Frigyes Karinthy :     "Rencontre avec un jeune homme"

 

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Ainsi va aussi la vie

 

I.

Le matin une petite annonce parut dans les journaux avec le contenu suivant : "On cherche comptable expérimenté pour entrée immédiate. Priorité sera donnée à un diplômé d'une école de commerce. Adresse auprès de la rédaction, n°22453."

À huit heures dix minutes un jeune homme blond sortit du numéro six de la rue Station Extérieure ; les cheveux de ce jeune homme étaient peignés sur le côté. Pendant qu'il traversait la place Kálmán Tisza, sur un coup de tête il tourna à gauche dans la rue Kenyérmező et descendit l'avenue Rákóczi.

À huit heures un jeune homme blond, les cheveux peignés vers le haut, sortit du dix-neuf rue Síp ; c'est par là que son départ plus précoce pouvait s'expliquer car il avait mis moins de temps à se peigner. Sur le boulevard Erzsébet le jeune homme aux cheveux peignés vers le haut se dit : « Je descends sur l'avenue Rákóczi, je prends un tram, il m'emmène en ville. »

C'est ainsi que ce jeune homme rêvassait sur la vie pendant qu'il  descendait l'avenue Rákóczi. Tous les deux s'arrêtèrent devant le café Munkácsy ("Arrêt fixe") et attendirent le tram. Le jeune homme aux cheveux peignés vers le haut se planta près du panneau car c'est ce qu'on lui avait appris à l'école. Le jeune homme aux cheveux peignés sur le côté le regarda et se dit : « Il y en a qui se tiennent comme un policier, même quand cela n'est absolument pas nécessaire ; il y en a en outre qui font toujours l'important, même à l'arrêt d'un tram », et les cheveux peignés sur le côté se mirent à faire les cent pas sur le trottoir.

Le tram arriva. Un panneau "Complet" signalait sur le tram qu'une quinzaine de personnes tout au plus pouvaient encore monter. Le jeune homme peigné vers le haut s'apprêta diligemment à monter. Celui aux cheveux peignés sur le côté posa également un pied sur la marche, mais le jeune homme peigné vers le haut le bouscula faiblement et lui marcha sur le pied : du même coup il monta vite. Le peigné sur le côté retira son pied, "Pardon !" dit-il, et il fit un geste de renoncement, vu que le tram s'était énergiquement ébranlé. Le peigné sur le côté hésita un instant, mais il renonça à courir et préféra attendre le tram suivant.

À huit heures et demie, le jeune homme aux cheveux peignés sur le côté arriva au bureau directorial de la Société Anonyme des Scieries de Transylvanie et il y demanda le directeur. Monsieur le directeur était assis le dos à la porte capitonnée, et pendant que le jeune homme aux cheveux peignés sur le côté se présentait et se référait à l'annonce, il ne cessa jamais d'écrire. Je suis navré, dit le dos de Monsieur le directeur, mais le poste a été occupé il y a cinq minutes. Le poste, dit le dos de Monsieur le directeur, n'exigeait aucune qualification particulière, par conséquent j'ai embauché le premier qui s'est présenté. J'en suis désolé, dit poliment le jeune homme peigné sur le côté et le dos peiné de Monsieur le directeur sourit non moins poliment, ce à quoi le jeune homme peigné sur le côté proposa après quelque hésitation que dans ce cas il restait à la disposition de Monsieur le directeur, proposition devenue complètement sans objet en la circonstance. Par la suite, le jeune homme peigné sur le côté sortit à reculons par la porte, descendit l'escalier, marcha sur le quai du Danube, baissa la tête et tenta fortement et intensément de se convaincre que, s'il se concentrait suffisamment, il réussirait à la fin à trouver un porte-monnaie perdu sur les pavés.

 

II.

 

La Vie, cet auteur dramatique passablement dépourvu de talent auquel nous nous sommes déjà référés, a trouvé une solution si sotte et si dépourvue de talent à l'histoire ultérieure du jeune homme peigné sur le côté que, même par rapport à la moyenne, elle paraît inhabituelle : bien que nous ayons pu nous faire à cette fâcheuse habitude de la Vie d'élaborer des thèmes banals et impossibles sous l'emprise de Zola et d'autres écrivains désuets et naturalistes, en singeant mais sans les comprendre les tendances morales de ces excellents esprits. L'écrivain qui a été éduqué pour des thèmes différenciés et subtils, récite un drame mal ficelé dans lequel la mère du jeune homme aux cheveux peignés sur le côté aurait eu par exemple un cancer à l'estomac (un cancer à l'estomac ! Quelle idée ! C’est dans les années soixante-dix qu'on écrivait des choses pareilles) et lui, n'ayant pas de situation, dut se décider à aller au bureau des adresses (bureau des adresses ! C’est carrément digne d'un cercle littéraire amateur) et de là, comme c'était le premier du mois, se faire embaucher comme ouvrier dans une usine de mécanique. Un jour, il se tenait devant une grosse machine, c'est l'histoire qui le dit, et il s'émerveillait devant sa grosse machine qui fonctionnait si bien. La grosse machine riait jaune et gras au jeune homme et elle le regardait de biais en ricanant, elle cliquetait bruyamment, avec ostentation, comme qui connaît son devoir auquel elle s'est engagée envers la direction de l'usine, elle ne traîne pas, elle ne rêvasse pas, elle fait son travail. Le jeune homme peigné sur le côté, tout ému, avait chaud au cœur, il se pencha tout près pour caresser la grosse machine cliquetante. Mais la machine, vantarde et bouffie d'amour-propre, jappa de colère et lui marcha sur le pied.

