Frigyes
Karinthy : "Il neige"
Mélancolie
I.
Deux semaines plus
tard, un après-midi, il se leva une fois de plus à trois heures
et il décida de se traîner quand même jusqu'au dehors. Voici
comment s'étaient passées ces quelques journées : il
se levait à trois heures, il déjeunait au restaurant, il mangeait
beaucoup, des plats lourds. Puis de nouveau il montait dans sa chambre, il
traduisait un vieux roman anglais jusqu'à huit heures du soir, ça
le rendait vaseux. Ensuite il se rendait dans un café de banlieue
où autrefois il n'allait jamais, il y feuilletait des illustrés
et écoutait de la musique, il dînait de nouveau abondamment,
rentrait chez lui, se couchait et s'entourait de livres. Mais il ne voyait pas
les lettres. Il soufflait la lampe et alors un silence mortel s'installait au
milieu de ses meubles menaçants. Dès qu'il se couchait sur le
dos, le tremblement reprenait dans ses jambes froides allongées :
ça prenait aux pieds, ça s'étendait progressivement,
latéralement, jusqu'au cœur, puis à travers le cou,
jusqu'aux dents. C'est alors que dans la tanière de la chambre
bourdonnant de silence il commençait à grincer des dents
doucement, rythmiquement, et il observait le grincement de ses dents, toujours
plus fort, plus rythmique. Et pendant ce grincement il revoyait sa femme
toujours dans la même position, comme le soir sur le pont lorsque
brusquement, dure et résolue, elle lui avait tendu la main et sa bouche
crispée avait tout à coup blêmi dans un entêtement et
une haine inexorables. "Ne m'accompagnez pas plus loin, je prendrai une
voiture." Il ressentait toujours la même souffrance
intolérable, insupportable, accompagnant cette image ; à
quel point il avait alors regretté le départ violent et brusque
de sa femme, de ne pas pouvoir au moins lui parler, lui adresser quelques mots
chaleureux : il n'est pas indispensable de se séparer dans
l'hostilité et la haine ; il ne lui demandait rien et lui donnait
tout pour prouver qu'elle n'avait aucune raison de le détester. À
quel point il avait regretté de n'avoir pas pu pleurer, de n'avoir pas
pu lui baiser la main dans un geste courtois et ironique, ou quelque chose
comme ça. Il aurait pu lui poser des questions, ou il aurait pu
Il avait maintenant
le sentiment que les mots qui s'étaient ce jour-là coincés
dans sa gorge commençaient à l'étouffer. Le grincement
provenait de ce froid des mots refoulés qui faisait trembler son corps.
Il chassait l'image obstinément, avec colère. Je n'en veux pas,
je n'en veux pas, répétait-il mécaniquement. Plus tard,
dans sa torpeur, il entendit en continu des voix, une sorte de discours continu
dans un combiné de téléphone qui aurait été
collé à son oreille. « Qu'est-ce, qu'est-ce,
qu'est-ce, qu'est-ce, mais qu'est-ce, qu'est-ce, qu'est-ce ? »
La voix n'arrêtait pas de répéter cela dans le
combiné, une voix pressante et impatiente. Et il était incapable
d'y répondre, pourtant il aurait bien aimé dire ce qui oppressait
son cœur. Ensuite se succédèrent de longues chambres
complètement remplies d'une âpre obscurité. Il marcha
pendant des heures dans ces chambres, il avait de plus en plus peur et
l'obscurité devenait de plus en plus insupportable. Il trouvait les
portes en tâtonnant, ses doigts touchaient parfois une fenêtre
moite mais celle-ci aussi donnait sur une cour intérieure noire. Il
ouvrait pour la centième fois ces portes à peine chuintantes, se
cognant ensuite à des couloirs, froids eux aussi. Enfin il entendit de
très loin une conversation confuse et il s'élança dans la
direction des voix avec le sentiment frissonnant d'une libération :
il avait déjà à tel point horreur du noir que son
cœur martelait de frayeur. Il entendit aussi le son d'un piano, ça
le rassura un peu. Il grimpa un long escalier où les lampes avaient
été mouchées depuis longtemps. Enfin il trouva la
porte : une lumière filtrait par le trou de la serrure et, entre
les gonds, des bruits de cris et de rires. Dedans on trinquait avec des verres
et quelqu'un frappait énergiquement, violemment, les touches d'un piano.
