Frigyes Karinthy : "Vous écrivez
comme ça "
AINSI VOUS ÉCRIVEZ
Un article politique
(Exégèse
critique abrégée d’un article d’un journal viennois.)
Onze
heures du matin. Les rayons du soleil de ce début de printemps filtrent
allègrement par la verrière de l’Ostbahnhof.
(Remarque.
L’introduction est parfaite. Après que nous avons appris par les
gros titres que le sujet du reportage est le voyage à Rome de Dollfuss,
et chacun de nous connaît l’importance de cet
événement politique, l’observation passablement banale, en
l’occurrence qu’à dix heures et demie du matin il fait clair
à l’intérieur de la gare, suscite une attente
trépignante. Le fait que les rayons de lumière entre par le toit
vitré et non, mettons, par la cave, caractérise bien
l’image. En dépit de l’ambiance surexcitée,
"s’il vous plaît, le train du Chancelier ne va pas
tarder", rien n’échappe à l’œil perçant
du reporter.)
Nous
nous tenons à proximité des rails. Des instructions retentissent,
le personnel de la gare exécute son devoir avec une discipline quasi
militaire.
(Remarque.
Le reporter, sachant que le train va arriver sur cette voie, s’installe d’emblée à cet
endroit, de sorte que le lecteur est sidéré par
l’énergie rassurante de la compétence. Une autre personne
moins expérimentée ne se planterait pas là-bas, mais,
disons, grimperait à la tour et observerait les étoiles. Pour
présenter un contraste excitant, il nous sert l’image du personnel
vaquant imperturbablement à ses occupations, pourtant, en cette occasion
solennelle on pourrait comprendre qu’ils jouent à la marelle ou
dansent dans leur joie une folle farandole. Mais non. Le pluriel par lequel le reporter se qualifie en toute modestie de
serviteur de l’opinion publique, mérite encore d’être
remarqué.)
Le
profil bien connu du Chancelier apparaît à la fenêtre de la
voiture d’honneur du convoi. Il sourit avec une simplicité directe
et fait des signes par la fenêtre.
(Remarque.
Le profil du Chancelier est donc apparu. D’où on peut conclure que
le Chancelier lui-même ne doit pas être loin. Ce profil est bien
connu, et le journaliste fait allusion par-là aux innombrables images et
films d’actualités. Le Chancelier se tient debout à la
fenêtre et c’est du même endroit qu’il fait des signes
vers l’extérieur ; le reporter caractérise
par-là-même magistralement la fermeté et le sens pratique
du populaire Dollfuss, rappelant la seule justesse technique de cette solution,
contrairement à la vieille bureaucratie diplomatique quand les
chanceliers se tenaient près de la fenêtre et pourtant ils
faisaient signe en direction de la cheminée. Mais ce chancelier-ci est
un autre homme. Bien que chancelier lui aussi, il sourit, lui, directement,
directement avec sa bouche comme le ferait le commun des mortels, qui eux
n’ont ni le moyen ni l’occasion d’utiliser les oreilles pour
sourire. L’image est d’ores et déjà
entraînante, un enchantement.)
Sur
notre question le Chancelier déclare qu’il part à Rome avec
les plus belles espérances. Il dit : « Je pars à
Rome avec les plus belles espérance. »
(Remarque.
Cette déclaration d’une portée incommensurable, nous
l’avons déjà rencontrée dans le titre. Ici le
reporter la confirme par deux fois : d’une part il communique
lui-même le sens de la déclaration au lecteur, d’autre part
il cite les propres paroles du Chancelier, dans une ligne
séparée, typographiée en gros caractères. Cette
mise en évidence artistique rend toute explication superflue.
C’est authentique. Quelle que soit la conséquence de cette
déclaration, il n’y aura pas de lecteur en Europe pouvant
prétendre postérieurement que le Chancelier aurait dit aux
reporters des choses comme quoi il irait à Rome juste comme ça,
sans beaucoup attendre de ce voyage, car il n’aimerait pas la cuisine
italienne, et la fois précédente il se serait
dérangé l’estomac avec une zuppa di verde. On sent le souffle de
l’histoire derrière l’intensité dramatique des
paroles ci-dessus.)
Nous
apprenons par le chef de gare que la voiture d’honneur ainsi que le
convoi tout entier seront rattachés à la locomotive qui les
emmènera à Rome.
(Remarque.
Ce n’est pas sans raison que cette nouvelle d’importance
primordiale, il la souligne en caractères gras et en italiques. En
effet, imaginez que, par exemple, le convoi ne soit pas rattaché
à la locomotive en partance pour Rome, mais, comme cela s’est
fréquemment produit, au relais postal du Nicaragua ou à un cheval
à bascule, ou que le chef de gare, soit par distraction, soit par
malveillance, boutonne le train à ses manchettes ou l’enroule dans
son mouchoir ; l’opinion publique s’inquièterait :
le Chancelier peut-il parvenir à Rome de cette façon ?)
Le
Chancelier prend congé de ses enfants. Il embrasse affectueusement son
fils. En ce moment il n’est rien d’autre qu’un père.
(Remarque.
Ici le panégyriste du reportage pose un instant son stylo qui exige une
critique objective – lui aussi est un homme, lui aussi a des enfants. Il
essuie une larme, lui aussi est un lecteur, il n’a pas un cœur de
pierre. Quelle profonde antinomie, le petit dans le grand et inversement !
Pensez donc, un chancelier face
à son petit garçon de six ans n’est en ce moment
qu’un père et rien d’autre ! Évidemment je
parierais que vous vous attendiez à ce que face à son fils il se
comporte comme un directeur général ou un contrôleur des
postes à la retraite. Mais à quoi sert un bon reporter, sinon
à dessiller les yeux du lecteur, à lui montrer la vraie vie, le
visage véritable de la Vie. Ici le reportage prend fin, mais tout dans
le ton permet de conclure qu’à la gare de Rome les deux grands
hommes d’état se salueront "le plus chaleureusement du
monde", et ils ne se toiseront pas mutuellement sans se saluer, en se
tournant le dos, comme se l’imaginerait peut-être quelques
âmes simples non rompues à la politique.)