Le jeune homme peigné sur le côté passa quatre mois à l'hôpital, on l'amputa de quatre orteils, et ainsi de suite. J'ai presque honte de raconter la suite, mais j'en ai besoin afin de mieux préparer la conclusion que je voulais présenter par cette histoire morale. Le jeune homme peigné sur le côté est maintenant devenu employé de l'octroi au Pont des Chaînes (ceci est par exemple une tournure des choses carrément sirupeuse), mais ensuite sont venus des événements encore plus tarabiscotés, très spontanément. Quatre ans plus tard le jeune homme peigné sur le côté fut abandonné par sa femme et il s'adonna à l'alcool. (Au moins à ce point de l'histoire j'aurais aimé quelque chose de plus original car ceci est pitoyablement niais, mais voilà ce qui arrive à celui qui verse sur le tard dans le naturalisme et travaille d'après modèle.) Il devint très vieux, complètement décati, en pleine déchéance ; un soir, dans une boîte de nuit, il ramassa une vilaine maladie qui atteignit son cerveau et le rendit incapable de tout travail intellectuel. Enfin, un philanthrope eut pitié de lui et lui dénicha un asile à Buda, il put désormais y dormir pour six sous la nuit. Un certain jeudi il se leva tôt le matin pour se rendre à l'asile. Mais ses jambes flageolaient trop par suite de son delirium tremens, il décida donc de prendre le tram, ça valait les six sous. Il tourna donc dans l'avenue Rákóczi, il s'arrêta devant le café Munkácsy et attendit son tram au panneau de l'arrêt.

 

III.

 

Au bureau de la Société Anonyme des Scieries de Transylvanie le jeune homme peigné vers le haut travailla au début à la comptabilité. Un jour il eut beaucoup à faire et resta à son poste après six heures du soir, quand tous les autres étaient partis. Ce jour-là, la jeune fille de dix-huit ans du directeur, quasiment séquestrée à domicile, après des crises d'hystérie et suite à son attitude très particulière envers un employé nommé Krausz, tenta de fuir son étage. Le jeune homme peigné vers le haut éteignit la lumière juste au moment où la fille du directeur qui, croyant que c'était Krausz qui se trouvait au bureau (habituellement il devait effectivement s'y trouver à cette heure-là, ce n'est que par hasard que cette foi c'était le jeune homme peigné vers le haut qui s'y trouvait, ç'aurait pu être tout aussi bien celui peigné sur le côté si c'était lui qui avait occupé le même poste) étreignit rageusement le cou du jeune homme peigné vers le haut.

Le directeur changea d'avis, après tout ça lui était égal. Il donna sa fille au jeune homme peigné vers le haut que deux ans plus tard il associa à son entreprise. Le jeune associé n'avait pas trop à faire : il resta à Pest, rendit de temps en temps une visite à la bourse. Trois ans plus tard il acheta une automobile, mais exactement un an plus tard, un jeudi matin, cette automobile était tombée en panne, juste au moment où le jeune homme peigné vers le haut la réclamait par téléphone à son garage. Le jeune homme était pressé, or il ne trouva nulle part une voiture. Très en colère, il décida de prendre le tram et il traversa l'avenue Rákóczi. Il s'arrêta devant le café Munkácsy et, sous le panneau, il aperçut nerveusement un homme d'un certain âge, posté dans un rigide garde-à-vous au pied du poteau de l'arrêt, il attendait le tram. Le jeune homme peigné vers le haut se mit à faire les cent pas au bord du trottoir.

 

IV.

 

Le tram arriva deux minutes plus tard. Une pancarte "Complet" indiquait que tout au plus vingt-trois personnes supplémentaires pouvaient monter. Le vieil homme peigné sur le côté y grimpa rapidement. Le jeune homme peigné vers le haut posa son pied sur la marche à la même seconde, mais, voyant la peine du pauvre homme, il recula. Pendant ce temps le tram démarra : le jeune homme peigné vers le haut resta sur place et attendit le tram suivant.

Le peigné sur le côté aperçut la scène et se dit : "Quel bel aristocrate raffiné !" Bien sûr, il est normal que les comtes reçoivent en partage la plus belle part de la vie. Ça leur revient, ils ont cela dans le sang."

Et ses yeux se remplirent de larmes.