Frigyes
Karinthy : "Il neige"
pierre
Pierre
était du Midi ; début mille huit cent six il fut
incorporé à la huitième brigade de la Grande Armée
comme volontaire. Pierre avait vingt ans, c'était un enfant mince aux
cheveux bouclés, aux beaux yeux courageux qui rayonnaient l'intelligence
et un amour romantique de
Pierre avait épousé
les mots d'alerte de l'aigle avec tout l'amour romantique de son âme de
vingt ans. Les rêves de gloire enivraient son cœur à lui
comme aux autres ; mais Pierre était jeune et romanesque, son
imagination incarnait la notion floue de gloire en un unique personnage
divinisé et ce personnage avait les traits de l'empereur. Tout son
être, animé d'une admiration extatique sans bornes, était
subjugué par ce géant, ce demi-dieu, voyant en lui le formidable
symbole de la perfection, du surhumain, de la victoire du cerveau humain, un
titan dompteur de la volonté humaine. Il eut voulu le rencontrer, il
aspirait à l'apercevoir à l'instar de l'aède grec qui eut
tant aimé apercevoir les habitants de l'Olympe. Il eut voulu le voir,
voir dans ses yeux cette magie qui créait des mondes. Il eut aimé
voir dans ses yeux cette chose qui de si loin avait pu susciter en son
cœur tant d'enthousiasme, tant de dévouement, tant d'adoration.
Certaines nuits d'hiver il lui apparaissait sur son cheval filant comme le
vent, parmi des tourbillons de nuages sanglants, fendant le désert
inhospitalier avec son glaive sifflant. Il galopait au milieu de cadavres et de
blessés gisant dans leur sang, les blessés lui tendaient les
bras ; ils s'arrachaient le cœur et le lançaient sous les
sabots de son cheval. Un dernier cri de passion démente jaillissait de
leur sein dans leur dernier râle : "Vive
l'empereur !". Et Pierre gémissait dans son sommeil, il
pressait son cou contre des mottes de terre fraîche souillées de
sang pour permettre au cheval de l'empereur de piétiner sa tête
trépidante.
Pierre s'engagea donc dans
Et Pierre marchait sur cette
route par laquelle la marée victorieuse de
La bataille eut lieu le quatorze
octobre mille huit cent six, à trois heures de l'après-midi. De
longues bandes de nuages bleu noir s'étiraient dans le ciel, l'horizon
immobile jaunissait dans un calme huileux, reflétant durement les
contours de la haute plaine de Iéna. Dans ce
sol noueux, raboteux, subsistait seulement çà et là une
mauvaise herbe particulièrement tenace. Des haies sinueuses couraient en
lignes parallèles dans le lointain. Quand, après un ordre
inattendu, Pierre se jeta à plat ventre au pied d'un bosquet, il leva la
tête pour observer l'horizon, il vit de larges collines sableuses qui,
s'appuyant sur une hauteur plus raide, lui coupaient la vue vers l'ouest. Vers
le nord s'étalait une plaine infinie, inhospitalière. De l'autre
côté les contours violets d'une minuscule forêt vibraient
sous les calmes rayons du soleil. À droite, au pied de la haute plaine,
une sorte de bande noire se perdait dans le brouillard de
La gorge de Pierre était
serrée par une excitation indicible. Il sentait que le grand moment
arrivait. Il était parcouru par la joie impétueuse de la
découverte qu'il n'avait pas peur ; puis il réprima en lui
tout sentiment, toute pensée, et il se mit en position d'attente.
Le tout dura une demi-heure. On
pouvait distinguer la brigade de cavalerie, ils avançaient au flanc
droit des Français comme un serpentant nuage rouge. Quand d'un geste
brusque ils se trouvèrent face à la haute plaine, des petits
cumulus blancs et épais se mirent à foisonner dans le lointain
sombre. Le premier coup de canon courut sourdement le long du sol aride. Les
cumulus levèrent la tête, mais cette fois sur la gauche aussi, du
côté de
Les canons continuaient d'aboyer
de leur voix rauque, le feu assassin ne cessait pas une seule seconde. Des
hussards jaillirent de tous côtés, les jambes arquées, le
cou allongé, penchés sur leurs baïonnettes tendues ;
l'infanterie, de son côté, montait au pas de course, les capes
flottaient, autant de pieds-d’alouette chassés par l'orage.
Lorsqu'il entendit "à l'assaut !" derrière lui,
Pierre et ses camarades sautèrent et se mirent à courir. Une
lourde angoisse pesait sur son cœur, mais une minute plus tard il se
reprit et regarda autour de lui.
En face d'eux, derrière
l'alignement des collines, montaient d'étincelantes pointes de
baïonnettes, de plus en plus nombreuses, de plus en plus hautes. Il
remarqua des shakos à jugulaire surmontés d'une aigrette
carrée, apparaissant à distances égales derrière
les baïonnettes. Alors il leva son arme et tira. Le flanc désert de
la haute plaine lointaine rougeoya un instant devant ses yeux, puis vinrent des
volutes de fumée et un craquement effroyable envahit le monde.
