Frigyes
Karinthy : "Il neige"
Applaudissez maman
(Monologue.
Par un garçon de huit ans. Un enfant aux yeux noirs, pâle, un peu
négligé. Très excité, comme s'il avait de la
fièvre. Il tousse souvent.)
- Le rideau se lève
brusquement entre deux actes, pendant l'entracte.
Le petit garçon (Il
entre, il regarde prudemment autour de lui, il serre un bouquet dans sa main.
Il se penche sur le trou du souffleur, prend une profonde respiration. Il
lève l'index et se tourne vers le public, ses yeux brillent.)
Chut ! N'ayez pas
peur ! Ne dites rien à personne ! Je vais jouer
maintenant !
J'ai levé le rideau tout
seul… Je savais comment faire, personne ne m'a vu arriver, j'ai fui la
maison… il y a tant de monde dans les coulisses… On ne m'a pas
vu… Je me suis glissé ici… Ce n'est pas un entracte. Bon, je
sais comment il faut faire pour jouer. Monsieur le metteur en scène met
en scène, Monsieur le régisseur régit. L'acteur qui a
réussi son entrée est applaudi, il est bissé. Et puis on
se pavane. Puis arrivent les bouquets, ma maman reçoit toujours des
bouquets.
Ma maman c'est Madame Etel G. Balog, la célèbre actrice, elle joue ici, ma
chère, ma belle maman, notre chère héroïne,
l'étoile du théâtre dramatique.
Ma maman est le mondialement
célèbre art théâtral, le plus mondialement
célèbre, ma maman. Ma maman, a joué Ibsen dans le
Couvre-Feu… non, elle a plutôt joué le Gerhard… Ma
maman a joué aristrocratiquement
stylisé – c'était écrit dans le journal. Ma maman a
mis en relief la personnalité, ma maman. C'était dedans le
journal, c'était écrit par le monsieur Málnássy.
(Il tousse.)
Le monsieur Málnássy
est critique. Excellent critique, a dit ma maman, ma chère
héroïne. Le monsieur Málnássy
a parlé avec papa – mais papa n’aime pas le monsieur Málnássy, papa a dit : c'est un minable,
mon petit, il a dit à maman, mais maman le défendait. (Il tousse.)
Mon papa il est très fort
et un jour il a battu tr… tr… trois cambrioleurs et il les a
tués, et les cambrioleurs ont couru jusqu'à la forêt, et
alors mon papa les a pourchassés, il les a pourchassés, et les
cambrioleurs ont grimpé sur l'arbre, et mon papa a secoué
l'arbre, et il l'a tant secoué que les cambrioleurs sont tous morts. Mon
papa est aussi fort que le roi, et nous autrefois on était très
riches et nous avions tr… tr… trois cents forints. (Il tousse.)
Mais en ce moment nous sommes
pauvres parce que le cachet ne suffit même pas pour s'habiller, le dirlo
ne pense pas à donner spécialement pour les habits, et mon papa
est tout le temps triste parce que maintenant par exemple il fallait cent
forints pour cette sortie de bal dans la pièce de Molnár. (Il
tousse.) Mais ma maman a joué splendidement dans la pièce, papa
et moi, nous étions placés tout au fond parce que papa n'avait
qu'un mauvais manteau, il était troué. Tout le monde criait
"Balog ! Balog !"
et moi je criais "C'est ma maman ! C'est ma maman !" mais
papa me tirait par le manteau et ne me laissait pas crier. (Il tousse.)
Je sais pourquoi mon papa était
fâché, c'est parce que, dans la pièce, ma maman a trop
embrassé Monsieur Bubáky qui jouait le
jeune premier dans
Si moi j'étais né
fille je serais aussi actrice comme ma maman. Une actrice aussi belle et
adorable et je porterais des robes odorantes. (Il soupire.) Mais moi je serais un honnête soldat, a dit
papa.
