Frigyes
Karinthy : "Rencontre avec un jeune homme"
L'ascenseur monte plus haut
I.
Il y avait une terrasse devant le
laboratoire : le jeune assistant aimait bien s'y asseoir avec sa femme le
soir ; elle mit la tête sur son épaule. Une nuit infinie,
sans lune, étoilée. En bas des champs pesants, une taciturne
allée de peupliers s'étirait sous leurs pieds, figée. Il
avait un peu bu, tout l'intéressait, il était plein
d'enthousiasme et d'amour. Il parla aussi du vieux savant, le professeur
d'université avec qui il avait passé l'après-midi et qui,
compte tenu de son style prudent et retenu, lui avait dit des choses
extrêmement flatteuses : il lui avait notamment confié
à la fin ce milligramme de radium pour quelques jours, il le portait
d'ailleurs toujours avec son lourd étui dans la poche de son gilet.
Le jeune assistant sortit
fièrement l'étui de sa poche et le tendit devant lui.
- Tu vois ?
À peu près dans
l'axe d'un tube allongé, on voyait un pâle petit point lumineux
bleuâtre. C'était une émanation du radium enfermé
dans l'étui bien scellé : la puissante énergie
lumineuse du minuscule morceau de métal éclairait à
travers la tôle d'acier plus épaisse qu'un doigt.
Elle regardait, incrédule,
admirative. Il s'enflamma, évoqua des chiffres vertigineux, voulut
effrayer sa femme.
- …Trente mille
calories… Sais-tu combien c'est ?… L'émanation
éjecte des millions et des millions de particules par seconde de cet
élément minuscule… Et toutes les choses passionnantes que
le vieux nous a expliquées !… Sais-tu que cette
répulsion des particules, si je pouvais exprimer la même force en
attraction, elle serait assez grande pour que cette minuscule miette de
métal ici dans ma poche m'entraîne avec elle à six cents
millions de kilomètres de distance tel que tu me vois, à supposer
qu'à cette distance une masse convenable de radium attire ce petit
échantillon-ci à travers l'espace.
- Six cents millions…,
elle en avait le souffle coupé. C'est combien ?
Le jeune homme scruta le ciel
étoilé à la recherche d'un exemple.
- Vois-tu ce minuscule point
rouge ? C'est Saturne, l'autre jour je t'ai montré ses anneaux au
télescope… C'est un très bon exemple que j'ai trouvé
là. L'analyse spectrale a révélé que dans la
matière semi-liquide de Saturne il y a relativement beaucoup de
radium… Alors supposons que le radium, cet élément
mystérieux et inconnu, dont il y a si peu sur Terre… Cette
matière diabolique a complètement bouleversé notre chimie
échafaudée tant bien que mal, or à cause d'elle il a fallu
revisiter toutes nos théories…
Il s'arrêta brusquement, il
réfléchit. Puis il poursuivit d'une voix étrange,
traînante. Il regardait devant lui, les pupilles dilatées –
cette nouvelle possibilité venait de naître dans son esprit.
- …Pourquoi
pas ?… Probablement un morceau détaché d'un autre
monde… D’un autre monde éloigné où la
gravitation est différente… Oui, ce truc dans ma poche est un
morceau de météorite… Peut-être un morceau de Saturne
égaré sur notre Terre… Et maintenant il chamboule les lois
terrestres… Parce que nous ne connaissons ni attraction ni
répulsion à cette échelle. Oh oui… Un morceau
détaché de Saturne… Et il serait effrayant qu'un jour la
répulsion avec laquelle cette planète-là a
éjecté ce grain de poussière se transforme pour un instant
en attraction…
- ça alors…, répondit-elle.
L'assistant médita, lui
jeta simplement :
- …Pourquoi
pas ?… Il y en a mille exemples sur Terre… La répulsion
des atomes d'un gaz, s'il est liquéfié, s'est déjà
transformée en attraction de ces mêmes atomes… Il suffit
d'un changement de température… Un pareil changement de
température sur Saturne… En un instant… Et chaque atome de
radium regagne sa place à une allure vertigineuse, entraînant avec
lui tous ses semblables…
- Ses
semblables… ?
