Frigyes
Karinthy :
"Qui m’a interpellé ?"
verba manent, scripta volant
Je sais, Monsieur Kovács, j’ai
délibérément inversé – je sais que
normalement la phrase sonne ainsi : les mots s’envolent, les
écrits restent.
Et pourtant, en méditant sur cette
vérité comme sur tant d’autres, sous la croûte des
conventions superposées, des faits et des arguments contradictoires font
surface. La Vérité, ou comme cela était
prêché aux anciens, le Verbe, est un bien compliqué, plus
il est ancien, plus il est compliqué – plus facilement il peut
arriver qu’il se mette cul par-dessus tête si on y touche pour le
contrôler. En général nous préservons ce qu’on
appelle axiomes, dictons, proverbes, vérités de base les plus
élémentaires, les plus vérifiées, comme ceux que
justifie l’expérience primitive, directe, filtrée par les
traditions des générations. Pourtant, l’autre jour en
feuilletant une énorme collection de proverbes, j’ai noté
pour m’amuser deux douzaines de couples de proverbes contenant des
vérités, sentences, voire conseils frontalement contradictoires
sur les mêmes sujets. Celui qui voudrait agencer sa vie en
conformité avec les proverbes deviendrait un peu timbré.
En effet, la logique à tête de bois dirait que de deux
affirmations contradictoires sur le même sujet une seule peut être
vraie. Or la Réalité Inconnue que nous assiégeons sourit
sagement et réplique à la logique révoltée ce
qu’a répondu un jour le rabbin quand on lui a reproché que,
ayant écouté séparément les deux parties en
débat, il ait donné raison aux deux, alors que toutes les deux ne
pouvaient pas avoir raison : « Toi aussi tu as raison, mon cher
fils ! ». Il est un peu difficile de s’y habituer
pourtant il faut s’y faire, ce n’est pas la logique qui a
créé le monde, mais c’est le monde qui a créé
la logique, le monde peut exister sans logique, mais la logique n’existe
pas sans le monde. Depuis plusieurs milliers d’années le monde
croyant s’aligne autour de trois prophètes, un seul des trois peut
être authentique, mais les gens ne sauront jamais lequel : il sera
donc beaucoup plus juste de prendre pour critère de la
vérité l’ancienneté et non la logique,
et convenir que si une erreur a survécu quelque six milliers
d’années, elle compte pour une vérité.
C’est sur cette base que j’ose
donc attaquer le principe "les mots s’envolent, les écrits
restent" comme un principe n’ayant pas encore atteint
l’âge limite. Qu’est-ce que l’écriture
après tout ? Une fixation du mot en fait ; et si elle
ne n’était que, comme on le dirait de nos jours, un
procédé technique pour la conservation du langage, je signerais
le proverbe ci-dessus sans broncher. Mais là où le bât
blesse c’est que par écriture nous entendons beaucoup plus que
cela – un art à part, comme autrefois la rhétorique se
différenciait en un art à part, avec des lois et des
règles différentes de celles du langage commun. C’est aux
créations de l’art de l’écriture que
l’homme d’aujourd’hui applique cet axiome – or dans cet
emploi il se trompe tout simplement, ce que je vais prouver avec deux exemples
décisifs et un raisonnement.
Faisons démarrer le raisonnement par
la phrase dignement célèbre de Buffon : « Le
style est l’homme même ». Ce "style" chez
Buffon qui était un esthète signifie évidemment le style
de l’écriture, voire le style de l’art
d’écrire, c’est pourquoi il a choisi pour symbole le nom
grec de l’outil de l’écriture
(stylos). Or, la proposition n’est simplement pas vraie sous cette
forme. Je laisse les personnes raisonnables juger si le style du parler
d’un homme, aussi grand artiste écrivain soit-il, quand il pense,
juge, commente les choses quotidiennes de la vie qui se présentent
à lui, n’est pas nécessairement plus
caractéristique de son être, son caractère, son
humanité, que les formalismes du langage exigés par le
respect des règles plus ou moins strictes de l’art
d’écrire. Ces formalismes du langage ont beau approcher le langage
vivant direct – l’homme vivant apparaîtra en tout cas par la
parole, par les manifestations directes de sa pensée, plutôt que
par ce que nous appelons aujourd’hui l’écriture.
Pour prouver mon pressentiment que le
langage vivant (disons, enregistré) préserve plus longtemps le
souvenir d’un homme vivant, justement parce qu’il le
représente davantage que s’il avait légué une œuvre
écrite, je prononce deux noms : ceux de Socrate et de
Jésus. La dualité originelle et fondatrice de la pensée
européenne et de la foi européenne. Aucune ligne
d’écriture de la main de l’un comme de l’autre ne nous
est restée ; les paroles de l’un ont été
notées par Platon et celles de l’autre par quatre
évangélistes : Matthieu, Marc, Luc et Jean. Et voici
qu’au-delà des quatre témoignages, des quatre styles
d’écriture, c’est le langage vivant d’un Homme
Vivant qui en ressort de façon plastique et qu’on ne peut confondre
avec aucun autre, dans le langage vivant de son âme vivante, le contenu,
la couleur et la forme de sa pensée que pour ma part j’assumerais
bien volontiers. J’assumerais la démonstration de l’existence
du Christ, cette question tant débattue, par une simple analyse
de style, écartant toute recherche historique, me basant simplement
sur le fait que les notes nous présentent un style d’expression
orale personnel – et le style d’expression présente un homme
car où il y a style d’expression, il y a aussi un homme.
Car pour être tout à fait
rigoureux, la phrase de Buffon pourrait sonner ainsi : l’homme est
parole. Il l’est plus directement qu’une création de
l’art de l’écriture, et apparemment c’est la parole
qui a la vocation de survivre à l’homme. C’est en lisant le
livre de Eckermann que ce doute paradoxal est né en moi – celui
qui connaît le journal de ce fidèle chroniqueur, dans lequel il
note chacun des mots de Goethe, ne prendra plus comme moi pour impossible que
dans deux mille ans, quand toutes les œuvres de Goethe seront recouvertes
par la poussière de l’oubli, ce livre écrit non par lui
mais sur lui sera encore connu et lu de par le monde.