Frigyes
Karinthy : "Livre d’images"
L'homme blanc
s'Éberveille dans le noir
S'il vous
plaît, Monsieur le typographe, ne croyez pas que je suis dyslexique et
que j'ai écrit par erreur s'éberveille
à la place de s'émerveille. Cet éberveille
est pour moi un souvenir très cher, redevenu d'actualité en ce
dimanche de Pâques. Un jour, à l'âge de cinq ans, le
dimanche de Pâques à dix heures du matin je mangeais une tartine
de confiture sur l'hémisphère nord de la table de la salle
à manger. Pour mieux y parvenir je me suis mis à genoux sur ma
chaise car la surface de la table faisait encore partie alors du groupe
nombreux des objets qui m'étaient supérieurs. Dès que ma
tête émergea en bordure du plateau de la table, j'ai
découvert un encrier, des plumes et des feuilles. J'ai pris possession
de ces objets. Sur une feuille blanche j'ai dessiné le contour d'un
homme de profil, un peu sous l'influence des artistes égyptiens de
l’antiquité, dirais-je. Le restant de la feuille, au-delà
de mes contours, je l'ai noirci, probablement pour faire meilleur effet –
cette utilisation raffinée des effets de lumière a
été reprise, je l'ai appris par la suite, par Rembrandt et ses
disciples. Ayant achevé mon œuvre, les paupières à
demi fermées j'ai reculé la tête et, observant le
résultat avec le sérieux qui s'imposait, j'ai cru
découvrir quelque surprise sur le visage de profil du monsieur. Je tiens
pour plausible qu'il a été surpris par les
événements inattendus de sa nuit, puisque dans ses souvenirs,
lorsqu'on s’est mis à le dessiner, la feuille était encore
blanche. Avec une certaine satisfaction et un rire jaune je lui ai donné
raison et, dans la fièvre de l'inspiration créatrice qui me
restait, j'ai noté gratuitement sur un coin de la feuille resté
blanc le titre et le sujet de la grande composition : Homme blanc s'éberveille dans le noir.
Je
laisse aux philologues la tâche de décider si, avec mon sens
lexical d'alors, je croyais que le mot s'éberveiller
était l'expression correcte, ou bien si simplement je refusais de
chercher la petite bête et de distinguer inutilement entre les consonnes
m et b. Toujours est-il que le destin tragique de l'homme blanc éberveillé dans le noir s'est
profondément enraciné en moi, mon lyrisme en évolution
s'est identifié à ce personnage symbolique – oui,
Messieurs, cet homme blanc qui depuis vingt ans s'éberveille
sans cesse et toujours aussi obstinément dans le noir, cet homme blanc
c'est moi, Messieurs, l'homme blanc européen. Le dessin, je l'ai
rangé au fond de mon tiroir et hier, hier je l'en ai ressorti pour le
regarder. Ceci s'est produit juste après avoir lu quelque part une
description des détails de la guerre des Balkans, j'ai lu les bains de
sang pétillant équipés du plus grand confort oriental,
recommandés aux pauvres soldats turcs par les médecins turcs,
j'ai lu ces jours difficiles et la chute d'Andrinople. J'ai lu cela hier et je
l'avais lu depuis six mois chaque jour. J'ai lu les hommes blancs bulgares et les
hommes blancs serbes, puis je suis allé regarder mon visage dans la
glace et je l'ai trouvé immuablement blanc. Et j'ai lu quatre mille
Turcs décapités et six mille habitants pendus et aussi des
baïonnettes et des veuves. Ensuite, je viens de le dire, j'ai
regardé mon dessin d'enfant sur l'homme blanc.
Connaissez-vous,
Messieurs, l'histoire merveilleuse de Dorian Gray ? C'est l'histoire d'un
portrait qui prend sur lui toutes les fautes et toutes les faiblesses de son
modèle : le portrait vieillit mais son modèle demeure frais
et jeune ; un jour il regarde son image et il remarque le changement avec
terreur.
Messieurs,
il est arrivé quelque chose d'odieux à l'homme blanc. L'a-t-on
déposé à un endroit humide ou c'est le papier qui a pourri ?
Toujours est-il que le noir s'est infiltré dans les contours blancs
– de viles ombres sombres transpercent la tête et la poitrine. Le
contour de l'homme blanc s'est effiloché, il s'est fondu dans les
atrocités noires avoisinantes que perpètrent ces Bulgares. Et je
réalise avec frayeur que l'expression a en même temps disparu du
visage. Entre-temps l'homme blanc s'est noirci de noir et l'homme blanc ne s'éberveille plus.