Frigyes Karinthy :     "Rencontre avec un jeune homme"

 

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Le mauvais rÊve

 

Le rêve

 

Dans mon rêve, ma barque allait filant

Je me penchai regardant,

J'avais seize ans.

Ma barque filait sur l’eau algide

J'ai vu une ville sous l'eau limpide.

Et j'ai vu une forêt dans l'air froid.

Un fantôme vêtu de drap.

Et tout au loin, le ciel pur et suave,

Et des étoiles et des nuages.

 

Et j'ai tendu mes griffes, sur mille mètres là-bas.

Et j'ai gratté le ciel, étrange n'est-ce pas ?

Mais je voulais voir derrière,

J'ai gratté l’étoile altière,

Mais le ciel se déchira.

Du pus alors s’en écoula

Du firmament déchiré.

J'ai senti affluer, poisseux, le sang caillé.

 

Je me suis réveillé en hurlant,

J’ai battu ma poitrine, haletant,

Je l'ai griffée, déchiquetée,

Et le sang coula -

 

Pardonnez-moi ce poème.

 

(Un de mes poèmes sur le même sujet)


I.

 

Mon aimée.

Mon aimée, je vais te dire.

Il était dans la quatrième année de son mariage et ce matin-là, quand sa femme l'embrassa il remarqua comme quelque chose de forcé dans le geste. Le baiser fut court et sa femme lui dit : Mon garçon, tu dois absolument aller à la coopérative aujourd'hui, note-le bien. Tu dois également passer chez le médecin parce qu'une fois de plus tu n'as pas bien dormi. Il alla à la coopérative et il passa chez le médecin et le médecin lui parla longuement, fastidieusement, de son estomac. Il rencontra ensuite un camarade d'école qui revenait d'Amérique. Il lui demanda comment était la mer car jadis, à l'âge de quatorze ans il voulait devenir marin. Il passa également dans un café, il lut comme d'ordinaire les derniers faits divers sur le suicide des dégoûtés de la vie. Ensuite vint la douleur et puis un flot de pensées. Après, il entra dans une galerie d'art, il regarda longuement les tableaux, il y avait encore de la lumière, il avait envie de travailler. Il rentra, il sortit ses pinceaux et se mit à peindre son paysage crépusculaire, les lointaines montagnes bleues et le ciel verdâtre derrière les montagnes. Il mêla des jaunes dans le ciel, puis encore des verts - il voulait tout repousser loin, très loin, au-delà des montagnes bleues, pour peindre ensuite une étoile froide et verte à la limite de l'horizon. Il étala les couleurs, le ciel s'élargit en creux. Mais les couleurs ne s'harmonisaient pas - l'air était rigide et froid sur le tableau et le peintre fut saisi d'un désarroi silencieux, muet. Il travailla trois heures d'un seul tenant - enfin il comprit qu'il ne savait pas ce qu'il voulait. À une certaine distance du tableau, il s'assit sur une chaise, prit son menton dans ses mains et longuement, le cœur saisi d'une torture glaciale, il le regarda.

C'était le soir, le feu incandescent de la cheminée éclairait le tableau et lui, il le regardait toujours. Il eut fallu rapprocher les montagnes. Cette pente douce est plus profonde, plus sombre. Il chercha la couleur juste dans sa mémoire et une mélodie de Chopin lui vint à l'esprit - oui, il voulait trouver la couleur de cette mélodie. En même temps quelqu'un à l'étage se mit à la jouer au piano. Bleu et vert - cobalt, ocre et encore quelque chose - non !

Quand il entendit les pas de sa femme dans la pièce voisine, il fut brutalement pris par ces frissons, cette sorte de tremblement d'agonie, cette terreur qui dès cet instant et durant trois heures, jusqu'à sa mort, ne cessa plus. Il ignorait évidemment qu'il n'avait plus que trois heures à vivre ; maintenant, quand j'y repense, je suis certain que l'agonie a démarré précisément à cet instant-là. Sa femme entra, dans la pénombre il ne put voir que son chapeau et put entendre le frou-frou de son manteau - ô, mon aimée ! - Il fut pris d'un désir fou. Le piano jouait toujours là-haut et la chambre était déjà presque obscure.