Quand il y arriva enfin, il tremblait et ses vêtements lui collaient au
corps. Il attrapa la poignée comme qui attrape une branche au bord d'un
ravin, parce que déjà derrière lui la noirceur du couloir
ricanait et cherchait à le mordre. « Je suis
là » s'apprêta-t-il à proférer en
enfonçant
II.
Je me lève
dans l'après-midi et je descends dans
Comme l'air est
chaud et étouffant, les vents se sont endormis. Où aller ?
Comme je suis fatigué ! Ça m'est complètement
égal de déboucher sur le boulevard ou sur le quai du Danube. Non,
je ne vais pas vers
Non, non, non, non,
non. Je n'en veux pas. Mais à quoi je dois penser alors ? C'est
terrible qu'il faille toujours penser à quelque chose. Pas quand on
dort, quand on dort on ne pense pas mais dormir c'est terrible. J'ai dormi
toute la matinée et maintenant je sens la même chose que quand
j'ai ouvert les yeux.
Balog,
Balog, Balog. Tiens, Balog met des annonces aussi dans les journaux, tiens je
l'ignorais. Mais cela ne m'intéresse pas. Ces gens-là ne
m'intéressent pas. Pourquoi vous me faites mal, pourquoi vous me faites
mal, pourquoi ce mal ? J'ai écrit cela un jour quelque part,
c'était une sottise de ma part. Voilà, maintenant j'ai le
cœur lourd de l'avoir écrit en vain puisque ça n'a servi
à rien.
Ce fromage je
l'aime bien, il est très bon, un fromage bien compact. Devrais-je
entrer ? Je pourrais en acheter pour vingt-cinq et le manger chez moi en
secret. J'aimerais manger beaucoup de ce fromage avant de mourir. Mais sans
qu'on s'en aperçoive. Caché sous un porche. Puisque cela ne
durera plus longtemps, n'est-ce pas. Mon Dieu. Dieu tout-puissant.
Mon Dieu, Dieu
puissant et lourd. Tu es trop lourd, mes épaules ne te portent plus, je
te prie de me quitter. Vieille chanson, vieille chanson, sur une vieille
gloire. Sur une gloire très, très, très vieille. Vieille,
vieille. Ce bourdonnement, ce n'est pas bien, je ne le ferai plus. Je devais
avoir dans les huit ans quand je collectionnais des frelons dans une
boîte en métal recouverte d'une plaque de verre, et je chauffais
le métal par en dessous. C'est ce frelon qui bourdonnait comme ça
d'un son aigu en pirouettant sur lui-même sur la plaque chaude ;
puis tout à coup il se taisait dans un bruit strident comme quand on
fait déraper son couteau sur du verre, paralysé, crevé de
douleur. Ce frelon ressentait alors la même douleur que moi. Que moi
maintenant. Que moi maintenant. Que moi maintenant.
Tous ceux-là
sont en train de quitter leur bureau, n'est-ce pas, pour rentrer chez eux.
C'est l'après-midi et ils ont travaillé toute la matinée,
ils ont fait leur travail, ils l'ont fini, c'est un crépuscule amical
qui les attend maintenant. Moi je me suis levé dans l'après-midi,
je suis né dans l'après-midi. Tout était alors
achevé, dès le matin les maisons étaient construites, les
places étaient occupées et attribuées. Gare, gare, gare
à celui qui ne se lève que l'après-midi. Regarde les
femmes de l'après-midi : le matin c'était des jeunes filles,
elles ont aimé et elles ont mis des enfants au monde ; maintenant
leur doux corps fatigué se détend dans un coin sombre de quelque
café. Maintenant je pourrais les avoir, n'est-ce pas ? Leurs
baisers et leurs larmes de l'après-midi, et je pourrais me noyer dans la
terrible ivresse de leur renonciation. Et je pourrais baiser les cernes bleus
sous leurs yeux et les commissures tombantes de leurs lèvres. Merci.
