Frigyes
Karinthy : "Il neige"
Le
Carrousel
Il démarre.
Sur les murs
bariolés les images naïves de paysages heureux, champs lointains,
eaux frémissantes, voiliers s'éloignant, se fondant, se
confondant soudain. La vieille structure de bois grince, les chiffons peints
suspendus s'agitent, ondulent. Ça démarre, le machiniste se tient
penché au milieu dans la corbeille de la colonne aux miroirs, aux perles
de verre. Le piano mécanique retentit.
Un gai cheval
hennissant, plaqué or. Derrière lui ballotte un carrosse
généreux avec un baldaquin peinturluré en bleu et jaune.
Une autruche penchée, une girafe rigide aux yeux de verre. Un
zèbre agile à reflets de bois étranges. Derrière
les oreilles miroitantes d'un éléphant laqué, virevoltent
des franges et des pompons. Sa tête est une boîte vitrée, sa
croupe est un miroir. Des anneaux de cuivre brinquebalent à ses pattes.
Dans sa bouche ouverte, une langue de bois rigide ricane
mystérieusement. Moi, j'étais petit garçon, j'avais peur.
Au début j'avais honte devant tant de monde et j'admirais
béatement les champs lointains, les eaux frémissantes, les
voiliers distants sur les murs bariolés. Quelqu'un me prit par la main
car je traînais les pieds, on me poussa brutalement sur le plateau
grinçant et vermoulu et on me fit signe en riant : n'aie pas peur,
petit bêta ! Regarde les autres. Et la vieille mécanique
s'ébranle, les morceaux de chiffons peints et suspendus se mettent
à flotter. Ouais !
Ouais ! Elle
tourne la charpente. Tout se confond. Les sangles se tendent, le cercle se
lance, glisse. Le bastringue claironne, retentissant. Les chevaux blancs balancent
sur leurs ressorts. Les glaces fragmentées en rotation dans leur
drôle de cadre étincellent à un rythme régulier de
plus en plus rapide. Les chiffons aussi s'agitent de plus en plus vite. Seule
la bouche ouverte, rigide, du cheval blanc reste immobile dans un rictus
crispé de bois laqué. Une fille svelte et rebondie, en robe jaune,
le chevauche en amazone et se penche en avant. Ouais !
Ouais !
Vous entendez
l'écho ? Le son est renvoyé par les champs et par les lointains
rochers là-bas. Puis la musique confuse du piano mécanique s’étourdit.
Puis mes yeux tristes et apeurés s'écarquillent, et ma
respiration est de plus en plus hachée. Puis une lourde odeur de sueur
se mêle à l'odeur des hardes bariolées et des têtes
grossières et pommadées. Une confuse torpeur volute –
brouillards et volutes – mais ma tête est brusquement plus claire
et je vois tout bouillonnant. Ouais !
Ouais ! Des
couleurs et des formes et des sons fourmillent dans une netteté
éblouissante et tout à coup je vois, je comprends chacun d'eux.
Et plus mon cerveau s'éclaircit, plus mon cœur s’assombrit
comme s'il tombait dans un ravin. J'ai le vertige.
Le bastringue sonne.
Ouais ! La fille en robe jaune presse son corps contre son cheval, penchée
en avant. Sa jupe tourbillonne autour d'elle, ses bas blancs
étincellent. Ses lèvres sont humides et ses cheveux battent son
front. Un jeune artisan tend le cou vers elle en braillant. Elle se redresse
fougueusement en selle. Son cheval allongé fonce en ricanant. Ouais !
Qu’est-ce que
c’est toute cette cavalcade et où courent-ils tous ? Tous les
chevaux sont-ils devenus fous ? Regardez cette fille, elle se lâche,
elle a lancé une jambe par-dessus la tête du cheval, elle l’enfourche,
elle serre la selle entre ses cuisses, elle rejette son buste en
arrière, tend sa poitrine, et ses cheveux se mettent dangereusement
à flotter.
Affreux. Que se
passe-t-il ici ? Des anneaux bordeaux passent en sifflant autour de mes
yeux. Maintenant j’aperçois les yeux moites de la fille, assombris
de brouillards rêveurs. Je la regarde, apeuré, tremblant.
J'entends un râle enroué, des bras gesticulent en l'air. Quelqu'un
lui a attrapé la jambe. Elle glousse, elle se trémousse,
halète. Un bruyant tapage tourbillonne. Et un lourd marteau lent frappe
une grosse cloche de fer : les lourds battements de mon cœur qui accompagnent
tout ça.
Aïe. Une
lourde sueur et des suffocations envahissent mon visage. Tout à coup je
me vois dans une glace et je reste figé de peur. À qui appartient
cette tête horrible et inconnue, ces joues bouffies, ces yeux troubles et
enflés ? Qui suis-je ? Que veulent ces autres de cette fille ?
Pourquoi ils se bousculent autour d'elle, pourquoi ils suffoquent, pourquoi ils
rigolent, pourquoi ils jouent des coudes, pourquoi ils se chamaillent ?
Que font ces autres dans la pénombre ? Horrible. Je n'en peux plus.
Je me penche en avant, je m'accroupis. Et soudain, d'en bas, de la profondeur
– comme si elle sortait de ruelles lointaines abandonnées –
une voix plaintive, à déchirer le cœur, hoquette, le
gémissement doux d'un chien… Je commence à écouter
– et mon cœur se fige de frayeur. Je comprends que ce son sort de
moi-même – un chien geint et gémit à travers ma gorge
serrée – un chien geint et pleurniche dans ma poitrine… La
langue haletante d'un chien pend, fumante, entre mes lèvres…
Aïe, aïe…
Moi aussi… Moi aussi… Moi aussi… Moi aussi… Je veux aussi… Je veux aussi…
Et maintenant va,
libère-toi, glorieux piano mécanique assourdissant ! Flottez,
velours usés et soies bariolées, que cent couleurs
étincellent dans la lumière ! Trempez et tourbillonnez dans
la sueur et les odeurs lourdes, costumes de soie jaune… Les perles de
verre trinquent, tintinnabulent comme des dents qui grelottent dans les
frissons de la fièvre. Je grelotte. Je frissonne. Je gémis et je
geins. Arrête, imbécile, idiot, ils vont finir par entendre ce que
bredouillent tes lèvres. Écoutez, ouvriers à tête
graisseuse, costumes souillés multicolores… Écoutez,
suantes bonniches excitées… Je vous donnerai des colliers et des
bracelets… Écoutez, je vous donnerai les champs bleus, les eaux
heureuses et les voiles lointaines… Moi aussi je veux des oripeaux fétides…
Fille à robe jaune, dégoûtante et moche, aux yeux jaunes et
creux… souillée et suffocante… tu entends ? Je te donne
mes rêves, le bleu infini et le lointain éternel si je peux serrer
tes seins contre ma poitrine… Tu entends ? Tes seins !…
Parmi ces soies de merveilleuses couleurs, parmi les voyantes perles de verre
et les miroirs à dorures.
Oh,
misère !