Frigyes Karinthy : "Livre d’images"

 

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AllÉgorie de l'Écrivain

 

Tu demandes ce que c'est qu'un écrivain, Pistike ?

Euh… Écoute, Pistike, comment te dire ça… C’est un homme qui écrit tout le temps. Il a une pile de papier devant lui, et lui, il fait couler une mince ligne bleue, cette ligne mince adhère au papier et elle y forme toutes sortes de volutes entortillées… Tu sais, des espèces de dessins dentelés, superposés… hum. C'est ce qu'on appelle les lignes.

Comment t’expliquer ? C'est pareil que les vers à soie que tu élèves. Quand ils ont mangé à satiété des feuilles de mûrier, ils s'arrêtent de manger, n'est-ce pas, et ils font sortir de leur tête un long, long fil de soie avant de l'enrouler sur leur corps, ils le densifient, le tressent, le nouent – et ils finissent par fabriquer une petite maison en soie dans laquelle ils se coconnent. Là ils s'endorment et ils n'en sortiront que plus tard, papillons. Dans la tête de la chenille toutes les feuilles de mûrier se transforment en soie, liquide d'abord, fil de soie ensuite.

Tu vois, Pistike, c'est pareil pour la chenille écrivaine. Quand le monsieur écrivain est jeune, il mange toutes sortes de feuilles, pas des feuilles de mûrier, mais des feuilles écrites par d'autres, des feuilles de livres. Ça… hum, comment t’expliquer, Pistike ? … Se transforme en encre dans la tête de l'écrivain, tu sais, en belle encre bleue, toutes ces feuilles. Et alors un beau jour, quand la tête de l'écrivain est bien pleine d'encre – alors, Pistike, l'écrivain cesse de manger et fait sortir le fil d'encre pour s'en coconner, puis il deviendra papillon. Tu demandes par où il fait sortir cette encre ? Ben – de la tête de l'écrivain sort un tuyau, il traverse son bras, sa main, au bout de sa main il y a un petit truc pointu que l'on appelle plume et c'est par elle que sort le fil d'encre. Ce qui est étrange, tu vois, Pistike, c'est que n'importe quelle feuille que mange l'écrivain, ça donnera toujours du fil d'encre – le type d'écrivain par exemple que l'on appelle poète mange toute la journée des feuilles de lettres d'amour, qui génèrent plein d'encre dans sa tête, pour fabriquer du fil d'encre.

L'écrivain fait sortir le fil d'encre de sa tête. Il attache un bout du fil à une branche que l'on appelle éditeur, puis il se met à extraire l'encre de sa tête. Il sort, il sort, ce fil de sa tête, il est de plus en plus long. Au début il coule régulièrement, à fort débit (évidemment, tu me diras, Pistike, puisqu'il a encore plein d'encre dans la tête !), dès le début il prend soin de bien le tresser, il en tisse plein sa feuille de papier, de ce splendide fil d'encre, tout le monde se réjouit, oh comme il est beau, oh comme il est magnifique, et on lui fait beaucoup de place. Quand c'est comme ça l'écrivain se réjouit lui aussi, sans se soucier de l'encre qui s'écoule de sa tête où il en reste de moins en moins, mais il voit tout ce fil, il est content de pouvoir bientôt s'encoconner et de bien dormir avant de devenir papillon.

Et l'encre s'écoule, son niveau ne cesse de diminuer dans la tête de l'écrivain, son débit baisse, le fil s'amincit, l'écrivain espace davantage les lignes, les fils se raréfient, c'est ce qu'on appelle des drames en vers. Mais l'écrivain ne s'en soucie pas, il pense au cocon  et s'en réjouit.

Puis un jour il n'y a plus d'encre dans la tête de l'écrivain. Toute l'encre s'est transformée en fil d'encre sur le papier. Alors l'écrivain pense qu'il va bien dormir entre tous ces fils, en attendant de devenir papillon.

Mais ça ne marche pas comme ça, Pistike, tu le sais, n'est-ce pas ? Car le but d'un élevage de vers à soie n'est pas de fabriquer beaucoup de papillons, mais beaucoup de soie. Pour y parvenir on jette les cocons achevés dans de l'eau bouillante, la chenille crève à l'intérieur, alors on lui enlève la soie et on en fabrique de jolis bas et on jette les chenilles.

On fait la même chose avec le cocon d'encre, Pistike. Quand toute l'encre est sortie de la tête de l'écrivain, on le jette gentiment dans de la critique bouillante. Alors l'écrivain tombe du cocon d'encre, et Monsieur l’éleveur d’écrivains fabrique du fil d'encre, hum… eh oui, aussi des bas de soie pour sa femme. Il existe des écrivains que cela étonne et qui posent toutes sortes de questions. En parlant d'eux, les chenilles plus jeunes ont coutume de dire :

- Pauvre vieux croûton… il s'est bien vidé, le pauvre.

En quoi ils ont raison.