Merci. Merci.
Moi, le matin j'ai
été trahi et trompé. Ils m'ont tous trahi : tout au
long de la rue, tout au long des chambres, voici plein de couples d'amoureux,
de maris et de femmes – ils sont tous en train de me trahir. Regarde,
regarde. Comme je les hais ! Pourquoi les rideaux sont-ils
baissés ? Pouah. Ils se sont tous déjà
rencontrés le matin et se sont retirés dans les chambres et m'ont
laissé dans
III.
C'était le
soir quand il arriva au creux de la vallée à Buda.
L'enchaînement de ses pensées avait été rompu
déjà une heure plus tôt, il n'en restait plus que le dernier
mot, instrument de torture et d'impuissance : tête, tête,
tête. Il savait que cela signifiait quelque chose de très
important qu'il devait retrouver dans son esprit, qu'il n'aurait jamais
dû oublier. Quand le ciel fut déjà opaque et, depuis les
montagnes, de petits vents sournois commencèrent à souffler sous
l'horizon, il s'arrêta net et prit peur.
Ceci se passait au
bout d'un vaste champ. Il savait qu'il devait traverser ce champ, mais il fut
tout à coup arrêté par une terrible inquiétude
intérieure. Il lança un regard éphémère sur
ses mains. Ensuite il fit de nouveau quelques pas gênés.
Impossible, se dit-il, ineptie. Il essaya même de rire pour chasser cette
frayeur menaçante qui tantôt lui avait saisi le cœur.
Mais après
il dut encore s'arrêter. Il s'inspecta vaillamment en partant des pieds,
en passant par les hanches, la poitrine, jusqu'à…
Et alors il crut
sentir son cœur s'arracher de terreur panique. Il se retourna vers le
chemin obscurcissant d'où il venait.
- Ce n'est pas
possible… bégaya-t-il, dans une affreuse inquiétude, et il
s'efforça d'en rire. Ce n'est pas possible… Elle doit être
ici quelque part… J’ai dû la perdre sur le chemin.
Il fit quelques pas
indécis mais une fois de plus il trébucha. Cette fois son
cœur s'arrêta complètement de battre. Encore une fois il
s'examina en tremblant, peut-être s'était-il trompé.
Non. Ses jambes
s'allongeaient vers le bas, longues et noires, comme s'il les avait
trempées dans de
Sur le
chemin… j'ai dû la perdre quelque part en route, bredouilla-t-il et
il se remit en route en tâtonnant.
Des deux
côtés les flancs de la montagne se hâtèrent de se
retirer. Quelques bandes dures ourlaient encore le ciel et une profonde
tristesse.
- Sur le
chemin… le chemin… se répéta-t-il.
Il fit quelques pas
rapides en avant puis s'arrêta en haletant. Des mottes malveillantes et
tenaces grimpaient devant lui jusqu'à la route carrossable.
L'obscurité était déjà complète, seul le
sentier paraissait blanc et libre et dégagé. Sa silhouette
malveillante, telle qu'il l'avait une fois de plus examinée,
était cette fois longue et noire comme une effrayante massue à
laquelle on aurait brisé la tête. Cette fois une horreur panique
l'envahit. Il n'osa pas encore formuler les mots de peur de perdre connaissance.
Puis cela jaillit d'un coup de ses poumons :
- Je n'ai pas
de tête ! – hurla-t-il.
Un brouhaha confus
s'éleva autour de lui. Des vagues grises se bousculèrent, se
heurtèrent, le cognèrent et le soulevèrent.