Il attira sa femme à lui, il l'étreignit par les hanches et l'embrassa sur la bouche. Le baiser fut ardent, suffocant, enivrant, il s'accompagna d'une peur lourde comme si le sol s'était dérobé sous ses pieds. La panique explosa avec une force élémentaire - au même moment le son du piano cessa là-haut d'un seul coup, comme cisaillé. Terrorisé, il frappa la poitrine de sa femme, il la repoussa, prit peur et la fixa bouche bée, il pâlit.

- Montre-moi ton visage, lui dit-il d'une voix rauque.

Il lui saisit le visage et le tourna de force vers lui. Il reçut un choc.

- Tu m'as trompé aujourd'hui, dit-il à sa femme.

Je ne me rappelle pas clairement la succession des événements qui ont suivi. Pendant de longues minutes il y eut dans la chambre comme un orage. Il perdit probablement conscience - il lança des chaises et des meubles, brisa la glace de la coiffeuse, trépigna et râla de colère comme un ouragan. La femme - ô, mon aimée ! - sanglotait, tremblait et courait dans tous les sens, ses cheveux se défirent, elle avoua, elle haleta et avec sa main qu'elle avait écorchée sur un tesson de vase, ramassa son manteau et son chapeau en tremblant. Elle finit par s'enfuir en laissant la porte ouverte, quitta la maison et chercha refuge chez son amant.

Alors le peintre se calma un peu. Il referma les portes et remit la chambre en ordre. Tout cela était si inattendu, si incroyable ; il se mit à renifler et à trembler de tout son corps - mais bien sûr la mort aussi arrive toujours inattendue - il pensa à la loi martiale quand on peut être condamné à mort et exécuté dans les trois heures.

Il eut très peur d'une telle exécution. Il eut été horrible de ne voir désormais rien d'autre que cette chambre sombre et exiguë - c'était comme si, cousu dans un sac, on le noyait - ou comme s'il devait courir le long de couloirs obscurs jusque sous terre. Mais il fallait que ce soit. Il pria longuement, dans un état second. Il emprisonna sa tête dans ses mains, il essaya convulsivement d’arrêter sa respiration pour tenter de détourner le destin. Mais en vain, son cœur battait irrégulièrement, le temps pressait. Apparemment, à ce moment-là j'étais déjà là dans son cerveau et je le harcelais violemment : dépêche-toi, dépêche-toi, ça suffit. Il croyait que c'était l'obscurité qui l'appelait et le poursuivait ainsi. Deux heures plus tard il se leva en frissonnant, claquant des dents, et il prépara de la morphine. Il alluma la lumière et se regarda longuement dans la glace. Des années passèrent. Je crois qu'alors j'étais debout auprès de lui, à l'extérieur - je ne peux pas m'exprimer autrement, mon aimée ! Son visage était déjà effroyable. Enfin, longtemps après, il se coucha. Il but le liquide d'une lampée.

Et maintenant, je voudrais relater son réveil avec un maximum d'exactitude.

Au début une peur panique. La sueur perlait à son front, tout commença par un spasme inouï. Sa bouche écumait, il s'agitait convulsivement, il tomba du lit. Il vit des soldats qui combattaient et qui explosaient, sang, déchiquetages, tourbillon vrombissait, des couteaux tournoyaient dans sa cervelle. Il voulut hurler, appeler à l'aide, mais n'y parvint pas. Je suis incapable de rapporter clairement son état, mais on ne peut imaginer pire. Cela dura longtemps.

Longtemps après il se radoucit brusquement, le pauvre, le pauvre. Il s'étira. Un doux murmure lui parvenait, il se calma. Son état évoquait alors un intense manque de sommeil. Tout à coup il tendit l’oreille : il entendit le son du piano dans la pièce au-dessus. Il pantelait doucement, il râlait et attendait que ça passe. Il trouva le temps trop long et décida de s'occuper de quelque chose en attendant.