Il est inutile de veiller sur
moi, disait papa. (Il tousse.) Mon
papa est tellement fort… trois fois aussi fort que l'homme le plus fort
du monde… Je suis capable de m'administrer tout seul les
médicaments, a dit papa… Moi je sais pourquoi papa est toujours
triste, c'est parce que maman ne peut jamais être à la maison,
elle ne rentre que très tard quand je dors déjà… Moi
j'ai dit à papa ! Écoute, papa, elle ne peut pas rentrer
puisque (il compte sur ses doigts.)
le matin elle répète jusqu'à une heure, puis elle
déjeune jusqu'à deux heures, à deux heures c'est la
couturière, puis elle doit aller au café, c'est
nécessaire, n'est-ce pas pour se pavaner. Ensuite à six heures
elle est déjà au théâtre, bien, la pièce se
termine à onze heures, alors elle va souper… Le monsieur Málnássy la raccompagne… (Il tousse.) Alors tu comprends, papa,
elle ne peut pas encore être ici. Mon papa me dit : d'accord mon
fils, va dormir, et moi je fais semblant de dormir, mais je ne dors pas,
j'attends que l'actrice rentre à la maison, elle est si belle ma
maman… Et elle rentre, et elle sent bon quand elle passe devant mon lit,
et c'est si joli quand ça froufroute… Et mon papa, l'autre jour,
quand c'était la première, il a acheté des fleurs et c'est
moi qui devais les donner à maman, mais elle a mis si longtemps pour
venir, c'est alors que nous avons pris froid, papa et moi, devant le
théâtre… (Il tousse.)…
Mais pour mon papa ce n'est pas grave parce que mon papa est très fort,
une fois il a soulevé tr… tr… trois cents kilos. Mais moi
j'ai un peu pris froid… Et il faisait noir dans cette rue… Et il y
avait beaucoup de lumière dans le théâtre… Et depuis
je tousse un peu… Et je me fatigue très vite… (Il tousse.) Mais je vais quand
même attendre maman… (Il
regarde autour de lui.)… Je chercherai un endroit pour
m'asseoir… puis… j'attends maman… et je lui donne le
bouquet… (Il s'assoit sur une
chaise, au milieu. Face au public.) Tiens… il y a beaucoup de
monde… salle comble… Maman sera très contente quand elle
fera son entrée… (Il tousse.)
Maman avait un succès
énorme dans "Lancelot". On l'a applaudie même au milieu
de la scène, parce que ma maman a très bien joué l'amour
avec Lancelot, elle a levé les bras, ma maman pour crier bizarrement (Il lève les bras, il transforme sa
voix, il prend une voix féminine.) "Mon enfant, Lancelot !
Pense à mon enfant ! Qui me le rendra si je le perds ?!"
Et ma maman a pleuré, tout le monde a pleuré, ma maman a si bien
pleuré, mais elle n'a pleuré que théâtralement, pas
pour de vrai, ça, on peut si bien le mettre en relief, comme
ça : hou… bou ! hou… bou ! (Il produit un larmoiement
théâtral, puis il tousse fort, tout en montrant ses yeux en riant.).
Vous voyez ? Je n'ai pas une seule larme dans les yeux. C'est comme
ça qu'on pleure au théâtre. Eh oui. (Il soupire.)
(Pause. Endormi, pensif, il balance ses jambes, regarde devant lui. Tout
à coup il hausse véhémentement les épaules.) La
Suléti !… Elle est bonne
celle-là ! (Geste de
dédain. Pause.) La Suléti !
C'est une actrice, ça ? (Il
se tourne vers le public, en confident.) Alors la Suléti
a la gueule pleine de taches de rousseur, elle a le nez tordu et elle n'a
aucune voix. S'il vous plaît, Monsieur le public, pourquoi vous
applaudissez la Suléti… (Il se penche plus en avant, regarde autour
de lui, hésite, porte sa main à ses lèvres et chuchote.)…
S’il vous plaît, n'applaudissez pas la Suléti,
ça nuit à ma maman, elle ne le dit pas mais moi je le vois.