L'assistant regarda fixement
devant lui, tendu, la bouche entrouverte. Il ressentait déjà des
choses très étranges.
- …Semblables,
oui… Qui sait ?… Puisque toutes les théories ont
été ébranlées durant les dix dernières
années… Matière et énergie… Peu
importe… Un jour je me suis dit, ça s'est passé dans
l'allée, en promenade, je me rappelle, ébahi de cette seule pensée
foudroyante comme un éclair : "L'énergie est la limite
de la matière". La plus petite composante de la matière
n'est plus la matière mais l'énergie … De l'énergie,
de la vitalité, de l'esprit si tu préfères… Et le
radium… qui déjà ici, sur la Terre, se transforme en
énergie… devant nous… l'unique… l'inconnu…
l'effarant radium… Et l'esprit… une émanation du
cerveau… de la cervelle transformée en énergie, en
esprit… oui… l'esprit, une émanation de la cervelle…
tu comprends ?… l'esprit, l'unique, né comme l'énergie
du radium… et le radium… l'unique substance qui rayonne de
l'énergie de la même façon que la cervelle rayonne notre
être abstrait, l'esprit… le radium, oui… et l'esprit,
l'intelligence radioactive… une fois que tout ce qui était
répulsion redeviendrait attraction… et si tout le radium regagnait
sa place… et toute l'intelligence serait libérée… et
tout l'esprit fuirait… s'envolerait… avec le radium…
Ces mots incohérents,
décousus, apparaissaient en fragments, tels des flammes qui fusent par
la fenêtre laissée ouverte d'une maison en feu. La femme regarda
son homme avec inquiétude.
- Bibi, dit-elle en posant
la main sur son bras.
- Le jeune homme se secoua,
fixa un instant l'autre visage sans expression. Puis il éclata de rire.
- Tu vois, quelle sottise.
Eh oui, le système, le système, a dit le vieux cet après-midi.
Le bon vieux Kant avait bien écrit l'avenir de toute métaphysique
possible… Ceci n'y figurait pas, bien sûr. Il avait raison. C'est
pur infantilisme, balivernes.
Il se passa plusieurs fois la
main sur le front avant de redevenir tout sourire, chaleur et amour pendant
qu'il attirait à lui le chaud corps féminin. Il chuchota, sa voix
était douce :
- Répulsion…
Attraction… Quel discours imbécile… Existe-t-il une
attraction quelconque qui me détacherait de toi si tu ne le veux
pas ? Y a-t-il une attraction plus forte que la nôtre ?
Il serra contre lui la poitrine
de sa femme. Elle se blottit contre lui comme une chatte.
- Te souviens-tu,
chuchota-t-elle, quand nous étions fiancés… À Füzes… tu m'as dit que l'anneau de Saturne irait
bien à mon annulaire… ?
Il rit comme si on le
chatouillait.
- Ah, le bon vieux
Saturne ! Bien sûr !
Il rit vers le ciel, fit signe
aux étoiles. À cet instant il les revit telles qu'à six
ans quand, un soir de Noël sa grand-mère lui racontait des
histoires dehors, dans
II.
À onze heures du matin le
soleil brillait, les trams tintinnabulaient, les crieurs proposaient leurs
journaux, les stylos crissaient dans les bureaux, aux halles, grouillaient les
légumes multicolores et les bouchers ensanglantés. Le jeune
assistant s'avisa de choisir le raccourci, il longea une impasse et
déjà il atteignit l'université. Il se hâtait,
à midi pile il avait rendez-vous avec le vieux savant pour lui rendre la
pile : elle devait servir à une expérience
l'après-midi même. Le matin il s'était levé un peu
patraque, les contours des maisons tanguaient bizarrement. Même plus
tard, ça lui revint, il s'était même murmuré quelque
chose à propos d'une anémie parce qu'il avait des vertiges et des
palpitations. La chose se produisit au moment de monter dans l'ascenseur, il
vit encore le visage rétrécissant du liftier pendant que la porte
se refermait. Ce liftier fut la dernière personne qu'il vit. La terreur
le saisit au deuxième étage. Il ressentait une sorte
d'étouffement. La grille du deuxième étage se tordait et
l'ascenseur se mit à planer comme un ballon captif dont on a
coupé l'élingue. Que s'est-il passé, se dit-il avec
angoisse. Mais la cage poursuivait son ascension, donc elle était
toujours suspendue. Il eut encore le temps de se dire : du calme, on va
arriver au quatrième et on s'arrêtera.