En face de lui, sur le chevalet, il y avait sa toile et maintenant, à la lumière douce de la lampe, il revoyait ce paysage, la prairie paisible et les montagnes au fond. C'était des montagnes bleues, avec le ciel largement évasé derrière - et à la lumière du soleil couchant il semblait que la mélodie émanait de là. Il remarqua également ses fautes. Il eut fallu mélanger plus de bleu dans le ciel pour que la perspective s'amplifiât davantage - tandis qu'au premier plan il eut dû approfondir les ombres, peut-être avec un peu de bitume. Ici, par quelques larges coups de pinceau, il eut dû planter un gros arbre - là-bas poser deux autres collines et faire rougeoyer les rayons du soleil, oui, c'eut été bien mieux. C'eut été infiniment mieux, vraiment très bien ; au demeurant il l'avait prévu comme ça mais la matière s'était rebellée. Et maintenant il se sentait plus près de la solution. Il se sentait capable de faire bouger les montagnes et de déplacer le soleil d'un simple clin d'œil.

En même temps il sentit clairement qu'il devait communier avec son paysage. De ses mains hésitantes il empoigna un paquet de peinture marron ; un sentier serpentait au bas du tableau : il déposa la peinture marron au bord de ce sentier, formant ainsi un tas de terre en remblai. Mais il fallait encore accentuer la profondeur du lointain : il posa un pied sur le cadre doré du tableau, tandis que de l'autre il sauta sur le sentier. Ses deux mains étaient pleines de couleur, il suivit lentement le sentier dans la direction des montagnes. Il emportait du jaune et du vert, jusqu'au-delà des montagnes, pour les mélanger aux couleurs du ciel. La forêt vert foncé qu'il avait peinte dans la matinée se rapprocha - il se mit à courir et bientôt il passa sous l'ombre des arbres vénérables - la lumière rouge du soleil filtrait à travers les feuillages mais le sol humide de rosée était imbibé de la fraîcheur de la nuit. Enfin il sortit de la forêt, il traversa la rivière à gué - et alors son regard fut limité par les cimes de la chaîne de montagnes qui pointaient vers le ciel. Le sentier conduisait au col - il dépassa le col entre les deux montagnes - et… À ce moment-là… son cœur se mit à battre… pris d'une joie débordante et secrète il ressentit l'ivresse d'une formidable libération… Il sentit ses pupilles se dilater comme si les rayons de la lumière pénétraient pour la première fois dans le cerveau d'un aveugle de naissance.

Ceci se produisit devant un mur rocheux et sombre, sur la ligne de crêtes au-delà de laquelle la montagne déclinait et l'Espace s'élargissait. Il fit un pas supplémentaire, tremblant - à ce moment-là, à moitié au-delà, il sentait encore son corps, cette chose curieuse, incompréhensible, douloureuse. Et dans son oreille le tonnerre retentit depuis le fond de milliers, de centaines de milliers de gorges à travers le brouillard - tel l'horrible cri du réveille-matin que le dormeur entend dans son sommeil. C'est la tonitruante musique d'airain de la clarté qui retentit depuis le vide infini, depuis l'au-delà des montagnes bleues - il ressentit une dernière fois la peur mais elle ressemblait beaucoup plus à l'effarement du bonheur, à un plaisir effrayé mais rieur… Il fit encore un pas, la clarté inonda son âme, il poussa un rire franc à pleine gorge, il allongea les bras jusqu'au soleil…

Tout lui vint à l'esprit, il prit conscience de moi.

 

II.

Oh, l'horrible cauchemar !

Je me suis secoué, étiré. Comme revenu d'un long voyage où j'aurais parcouru de sombres contrées. J'étais enfin de nouveau chez moi, mon aimée ! Et je pouvais m'étirer - je me suis redressé en riant et j'ai regardé tout autour de moi. Oui, c’était bien l'endroit où le rêve m'avait surpris - ce paysage clair, dans l'espace lointain, pendant que le temps et l'espace débordaient de moi dans un tournoiement de volutes de vapeurs brillantes. J'ai attrapé une poignée de ces vapeurs et je l'ai condensée en un liquide incandescent - c'est devenu une boule brûlante et je l'ai posée sur le firmament. Alors il fit plus clair… J'ai soufflé sur la boule et elle s'est transformée en une croûte bruissante - des monts bariolés, des vallées et des prairies boisées bourgeonnèrent, les dessins irisés d'une bulle de savon.

