Frigyes
Karinthy : "Livre d’images"
Conte du tram qui s'est
ÉgarÉ
Tu
voulais donc savoir, Pistike, d'où viennent
les trams.
Eh
bien, les trams viennent du Parc.
Tu
demandes ce que c'est que le Parc ?
Alors
tu vois, c'est pareil que les petits garçons ; ceux-ci vont
à l'école comme les jeunes arbres vont à la
pépinière, et ainsi de suite.
C'est
donc au Parc que les petits trams vont à l'école… Ils y
apprennent des choses, ils grandissent, ils progressent jusqu'à ce qu'un
jour ils deviennent des grands trams…
Bien
sûr que les petits trams ont aussi un papa et une maman… N'as-tu
jamais vu dans la rue deux trams qui se suivent attachés ensemble ?
Oui ? Alors c'était le papa et la maman du petit tram,
voilà.
Évidemment
un petit tram est encore tout petit… Et comme il n'existe pas de rails
suffisamment petits, il n'a pas le droit de quitter le Parc. Quand un petit
tram vient au monde, il n'est pas plus grand qu'une valise. Il est encore
complètement vert et tout petit, il a du mal
à rouler sur ses roues… il en naît cinq ou six à la
fois et les petits trams batifolent autour de leur maman et ils
tètent… Qu'est-ce qu'ils tètent ? Ben… Ils
tètent du courant, du courant électrique. C'est ça qui
leur permet de devenir grands et forts, ils deviennent jaunes, il leur pousse
des marchepieds, leurs roues et leurs lanternes grandissent, deviennent plus
fortes. Un jour ils atteignent la taille suffisante pour rentrer sur les rails,
et alors on les laisse sortir… Si tu savais comme c'est amusant de voir
un tram tout petit qui ne sait même pas marcher, gambadant autour d'un
vieux tram et se sauvant, effrayé, derrière la grille si quelqu'un
essaye de l'approcher… Il tintinnabule d'une aussi petite voix qu'un
petit poussin qui pépie…
Eh
oui, mon petit Pistike. Un tout petit tram comme
ça s'est sauvé du Parc une nuit parce qu'il avait très
envie d'aller dans le grand monde, sur les Grands Boulevards dont sa nourrice
lui avait tant parlé dans ses belles histoires. Il s'est donc
faufilé dehors par une porte et il a suivi un rail qui conduisait dans Terézváros[1].
Pendant
un moment tout alla bien, le petit tram ouvrit de grands yeux et
s'émerveilla de toutes les beautés et des lumières, mais
après le rail finit par échapper à la roue du petit tram
et le petit tram se retrouva dans une rue traversière. Il eut
très peur, il ne se retrouvait plus.
Désemparé,
il chercha autour de lui, il jeta des regards timides sous les porches, puis
poursuivit son errance… Il monta un escalier, mais ça lui donna le
vertige, il redescendit, continua sa course et aboutit sur la rive du Danube.
Il y piétina un bon moment, il se regarda dans l'eau, il s'assit sur les
marches, il laissa ses deux roues avant pendouiller dans l'eau et il
tintinnabula dans sa tête une vieille chanson qu'il avait apprise de Iván Hűvös[2],
son maître d'école… Puis il traversa le pont, il grimpa sur
le Mont Gellért, mais alors il avait déjà vraiment
très peur… Le soir était tombé, des gouttes de pluie
commençaient à tomber et le petit tram s'assit, fatigué,
sur une pierre et se mit à pleurer des larmes amères… Il
sentit aussi qu'il avait grand faim… Tout triste et pleurnichant, il
regagna la ville… Il avait très faim et ses petites lanternes
étaient tout embuées. Il s'arrêta dans une rue
latérale et jeta un coup d'œil sur le Boulevard…
C'était la nuit, un homme solitaire y déambulait. Le petit tram
se rappela ce qu'il avait appris à l'école : comment un tram
habile doit attaquer l'homme, faire le guet dans les rues avoisinantes, puis
prendre l'homme d'assaut…
Le petit tram tendit ses muscles,
calcula ses distances et surgit en avant depuis sa rue latérale.
À la même minute le piéton se retourna. C'était un
homme corpulent, grassouillet. Ils se heurtèrent. L'instant suivant, le
petit tram poussa un cri de douleur. L'homme lui avait marché sur la
tête.
- Complet !
– cria le petit tram. Mais il était trop tard. L'homme adulte
avait écrasé le petit tram. Il mourut là, près des
rails qu'il ne faut jamais quitter. Eh oui, c’’est comme ça,
mon petit Pistike.