Qu'est-ce qui se passe ?
– se demanda-t-il une dernière fois et il essaya de rire comme
pour chasser l'image d'un fantôme, pour lui faire croire qu'on ne le
craint pas et qu'il disparaisse… Qu'est-ce que c'est ? On monte
toujours ?
Il essaya de se concentrer et il
compta. Pour l'instant il n'osait pas regarder vers le bas : sa bouche se
tordit en un pâle rictus, il fut pris d'un entêtement impuissant.
D'accord. Voyons ce qui va se passer. Enfin, il se sentit
horrifié : il résolut de ne plus réfléchir
jusqu'à l'arrêt.
Cela dura longtemps,
incroyablement longtemps, il n'en pouvait plus. Il avait l'impression que
durant des heures, de longues heures, il s'était refusé de
réfléchir, son intellect s'était engourdi et alors il
s'étira péniblement - il entendit un grondement sourd et
monotone, long et interminable, tel le grondement d'un train. Il rassembla
péniblement sa conscience, il arriva à remémorer ce qui
s'était passé et il dirigea son regard vers le bas.
Dans l'obscurité qui
l'entourait il chercha à s'orienter, plongé dans ses
pensées froides et sombres. Il vit bien le ciel étoilé, il
put même en déterminer la région : là-bas c'est
la formation d'Alcyon – par ici
Mais cela ne dura pas. Vint une
douleur soudaine et vive, semblable à la folie, et une sorte de
tourbillon filandreux, enchevêtré, une torpeur à n'en pas
finir ; il s'y perdit.
Si c'étaient des
siècles ou des millénaires qui passèrent ensuite, il ne
put que le conjecturer. Il pressentait comme le matin au réveil, le
sommeil ayant été inconscient, on soupçonne pourtant le
temps qui a pu s'écouler pendant que le rêve pèse encore
sur la poitrine.
La première fois il eut
l'idée d'imaginer le temps passé au moment où il se tourna
vers l'horizon et, au-dessus de la nébulosité rougeoyante,
apparut de nouveau face au triple portique du ciel cette minuscule étoile
brillante dont il savait déjà que c'était le Soleil. En
réfléchissant il estima à environ quatre cents ans le
temps d'arriver ici et de retourner dans le temps au point où il se
tenait au bas de l'ascenseur quand le liftier avait claqué la porte, il
voyait à la distance à laquelle il plaçait l'Histoire
autrefois, sous Henry VIII ou Marie Stuart par exemple ; il
avait un jour ressenti la même chose à Londres devant la Tour ou
à Madrid au milieu de la Cour des Lions : cet air renfermé,
poussiéreux ; c'est de la même façon que la porte
avait claqué derrière lui quand le gardien des antiquités
l'avait fait sortir des caveaux de la Bastille.
Autour de lui
l'éternité, le brouillard plastique, monotone. Des figures floues
s'allongeaient, s'étendaient, se rétrécissaient de nouveau
dans le brouillard : un jour il décida d'aller les examiner de plus
près mais cette idée le fatiguait, il savait que ça n'en
valait pas
Dès lors qu'il reconnut
cela et le comprit, il ne bougea plus guère. Il vit des milliers de fois
la minuscule étoile du Soleil se lever puis se coucher. Il resta assis,
oisif et méditatif, au sommet d'une colonne de vapeur, il regarda le
firmament noir et concave et les étoiles et les arcs rouge
écarlate du triple anneau au-dessus de sa tête. Sous ses pieds
tourbillonnaient les substances hostiles – ce sempiternel mélange
monotone, cette masse tiède, mollassonne, donnant la chair de poule, qui
avait basculé si loin de l'onde brûlante du Soleil que même
une fois refroidie, elle n'était plus capable de se reconstituer –
c'est ainsi que la grande bulle tournoyait lâchement dans l'espace,
impuissante : une grosse masse vaseuse dépourvue d'issue.