Moi j'ai ramassé ce dessin irisé, je l'ai mélangé et d'un geste je t'ai façonné de cela, mon aimée. Mon aimée, belle et pleine de désirs. Et j’ai erré pour te chercher.

Tu étais assise sur ce lointain astre vert. J'ai volé jusqu'à toi, je me suis assis près de toi, dans un bosquet chantant d'une voix douce, huileuse, et souriant, fatigué, je fis jaillir ainsi de moi la lumière et le son :

- Mon aimée, j'ai fait un rêve épouvantable, je vais te le dire. Tu vas rire, tu ne vas pas le comprendre. Quels drôles de rêves, quels rêves étranges je peux rêver !

- Ce rêve a duré si longtemps… il était si oppressant… chargé de sentiments qui n'auraient presque aucun sens ici, à la lumière et dans l'espace - sentiments si obscurs, si réprimés, réalités réprimées, errements enfantins…

- Figure-toi, je me trouvais parmi beaucoup de mes semblables, enfermé sur une toute petite boule. Nous fûmes là il y a très longtemps et pendant très longtemps… C’est ainsi, et tout était arrangé comme si ce n'était pas nous qui aurions fabriqué cette boule avec les forêts, les montagnes et les couleurs… Dans mon rêve c'était l'œuvre d'un monstre vivant qui nous aurait tous mis au monde…

- Oui, mais la Terre… Sais-tu comment c'est dans les rêves ? Le rêve n'est qu'obscurité, angoisse et crainte… Tous nous étions envahis de peur… Oh, nous avions terriblement peur ! On croyait qu'on n'avait pas le droit de bouger et de quitter le dos du monstre noir… Et chacun de nous n'avait qu'une unique forme… Imagine-toi, mon aimée…

- Je portais un vêtement lourd et qui m'étranglait, mon aimée, des habits d'os dur et de chair molle… Sur ma tête je portais une bille en os et dans cette bille il n'y avait que deux orifices par lesquels je pouvais voir la liberté et le ciel étoilé… Et figure-toi, j'avais très peur et je croyais qu'il m'était interdit d'ôter ce vêtement - oh, imagine cela - j'osais à peine toucher ce vêtement car je craignais de le déchirer… N’est-ce pas étrange ? - Et de nombreux autres avec moi ressentaient la même peur…

- Et si je levais la jambe, je sentais un ruban musclé et tenace qui retenait ma jambe au sol dont je voulais la libérer… Nous étions tous ligotés par des milliers de ces rubans… Oh, rêve, rêve, rêve… Et ceci semblait alors naturel, comme si ce n’aurait pas pu être autrement…

- Et nous étions tous habités par la même peur… La peur du monstre noir, armé de bouches et on s'imaginait que dès qu'on ôtait nos vêtements, il nous dévorait et nous engloutissait… Et alors nous disparaîtrions et ne serions plus…

- Oh, cette peur terrifiante… Nous marchions tremblants et frissonnants, surtout ne pas perdre nos vêtements… Et nous appelions cela : la mort, la mort, la mort… Oui, par ce mot : la mort… Oh, quel rêve étrange… Ce n'est pas le réveil que j'entendais par ce mot, comme ici avec toi par exemple, à l'air libre, mais j'entendais la fin de l'être. Ô, rêve !