Il n'eut plus pleine conscience
de la suite. Il se rappela encore qu’après des feux ininterrompus
et mécaniques, ses mains tremblantes ne trouvant plus de balle dans la
cartouchière, il tendit tout de même la baïonnette devant
lui, rentra dans quelque chose. Alors il fut pris d'horreur, il s'arrêta,
voulut faire demi-tour, mais ses yeux rencontrèrent le visage bouffi de
colère de l'officier qui hurla après lui d'une voix
éraillée. Il piqua de nouveau, il trébucha sur un corps
qui roulait sous ses pieds, se pencha en avant. Autour de lui il vit des
profils prussiens durs, tendus. Il comprit qu'il était perdu. Un
désordre, une bousculade, quelqu'un le cogna à la tête,
puis on lui perça
Quand il ouvrit les yeux il se
vit entouré d'une langueur silencieuse. Le soir tombait. Le firmament
occidental flambait dans une lueur rouge feu, tandis qu'à l'orient
défilaient toujours les mêmes nuages allongés bleu acier.
Pierre sentait son cœur vide, désert, brisé. Il porta un
regard circulaire sur l'horizon. Une tristesse poignante pesait sur le paysage
mourant. Un tapis de cadavres quiets et muets recouvrait le sol partout, des
cadavres jetés les uns sur les autres parmi des shakos cabossés,
qui abritaient comme autant de dômes des mottes de terres
mouillées de sang. Certains béaient vers le ciel.
Pierre ferma les yeux et c'est
alors qu'il entendit son propre râle. Il porta lentement un bras à
sa poitrine pour balayer d'un geste son sang coagulé. Il voulut bouger
mais n'y parvint pas. La baïonnette avait percé ses poumons. Pierre
mourait.
Alors un kaléidoscope de
pas désordonnés défila devant ses yeux ; des bribes
de pensée qu'il cherchait convulsivement à attraper. D'anciennes
impressions rendues floues en lui par l'enthousiasme impétueux de ces
dernières années. L'image d'une matinée ensoleillée
lui revenait avec une obstination récurrente, celle d'un village sur la
Garonne où les cloches conviaient à
Pierre délirait. Il eut
l'impression de voir les petits escarpins rouges danser devant lui et
l'inviter. Il tendit les bras pour les attraper, il eut aimé les
embrasser, mais les escarpins coquets fuyaient non sans laisser
apparaître un instant les bas clairs satinés. Il entendit un doux
rire émoustillant : le rire d'Angélique. Il voulut
l'attraper mais une fois de plus les escarpins avaient sauté, disparu.
Ça le rendit fou, il trépigna, donna des coups de pied dans la
terre, il eut l'impression que des hurlements jaillissaient de ses poumons.
Mais en vérité il râlait doucement, rythmiquement comme
précédemment. De nouveau il comprit qu'il était
couché sur le champ de bataille, la figure couverte d'une sueur
mortelle, entre des grumeaux de sang caillé et refroidi. Il ressentit
brusquement une folle envie de vivre, il sanglota et répéta deux
fois le nom d'Angélique. Un instant il regagna même toute sa
conscience, voulut crier à l'aide, il lui revint clairement que des
voitures devraient sillonner le terrain pour ramasser les blessés. Avec
ses dernières forces il se souleva sur un coude et ouvrit les yeux.
À dix pas à peine
de lui, deux cavaliers se tenaient sur une petite hauteur dans le feu rouille
du soleil couchant. Tout autour les cadavres reposaient en toute quiétude.
Un des cavaliers était un peu devant l'autre, juste en face de Pierre,
de telle façon qu'il voyait surtout les deux pattes avant du cheval
immobiles et tendues. C'était un petit bonhomme trapu droit sur sa
selle, il portait une culotte de peau de cerf blanche et un dolman bleu marine
sur ses larges épaules. Un bicorne semi-circulaire énorme sur la
tête, les lèvres serrées il scrutait attentivement les
lointains contours vaporeux de la haute plaine.
Pierre reconnut
immédiatement l'empereur. Le mot s'étrangla dans sa gorge, sa
bouche resta ouverte, ses yeux exorbités, hypnotisés se collaient
au personnage à cheval. Il s'attendait à ce que quelque chose
arrive, que l'empereur le regarde. Cela dura quelques minutes, ensuite Pierre
comprit
Et d'un seul coup Pierre vit
clairement et nettement qu'il était victime d'une erreur effroyable. Il
vit clairement qu'il aurait tout autant droit à la vie, aux rayons du
soleil, aux plaisirs flamboyants, que cet homme-ci qui avait besoin de lui
faire fendre son crâne fort et bouillonnant, de lui faire percer son
jeune cœur plein d'espérance. L'empereur avait désormais
d'autres chats à fouetter que lui, le mourant. Il avait besoin des
vivants, qu'ils s'enthousiasment et qu'ils meurent pour lui, colosse froid,
moloch insatiable qui dresse les multitudes des peuples les uns contre les
autres afin de sentir le plaisir surhumain de la gloire dans son tout petit
cœur humain mortel, avide.
Le village sur la Garonne…
Cette route ensoleillée… Le rire d'Angélique, ses dents
blanches… Fini, fini. Emportés par ce petit bonhomme ridicule,
trapu, au ventre proéminent. Il fut secoué d'un rire effroyable
de colère, il eut aimé tirer
Les deux cavaliers
s'approchèrent au pas entre les mottes de terre.
- On peut y aller, dit le
plus petit.
- Oui, Sire, répondit
l'autre qui le suivait respectueusement.
Ils piquèrent des deux et
passèrent au galop près de l'endroit où gisait Pierre. Une
assiettée de sang brillait entre les mottes d'herbe et lorsqu'un sabot
du cheval de Napoléon passa dedans, il éclaboussa de sang boueux
l'œil resté ouvert du cadavre.