- No-o-o-n…
dit-il encore et il rit d'une voix de bois sourde comme qui veut chasser un
mauvais rêve, ou quand, dans sa frayeur, on rit à un fantôme
en espérant qu'il n'est qu'une plaisanterie. Mais cela ne passa pas. Le
tronc d'arbre étêté resta bien là figé sous
lui, il était affreux comme la mort et comme le dégoût. Il
éclata en sanglots et se mit à courir en gémissant ;
ses deux bras tournaient autour de lui, deux contrepoids de plomb, tantôt
ils se cognaient devant, tantôt ils s'enroulaient autour de ses hanches.
Il grimpa au galop le flanc de la montagne en gémissant. Puis il cavala
en rond, dessinant des cercles de plus en plus petits. Il s'accroupit, se mit
à tourner tel une toupie et ses gémissements se
transformèrent en un bruissement aigu. Il avait six pattes maintenant,
des pattes minces et noires qui brassaient l'air à une vitesse
ahurissante. Il tomba sur le dos et continua de tourner. Sa rotation
était si rapide qu'il ressemblait à un disque flou. Mais une
minute plus tard il s'arrêta net comme assommé,
recroquevillé en une pelote enchevêtrée, les membres
rentrés et repliés. Il était prêt.
IV.
Tu es prêt,
rassure-toi.
Triste et stupide
animal. C'est si facile ce qui t'attend encore. Tu es assis, figé sur
ton banc à l'ombre silencieuse du parc de l'institut. Tes deux mains
plaquées aux tempes, ta tête gauchement rentrée entre les
genoux, tes genoux remontés jusqu'à la tête : assis
comme ça immobile durant des jours. Si l'infirmier te prend la main et
la pose près de toi sur le banc, tu laisses ta main sur le banc, et tu
restes assis. Ta mâchoire est tombée et ta bouche est idiotement
béante et noire. Dans tes yeux seulement il reste encore un rien
d'expression et une tristesse animale comme dans ceux des chevaux. Tu fixes le
sol devant toi. Tes cheveux en sueur, grisonnants te pendent sur le front.
À quoi tu penses ?
Triste animal
stupide victime d'un vilain tour. D'où vient cet effort angoissé
dans tes yeux dès que le vent caresse ton visage ? Se tend-il
encore dans un dernier effort ton cerveau délabré pour s'imaginer
une misérable petite image du vent et prendre pour une douce chevelure
ce qu'il caresse ? Entre tes doigts crochus, peux-tu encore sentir un
petit lobe d'oreille élastique timidement palpé ?
Misérable lavette. Je t'en veux, le sais-tu ? Tu nous as trahis
pour lui, notre ennemi. Maintenant il va de nouveau savoir que son estocade est
tellement mortelle. Tu aurais dû en bon soldat te dissimuler, t'abriter,
quand tu as senti que tu étais touché. Il ne doit pas
connaître son pouvoir de nous tuer. Il ne doit pas le savoir, ce
néant, cet imbécile, ce méchant. As-tu compris ?
Qu'est-ce tu as à me regarder comme ça en suppliant ? Fais
un effort, je te prie, fais un effort pour le comprendre. Tu entends ?
Fais un effort.
Ô
misérable, arrête. Ne peine plus, je ne te fais pas de mal : tu
es si infiniment pitoyable. Qu'il en soit selon ta volonté. Que
pourrais-je faire de toi ? Que dans ton cerveau devenu cendre sa bouche
dont les vivants font maintenant ripaille, papillote d'arrogance ;
gémis et tremble quand enfin on te déplie les bras et les jambes.
Tu resteras couché, mauvais garçon qui est
parti boudeur et plaintif parce qu'on ne t'a pas donné le bonbon qu'ont
reçu tous les autres petits garçons. Allons, calme-toi. Tu
resteras couché entre les planches et attendras, le souffle retenu. Et
alors lentement et voluptueusement s'appesantira sur toi