- Au début nous vivions assemblés dans des forêts rouges et vert sombre et nous nous battions… Nous nous lancions d'étranges sons bruyants les uns aux autres… Les sons ne venaient pas de l'intérieur, de notre cerveau, mais par la gorge de notre habit de chair… Oh, imagine-toi, mon aimée ! Comme si tu allais chercher à l'extérieur le mot que tu m'adresses…

- Et sais-tu que nous étions très nombreux et nous nous battions et nous courions sur le dessus de cette petite boule… Et nous nous repoussions les uns les autres au-delà des océans, sur l'autre hémisphère… Et moi j'étais tantôt petit, tantôt grand… Mais toujours dans le même vêtement… Et toujours habité de la même horrible peur…

- Et j'ignorais que je rêvais… Et parfois le rêve cessait pendant de longues minutes et ne restait à sa place que le noir et le vide.

- Et ceci dura très longtemps. Tantôt le rêve était profond, tantôt il se relâchait un peu… Mais la peur, cette horrible peur du monstre, ne cessait jamais.

- Ô, mon aimée, ces ténèbres étaient horribles… Parce qu'il n'y avait nulle part de lumière, il y avait une espèce de frissonnement rougeoyant que nous appelions lumière mais qui n'en était pas.

- Oh, dans le frémissement de ce cauchemar terrifiant tu apparaissais souvent devant moi, sous de multiples formes, mon aimée.

- Tu étais toi vêtue et tu tendais les bras vers moi. À ces moments-là le sommeil semblait perdre de sa profondeur et je semblais m'approcher de la surface… Il me semblait même un instant entendre la musique… Mais alors tu m'embrassais et me serrais contre toi… Et déjà l'instant suivant c'était toi le monstre prêt à m'engloutir… Je te nommais : la Nature.

- Tu t'approchais doucement parfois et tu me caressais la tête… Et moi je redevenais tout petit, craintif, je me blottissais en reniflant dans ton giron par peur du monstre… Je me cachais et tu me couvrais de ton habit de chair, tu me disais : "mon petit", et ceci avait le même sens qu'en ce moment cette musique autour de moi et en moi - cette musique que je fredonne. Tu m'engloutissais - et par ce geste tu redevenais le monstre qui survit tandis que moi je périssais… Ô, rêve ! Nature : c'est ainsi que je te nommais.

- Parfois j'avais trop peur, je me cachais et je voulais fuir… Mais des yeux incandescents me scrutaient des profondeurs - c'était de nouveau toi, avec un visage terrifiant, des griffes acérées. Je me suis rué sur toi et dans ma peur j'ai préféré t'étreindre pour t'effrayer et t'étrangler - mais ça ne fit qu'augmenter ma peur et tu savais mieux que moi étreindre et étrangler.

- Puis, vers la fin du rêve, je ne supportais plus cette peur, cette hantise irraisonnée. Un jour j’étais dans une l'église et l'orgue se mit à jouer - oui, ce fut bien cela, la musique sonnait en effet ici, à ciel ouvert, et moi, j'en ai entendu quelques mesures de là-bas, du fond de l'océan de mon cauchemar. Elle geignait et tambourinait dans l'orgue. J'ai couché ma tête sur ma main pour l'écouter, mais je ne comprenais pas son langage.

- Je ne comprenais pas son langage mais tout à coup, au son de l'orgue, j'eus un instant la vision sourde et pâle du fait que je rêvais. Mais ce ne fut qu'un instant - l'instant suivant ma conscience se couvrit de nouveau d'un brouillard tourbillonnant - et je ne me réveillai pas. Je n'en gardai qu'un dépit désespéré, une angoisse inquiète et la volonté de m'en libérer à tout prix…

- Et alors une pensée étrange jaillit de ce désarroi. Il semble que de l'effort pénible de me réveiller - car à partir de cet instant-là le sommeil m'était devenu insupportable - me parvint un pâle souvenir de la conscience, de l'état éveillé, et cela me rasséréna.

- Ineptie, me dis-je. Tout ceci, la dure poussière de la Terre qui nous engloutit et étrangle et enchaîne, n'est peut-être qu'hallucination et mensonge. Ces ténèbres tentent de me terroriser avec leurs visions d'horreurs ; je vais créer, moi, un autre monstre tout à leur image, et je serai, moi, aussi fort qu'elle, la Nature. Et le cauchemar prendra fin. Holà ! J’effraierai la Nature !

