais en vérité il râlait doucement, rythmiquement comme précédemment. De nouveau il comprit qu'il était couché sur le champ de bataille, la figure couverte d'une sueur mortelle, entre des grumeaux de sang caillé et refroidi. Il ressentit brusquement une folle envie de vivre, il sanglota et répéta deux fois le nom d'Angélique. Un instant il regagna même toute sa conscience, voulut crier à l'aide, il lui revint clairement que des voitures devraient sillonner le terrain pour ramasser les blessés. Avec ses dernières forces il se souleva sur un coude et ouvrit les yeux.

À dix pas à peine de lui, deux cavaliers se tenaient sur une petite hauteur dans le feu rouille du soleil couchant. Tout autour les cadavres reposaient en toute quiétude. Un des cavaliers était un peu devant l'autre, juste en face de Pierre, de telle façon qu'il voyait surtout les deux pattes avant du cheval immobiles et tendues. C'était un petit bonhomme trapu droit sur sa selle, il portait une culotte de peau de cerf blanche et un dolman bleu marine sur ses larges épaules. Un bicorne semi-circulaire énorme sur la tête, les lèvres serrées il scrutait attentivement les lointains contours vaporeux de la haute plaine.

Pierre reconnut immédiatement l'empereur. Le mot s'étrangla dans sa gorge, sa bouche resta ouverte, ses yeux exorbités, hypnotisés se collaient au personnage à cheval. Il s'attendait à ce que quelque chose arrive, que l'empereur le regarde. Cela dura quelques minutes, ensuite Pierre comprit la situation. Pourquoi l'empereur se serait-il soucié de lui, le mourant, une épave du champ de bataille parsemé de cadavres ? Des gémissements, des plaintes montaient vers lui de toutes parts, mais lui, il tournait les durs traits de son profil vers la haute plaine. Aucune magie transfigurée, aucune majesté semi-divine n'émanait de ces yeux, mais plutôt une démoniaque volonté d'acier, une avarice assoiffée et égoïste, un entêtement et un orgueil illimités et insatiables.

Et d'un seul coup Pierre vit clairement et nettement qu'il était victime d'une erreur effroyable. Il vit clairement qu'il aurait tout autant droit à la vie, aux rayons du soleil, aux plaisirs flamboyants, que cet homme-ci qui avait besoin de lui faire fendre son crâne fort et bouillonnant, de lui faire percer son jeune cœur plein d'espérance. L'empereur avait désormais d'autres chats à fouetter que lui, le mourant. Il avait besoin des vivants, qu'ils s'enthousiasment et qu'ils meurent pour lui, colosse froid, moloch insatiable qui dresse les multitudes des peuples les uns contre les autres afin de sentir le plaisir surhumain de la gloire dans son tout petit cœur humain mortel, avide.

Le village sur la Garonne… Cette route ensoleillée… Le rire d'Angélique, ses dents blanches… Fini, fini. Emportés par ce petit bonhomme ridicule, trapu, au ventre proéminent. Il fut secoué d'un rire effroyable de colère, il eut aimé tirer la langue. Puis tout devint confus dans sa tête. Il releva une dernière fois son poing et le montra sans force vers le soleil couchant. Il crut une dernière fois qu'il criait à tue-tête des mots lourds d'ironie à l'empereur. Mais de ses poumons ne sortait qu'un râle affaibli, il resta là appuyé sur un coude, puis bascula le visage tourné vers le soleil.

Les deux cavaliers s'approchèrent au pas entre les mottes de terre.

- On peut y aller, dit le plus petit.

- Oui, Sire, répondit l'autre qui le suivait respectueusement.

Ils piquèrent des deux et passèrent au galop près de l'endroit où gisait Pierre. Une assiettée de sang brillait entre les mottes d'herbe et lorsqu'un sabot du cheval de Napoléon passa dedans, il éclaboussa de sang boueux l'œil resté ouvert du cadavre.

 

Suite du recueil