Au début cela
l’intéressa de savoir s'il était entouré d'âmes
qui vivent ou d'une culture vivante. Mais il y renonça vite : dans
la brume vaporeuse épandue, des figures bougeaient parfois, mais aucune
ne gardait jamais sa forme ; il désespéra et devint
blasé. Il lui fallut des siècles pour comprendre que jamais aucun
Terrien n'était parvenu ici, qu'il était seul et qu'il n'avait
personne à qui dire sa solitude. Quelquefois il discutait avec la
Lumière et la Chaleur mais elles ne comprenaient pas quand il leur
expliquait qu'il pouvait arriver à l'âme de se sentir seule.
D'ailleurs il était incapable de bien le leur expliquer car
lui-même ne se souvenait plus qu'obscurément de la vieille enfance
ancienne de l'intelligence incarnée : elle ne lui
réapparaissait que rarement, comme des souvenirs instantanés de
nos deux ans. Il parla aussi de la Terre et elles savaient où la Terre
se trouvait, mais quand il leur dit qu'il en venait, elles lui
demandèrent, étonnées, comment l'Âme pouvait venir
de quelque part. Cette question le fit également
réfléchir, le rendit méditatif. Et il les quitta.
Oui !
Et les images anciennes se
succédèrent comme des éclairs. Mille millions de kilomètres…
Oui, il était loin, dans l'infini lointain. Ce n'est peut-être
même pas vrai, se disait-il parfois… Ce n'est peut-être qu'un
cauchemar… Mais comment le souvenir pouvait-il le hanter à la manière
d'un cauchemar ? Et il ne savait plus si c'était un simple
rêve, ici, dans le brouillard et dans la nuit, ou si c'était une
réalité, son propre corps. Il pensait souvent à son corps,
il se souvenait fermement d'en avoir eu un, mais il ne savait plus comment il était. Il le revoyait
quelquefois oblong et verdâtre, il en dépassait toutes sortes de
ramifications embroussaillées. Mais après il pensa que ce
n'était pas lui mais quelque chose d'autre qu'il appelait Arbres et
Nature. Une fois, pour un instant, au prix d'un intense effort, il revit un
visage : deux taches humides au milieu, mais il ne sut plus ce qu'elles
pouvaient être.
Il tint à s'y accrocher
à tout prix pour se le remémorer. Une ou deux fois il
réussit à s'en souvenir avec une clarté suffisante dans ce
temps lointain et dans cet espace éloigné. C'était un
visage allongé mais rond – deux étoiles bleu violet
scintillaient dessus et une troisième plus pâle, rougeâtre
– non loin de là il décela aussi un objet blanc et
longiligne – il redoubla d'efforts parce qu'il lui sembla vaguement
qu'autrefois, des milliers d'années auparavant, il avait dû un
jour suspendre à ce petit bâton blanc l'arc rouge feu qui flambait
au-dessus de sa tête : l'anneau de Saturne.
Mais il ne put plus jamais se
rappeler pourquoi, quand et comment cela s'était passé !
Et petit à petit, ceci
s'effaça aussi, péniblement, dans une infinie tristesse :
s'effaça la pensée qu'il fut un temps où il avait un corps
et il appartenait jadis à la Terre… De plus en plus de brouillards
le recouvrirent – et il ne resta rien de tout cela – rien qu'un
chagrin monotone et infini, un chagrin lourd, semblable à la Chaleur, ou
à l'Attraction qui, de façon monotone et froide fait rouler les
boules à travers l'espace, elle les pousse, elle les poursuit et jamais
deux boules ne se touchent et ne se cognent – elles tournent à
distance, insensibles, et elles se regardent de leur œil unique.
III.
Le
jeune assistant fut retrouvé à deux heures de l'après-midi
dans l'ascenseur. La première autopsie constata un arrêt du
cœur, plus tard on retrouva le radium dans ses vêtements et on
émit l'hypothèse qu'une émanation du radium peut paralyser
certaines fonctions de l'organisme. Des expériences furent menées
dans ce sens : en tout cas on interdit à l'université de
transporter sur soi ou dans les poches des morceaux de cet
élément dangereux.