- Et alors, mon aimée, je me penchai sur la Terre, et de nouveau j’allais dans la forêt et j'observais le terrifiant fantôme de la Nature qui dans mon rêve était la réalité. Et j'observais ses montagnes et ses vallées et les fantômes aussi, ces visages dont émanait le fantôme à l'image de mon propre visage qui me terrorisait.

- Et je me mis au travail. Je commençai à créer, à façonner la nature sur une toile tendue en modelant une argile lourde. Ô, rêve ! Ô, cauchemar ! Mes mains étaient attachées à la Terre avec des rubans - paralysé, entravé, torturé je tentais désespérément d'atteindre les matériaux et je jurais et je gémissais… sans y parvenir ! Mes mains étaient ligotées et le marbre se détachait en plaques de la statue et sur la toile se mêlaient des couleurs démentes. Connais-tu ce rêve ? Quand la main se tétanise.

- Un soir, j'étais assis à mon travail dans la camisole de force de mon corps, enchaîné, et je regardais désespérément la poitrine nue du monstre. À ce moment, dans mon rêve, une fois de plus tu m'es apparue, mon aimée. Un instant j'ai de nouveau entendu la musique - ô, mon aimée, je crois que j'ai reconnu un instant ton visage dans la souffrance du cauchemar et je savais que c'était toi… J'ai alors pensé t'étreindre, m'accrocher à toi, toi qui viens du dehors, de l'éveil, et pendant que je m'accrocherais à toi, tu arracherais les chaînes et les liens et je me réveillerais…

 

III.

En disant ces choses à mon aimée, je me mis debout et lui désignai le ciel étoilé. Je lui dis en souriant :

- Regarde. Vois-tu cette comète ? Regarde sa chevelure délicate flottant dans l'espace. Ne la reconnais-tu pas ? Rappelle-toi, cette comète est l'image d'un de mes gestes dessinés sur la toile du ciel quand dans mon rêve je me suis penché à ton oreille et j'ai embrassé une mèche de tes cheveux. C'est là que je l'ai créée involontairement.

Et à un million de lieues de là j'ai montré à mon aimée une galaxie en formation : des nébuleuses tourbillonnaient, un système solaire. Une bille tournait au milieu, semblable à ce que j'ai vu dans mon rêve - avec dessus des montagnes bleues lointaines, semblables à cette autre image. Je lui dis en souriant :

- Regarde. Vois-tu ce qui est né un après-midi pendant que dans mon rêve je t'ai dit, angoissé et désespéré, que je t'aimais - et je ne savais pas pourquoi ce verbe insignifiant et terrifiant faisait si mal. C'est alors que tout cela s'est détaché de moi et moi je dormais.

Ensuite, au milieu de l'espace, je lui ai désigné une Nuit profonde et noire qui était creuse à l'intérieur et qui n'était parcourue d'aucune lumière. Je lui dis en souriant :

- Regarde. D'ici la vie s'est détachée et elle s'en est allée, un soir quand, en dormant, je t'ai embrassée pour que tu me libères de mes angoisses - et toi, dans mon sommeil tu m'as trahi et livré au Monstre et je croyais que je disparaîtrais.

 

IV.

Mon aimée eut pitié de moi à cause de cet horrible cauchemar et elle m'embrassa et me demanda dans la lumière jaillissante et dans la musique au-dessus de la mer que j'avais créée :

- Raconte, comment s'est passé ton réveil ?

- Je marchais vers les montagnes parmi les peines et les souffrances du rêve, mon aimée. Je marchais vers les montagnes dans d'horribles affres étouffantes car je croyais que j'allais disparaître, je m'écriai : Dieu ! Dieu ! Et je tendis les bras, je dessinai une figure à ma propre image sur le ciel. Et j'appuyai ma main pour mieux graver le dessin sur le ciel - et alors tout à coup je fus pris d'une vive douleur et j'ouvris les yeux : mes propres mains palpaient mon propre corps de la tête jusqu'aux hanches et je me palpais partout moi-même.

 

Suite du recueil