Applaudissez seulement ma belle et adorable actrice de maman… Parce
qu'elle met bien en relief la scène finale dans Lancelot quand il y a
l'amour… Je suis venu pour vous le dire à vous, respectable
public… C’est à cette scène-là que vous devez
applaudir quand il y a cette mise en relief… Ça fera plaisir
à ma belle et adorable maman qui sent bon… Applaudissez
maman… Mais sans lui dire que ça vient de moi… (Il tousse.) Parce que ça ne lui
ferait pas plaisir… (Il tousse.)…
Ma maman n'aime pas que je vienne ici parce qu'elle est très
occupée… Alors ne lui dites rien… Maintenant je reste encore
une petite minute… Puis je vais me glisser dans les coulisses et courir
à la maison… Personne ne saura que je suis venu… Sauf vous,
Monsieur le public… (Il tousse. Il
est pensif. Il bâille.)
Ben oui. Excusez-moi, j’ai
tellement sommeil. Mais j'ai dû attendre longtemps pour filer et venir ici.
J'ai fait semblant d'aller au lit… mon papa s'est couché aussi et
il fouillait dans le tiroir de ma maman, puis il a fait très froid et
mon papa s'est couché dans son lit… et il était très
étonné de quelques lettres que pourtant moi j'ai vues il y a longtemps…
C’est Monsieur Málnássy qui les a
écrites… (Il bâille.
Il tousse. Pause. Il balance ses jambes.)… Tu les as vraiment vues,
mon petit… a demandé mon papa… j'ai dit : bien sûr,
c'est un coursier qui les apportait… (Il
bâille.)… Alors la lampe s'est éteinte, il n'y avait
plus de pétrole… mon papa m'a serré contre lui dans le lit,
tellement il faisait froid… j'ai dit à papa (Il bâille, il tousse.)… que ces pétroles ne
valent rien… au théâtre la lumière est
incandescence… ça suffit pour tous ces publics… alors que la
nôtre ne suffit pas pour nous deux… Alors… (Il bâille.)… Alors mon papa
a encore pleuré… j'ai dit à papa… parce que j'avais
sommeil… : mais tu as été si fort, (Il bâille.) tu as battu trois
cambrioleurs… ici il y a trois cambrioleurs… le… le…
porteur… (Il compte.) la…
lumière incandescence… puis… puis… le… le…
public… pourquoi tu ne le bats pas ?… Là-dessus mon
papa a encore pleuré… Là-dessus mon papa m'a demandé… :
pourquoi je ne lis pas le Robinson qu'il m'a acheté ?… j'ai
dit à mon papa… que je le trouvais ennuyeux… Alors il m'a
demandé ce qui m'intéressait… j'ai dit… que le…
le… le théâtre m'intéressait… Et alors nous
avons attendu maman longtemps… et j'avais très envie de tousser
mais je ne voulais pas… et alors… (Il bâille.) Et alors mon papa s'est endormi… et j'ai
commencé à avoir très peur… Parce qu'elle ne venait
toujours pas… Et alors j'ai pensé que je venais ici… Et je
me suis lentement habillé… Et je suis sorti… Et j'ai
acheté des fleurs… Parce que mon adorable actrice de maman aime
beaucoup les fleurs, ma belle adorable maman… Ben, c'est seulement
ça que je voulais raconter… (Il
bâille.)… c'est seulement ça… et maintenant je
m'en vais… Pour qu'on ne sache pas que je suis venu… Alors le dites
surtout à personne… (Il
bâille.)… que je suis venu… sinon il y aura des
problèmes… (Il tousse, il
bâille.)… je voulais seulement dire… que vous devez
applaudir… à la scène où… avec Lancelot…
et déjà… (Sa
tête tombe en avant.)… je m'en vais… je rentre à
la maison… je voulais seulement que vous… applaudissiez
maman… (Sa tête retombe de
nouveau, les bras aussi. Il marmonne dans son sommeil.)… Applaudissez
maman… (Il s'endort tout à
fait.).
(Sonnerie.)